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"La la land" (Damien Chazelle , 2016), la séquence finale : l'écart entre fantasme et réalité

Publié le 28 Juillet 2021, 10:15am

Catégories : #Philo & Cinéma

"La la land" (Damien Chazelle , 2016), la séquence finale : l'écart entre fantasme et réalité

Consigne :

Articuler ce qui relie et sépare les deux scènes ci-dessous en les problématisant à l'appui du cours sur le bonheur.
 

extrait 1:

extrait 2:

 

Si La La Land marquera évidemment l’histoire récente du cinéma, et sera un film que l’on continuera de voir et d’aimer dans trente ans, il a ses détracteurs : le film serait un pot-pourri des comédies musicales françaises et américaines, le film ne serait qu’une démonstration de force, une perfection formelle, mais au fond, une coquille vide.
C’est faux, bien sûr, et la séquence finale, sommet d’émotion, brillante et intelligente, prouve le contraire : ces dix dernières minutes, qui restent suggestives et ouvertes à des interprétations concurrentes qui ne s’excluent pas, convoquent passé, futur, fantasmes, amour, espoirs, rêves, cinéma, le tout dans une perfection formelle – si bien que je soupçonne ceux qui disent de pas aimer cette scène, et le film, de faire preuve de mauvaise foi.
Plus précisément, le film développe dans sa dernière scène un rapport au réel ambigu, pas si courant au cinéma : le fantasme apparaît comme une « belle illusion ». Et puisqu’elle est « belle », cette illusion n’est pas vraiment condamnée par le film, mais comme il s’agit d’une illusion, elle n’est pas non plus célébrée. 


D’abord, quelques éléments de contexte : cet épilogue se situe quelques années après l’histoire d’amour vécue par Mia et Sebastian, qui ont passé les 105 minutes précédant cette scène à rêver de leur futur. Quelques années plus tard, les deux ont accompli leur rêve : Mia est devenue une actrice célèbre, elle a fondé une famille ; Sebastian possède son club de jazz ; et les deux personnages s’y retrouvent, par hasard. Leur regard se croise, et Sebastian s’installe à son piano. Il est alors temps de revenir sur leur passé.
Léger travelling sur Sebastian, la lumière de la salle s’éteint, un rai de lumière éclaire Seb, comme la première fois où Mia l’a vu jouer du piano. Mia est filmée et éclairée de la même manière. Ça y est, ils ne sont plus que tous les deux, ils sont enfin réunis, le fantasme peut commencer : ils se retrouvent alors dans le restaurant où ils se sont rencontrés. La scène est presque identique : mêmes lumières, mêmes valeurs de plans… à un détail près : dans la scène d’origine, Seb passe à côté de Mia et l’ignore ; là, ils s’embrassent.

Et si…
S’ouvre alors un récit au plus-que-parfait et au conditionnel passé (« et s’il s’était passé cela, les choses auraient été différentes… ») : ce n’est donc pas un souvenir, mais la réécriture d’un souvenir qui est racontée.
Et cette réécriture est romantique, romanesque : il s’agit de montrer le coup de foudre par lequel l’histoire entre Mia et Seb aurait pu commencer. Formellement, la dimension romantique et romanesque est évidente, presque excessive : quand les deux s’embrassent, une caméra tourne trois fois autour du couple ; quand les deux s’embrassent, on réentend la musique que l’on a déjà entendue au planétarium, c’est-à-dire bien plus tard dans l’histoire de leur relation.
Et si ce rêve d’amour instantané, ce coup de foudre, est beau, il tranche avec la réalité du début de la relation entre Mia et Seb, simplifiant considérablement leur histoire : certes, on peut envisager qu’ils se sont aimés au premier regard, mais la construction de leur histoire, leur jeu de séduction était passionnants. On a ici quelque chose de curieux : pourquoi renoncer à la réalité quand celle-ci est intéressante ?
Une autre musique démarre, Another day of sun, et avec elle on nage en plein fantasme, puisque les clients, indifférents plus tôt dans le film, deviennent complices de l’amour entre Mia et Sebastian : le monde entier leur est favorable, le monde entier célèbre leur amour, est joyeux avec eux. Et c’est finalement une bonne représentation de l’amour : un sentiment capable de faire changer, non pas les choses, mais la perception sur les choses (lorsque l’on est amoureux, le monde entier a l’air d’aller bien ; lorsqu’on ne l’est plus, tout va mal). Et si Mia et Sebastian semblent d’abord un peu étonnés par cette bienveillance, ils se comportent bien vite comme des héros de comédie musicale : leurs gestes sont chorégraphiés, ils esquissent un petit mouvement de danse, puis changent de tableau. Même JK Simmons, le méchant patron (et avant cela le méchant chef d’orchestre de Whiplash, du même réalisateur) est contaminé par cette bienveillance : inhabituellement joyeux, son visage effraie un peu.


