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Responsabilité morale et cas de Frankfurt

Publié le 17 Avril 2024, 12:18pm

Catégories : #Philo (Notions)

Responsabilité morale et cas de Frankfurt

Peut-on être blâmé pour une action inévitable ? Harry Frankfurt, professeur émérite à l’Université de Princeton, a écrit un article fameux sur cette question intitulé « Alternate Possibilities and Moral Responsibility ». Depuis sa publication dans le Journal of Philosophy en 1969, ce texte a suscité une littérature océanique devenue une branche à part entière du débat sur le libre arbitre.
En effet, l’un des enjeux du débat métaphysique sur le libre arbitre est d’ordre moral : il s’agit de savoir si la responsabilité morale peut exister dans un monde soumis au déterminisme causal. Avant Frankfurt, les philosophes se divisaient principalement en deux camps. Pour les uns, le déterminisme exclut la responsabilité parce qu’il exclut le pouvoir d’agir autrement : dans un monde déterministe, tous les événements sont inévitables. Pour les autres, le déterminisme est compatible avec la responsabilité parce qu’il est compatible avec le pouvoir d’agir autrement : d’après eux, il existe un sens (moralement pertinent) du mot « pouvoir » selon lequel un agent causalement déterminé aurait pu agir autrement qu’il ne l’a fait.

Mais ces deux points de vue partagent le présupposé que la responsabilité morale requiert la liberté d’agir autrement – et c’est ce présupposé que conteste Frankfurt : Dans presque toutes les recherches récentes sur le problème du libre arbitre, un principe que j’appellerai le “principe des possibilités alternatives” [principle of alternate possibilities – couramment abrégé PAP] a joué un rôle prédominant. Ce principe affirme qu’une personne est moralement responsable de ce qu’elle a fait seulement si elle pouvait agir autrement. Sa signification exacte est un sujet de controverse, en particulier sur la question de savoir si l’accepter revient par là même à croire que la responsabilité morale et le déterminisme sont incompatibles. Mais presque personne ne semble enclin à nier ou même mettre en question la vérité du principe des possibilités alternatives (de quelque façon qu’on le comprenne). [. . .]
Cependant, le principe des possibilités alternatives est faux. Une personne peut tout à fait être responsable de ce qu’elle a fait même s’il est vrai qu’elle n’aurait pas pu agir autrement. Supposez qu’une personne ait accompli un acte immoral spontanément, à la suite d’un choix motivé par des raisons égoïstes assumées, sans la moindre influence intérieure (comme une pathologie cérébrale) ou extérieure (comme une manipulation de sa psychologie par un neuroscientifique malveillant). Dans ces conditions, nous dit Frankfurt