Ils passent d’un lieu à un autre, ils « filent » littéralement le parfait amour, emménagent ensemble, corrigent les erreurs précédemment commises : Sebastian ne succombe cette fois pas à la proposition de John Legend, proposition qui avait mis à mal à la fois l’intégrité artistique de Seb, et son couple avec Mia. C’est une réécriture de l’histoire satisfaisante et comiquement facile : John Legend est congédié en une demie seconde, et son haussement d’épaule (l’air de dire « ah okay ») me fait toujours beaucoup rire, surtout parce qu’il se remet à danser un peu bêtement une autre demie seconde plus tard.
Autre réécriture de l’histoire facile et satisfaisante : la pièce de Mia est un triomphe, la salle en réalité vide est dans ce fantasme pleine, Sebastian est là, et c’est une standing-ovation. Deux détails interpellent néanmoins : à part Sebastian, tous les membres du public sont vêtus de noir, et les fleurs qu’ils offrent à Mia sont jaunes. Sans trop en dire sur l’importance des couleurs dans La La Land (car cette vidéo du Fossoyeur de film le fait très bien : https://www.youtube.com/watch?v=k8Zk4eUSgF4 ), il n’est pas anodin qu’un film qui joue si bien de la couleur offre à Mia des spectateurs tous habillés en noir ; il n’est pas anodin non plus que ces fleurs soient jaunes, couleur du bonheur, mais historiquement aussi couleur de l’infidélité.
Et c’est bien d’infidélité à la réalité dont il est question ici : certes ce fantasme est plaisant, tout le monde est heureux, tout se passe bien… Mais dans la réalité, c’est la succession des échecs, des erreurs qui ont construit Mia et Sebastian : c’est un peu cliché à dire, mais le bonheur parfait est une utopie dangereuse.


La déréalisation se poursuit néanmoins de manière encore plus évidente, lorsqu’ils se retrouvent en costume de cinéma dans un décor de cinéma, un gigantesque décor blanc immaculé, puis un paysage de carton-pâte avec maints figurants dansant, où Seb et Mia apparaissent tout petits, mais à l’aise, marchant et dansant en rythme.
Ils se plaisent dans ce fantasme car c’est une image mentale de leur bonheur ; c’est aussi un hommage à des scènes célèbres de comédies musicales, comme la scène finale de Dansons sous la pluie, et plus exactement la longue scène finale d’Un Américain à Paris, où Gene Kelly et Leslie Caron dansent dans un rêve merveilleux, celui de leur bonheur.
Et ici aussi il s’agit explicitement d’un décor de cinéma : certes, on l’avait deviné, mais un travelling arrière finit par donner un peu de recul et révèle la présence de caméras et d’une équipe technique. On l’avait compris, ce n’est pas la réalité, ce n’est même pas un bonheur, c’est l’image d’un bonheur.
Le plan suivant entretient également un rapport étrange à la réalité : le casting de Mia, qu’elle a dans le film réellement passé et réussi, est ici stylisé, en ombre chinoise. On a alors l’impression que ce casting est représenté de manière plus « pure », plus « simple », plus fluide… et finalement presque désincarné : c’est justement l’émotion assez mal contenue d’Emma Stone qui donnait à la scène toute sa saveur.


Alors certes ce fantasme est beau, plaisant, agréable, mais il semble un peu trop lisse, il semble manquer de quelque chose : précisément, il manque d’aspérité, propre au réel. A-t-on ici l’idée qu’il est vain de vouloir se complaire dans cette illusion ? Ce n’est pas évident, tant ce fantasme est satisfaisant.
S’en suivent quelques plans qui prolongent cette idée : un globe et un petit avion en plastique, le cliché de Paris représenté par la Tour Eiffel, et une image de Paris qui ressemble à celle qui illustre la boîte de chocolat « Lindt Champs-Elysées » (avec l’Arc de Triomphe). Et à l’intérieur de cette boîte de chocolat, une boîte de jazz : un mouvement de caméra virtuose place Mia et Sebastian au Caveau de la Huchette, beau comme un nouvel espace mental, avec ses murs et son sol rouges.
Mia réalise alors son rêve : un travelling arrière révèle que son beau visage maquillé appartient désormais au monde du cinéma, et plus précisément à un tournage parisien. Encore une fois, dans le film, Mia a réellement connu ce tournage parisien (dont le spectateur ne sait rien), mais ce souvenir est encore une fois « amélioré », transformé, pour devenir image d’Epinal.
Solo de trompette, puis Mia et Seb se promènent à nouveau dans un décor de cinéma. Ils « filent » d’ailleurs toujours vers la gauche ; et si conventionnellement, « aller vers la droite » signifie iconologiquement aller de l’avant, vers l’avenir, aller vers la gauche renvoie plutôt au fait d’aller dans le passé, de retourner en arrière…


S’en suit une scène de danse, la dernière du film. Il n’y a rien à ajouter à ce qu’en dit le scénario : « This is the last time we'll ever see them dance, and they seem to recognize that, so graceful and poised are their movements... Remember -- this is a romance more perfect than a real romance could ever be... ». Soit cinquante secondes de grâce, de maîtrise, de perfection, et s’il fallait un jour se marier et choisir une ouverture de bal, on voit mal comment ce ne pourrait pas être celle-ci. C’est l’idée de la perfection qui interpelle ici : c’est évidemment trop beau pour être réel, c’est over the top, mais c’est assumé, ce fantasme n’a pas vocation à être réel.
Le moment suivant aurait en revanche pu prétendre à la réalité. Seb et Mia sont dans un espace sombre (un salon, une salle de cinéma ?) où sont projetées quelques images amateurs d’un bonheur familial envisageable : maison retapée en amoureux, grossesse, Emma Stone comme image de la mère idéale, Ryan Gosling comme image du père idéal, vie bucolique, couleurs douces, et le thème de City of stars pour accompagner ce bonheur. Ce moment interpelle, car comme le reste des moments précédents, il est mis à distance de la réalité : si les images sont authentiques, elles sont regardées par les deux personnages. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un bonheur, mais d’une image d’un bonheur.

 

Il faut imaginer Mia et Sebastian heureux
Retour au présent, ou plutôt à un faux présent, contemporain du début de la séquence, mais où Seb et Mia vivent ensemble. Leur maison n’est pas celle que l’on voit dix minutes plus tôt (celle de Mia et son « vrai » mari), elle est un peu moins chic ; en revanche, Mia porte la même robe, et Sebastian porte (presque) le même costume que le mec de Mia : le parallèle avec le début de la séquence est donc fort, et ce parallèle est renforcé par les plans suivants, qui répètent les actions effectuées par Mia et son mari (le trajet en voiture, la promenade à pied, l’arrivée dans le club de jazz filmée par exactement le même mouvement de caméra…).


Cette répétition prépare la cruauté de la scène : alors que le morceau est en train de s’achever, un lent travelling aide à comprendre que Seb et Mia (du fantasme), côte à côte, sont clairement deux âmes sœurs, l’évidence de leur amour, de leur lien, est frappante, ils sont faits pour vivre ensemble – et pas besoin de lent travelling pour le comprendre, d’ailleurs.
Le retour à la réalité est évidemment cruel : Seb retrouve sa position de pianiste, regard perdu, visage mélancolique ; Mia, hagarde, est aux côtés de son mari, et l’évidence de leur amour ne frappe pas ; le public applaudit Sebastian, qui semble bien seul dans le cadre ; Mia le regarde, elle est filmée de telle sorte à exclure son mari du cadre - l’intrusion de ce dernier dans l’image quand il se penche pour parler à sa femme est particulièrement désagréable, ni Mia ni le spectateur n’ont envie de le voir.
Alors Mia feint un sourire et propose à son mari de quitter le club ; Seb est toujours aussi seul.
Enfin, un plan réunit Mia et Seb dans le même cadre : Mia au premier plan, sur le point de quitter le club ; Sebastian, très loin, très petit, et très flou en arrière-plan, toujours aussi pensif. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça : c’est le seul moment où ils sont réunis (dans la réalité) dans un même plan. Alors Mia se retourne (l’éclairage la fait paraître bleue – sans doute parce que she has the blues ?) : gros plan sur Mia qui regarde Seb ; gros plan sur Seb qui regarde Mia ; retour sur Mia ; retour sur Seb, qui esquisse un sourire ; retour sur Mia, qui l’imite ; retour sur Seb qui sourit plus franchement et la salue ; retour sur Mia presque joyeuse, qui s’en va.
Sept plans sans parole pour conclure leur histoire et pour conclure le film : sept plans pour construire un des échanges de regards les plus saisissants de l’histoire du cinéma (voir Whiplash et First Man du même Damien Chazelle pour d’autres conclusions tout en regards).

Avec ses regards, rien n’est dit, tout est suggéré. D’abord, la profonde mélancolie d’une histoire d’amour qui n’aurait jamais dû s’achever ; ce regret est partagé par Mia, Seb, et les spectateurs : ces deux-là allaient si bien ensemble, quel gâchis de retrouver Mia avec un type sûrement très gentil, mais pas terrible, et quel gâchis de retrouver Seb seul, même s’il semble fait pour la solitude.


Ensuite se lit aussi la joie d’avoir eu la possibilité de vivre cette histoire : même s’il s’agit d’une histoire révolue, l’histoire a été belle le temps qu’elle a duré, et les deux sont devenus ce qu’ils sont grâce à ce qu’ils se sont mutuellement apporté. Car il ne faut pas se laisser bercer par des illusions et des fantasmes rétrospectifs : le bonheur fantasmé qui est la matière de la séquence que le spectateur vient de voir (et que Seb et Mia viennent d’imaginer) n’est pas conforme à la réalité. La réalité de leur relation a justement été traitée par le film : c’était une belle histoire, mais dont il ne faut pas oublier les moins beaux moments. Le fantasme d’un bonheur parfait est tentant, mais ce bonheur parfait n’existe pas.

Alors on lit aussi dans leur regard la nécessité de se séparer, puisque Mia et Seb ne sont pas parvenus à s’épanouir ensemble : et il n’est pas possible d’affirmer que leur séparation a été une mauvaise décision, puisque l’un et l’autre sont heureux, à leur manière, l’un et l’autre se sont épanouis par le travail.
Justement, Seb regarde Mia partir, reste songeur quelques secondes, et se remet au boulot, enchaînant sur un morceau que l’on n’entend pas : cette fin prend le contrepied de la comédie musicale, traditionnellement plutôt conforme à l’idée écrite par Virgile selon laquelle « l’Amour triomphe de tout » ; ici, selon Chazelle, moins romantique, finalement moins romanesque, « le Travail triomphe de tout ».

tom

source : 

https://www.epistemofilms.fr/post/analyse-de-s%C3%A9quence-la-la-land-faut-il-pr%C3%A9f%C3%A9rer-le-fantasme-%C3%A0-la-r%C3%A9alit%C3%A9

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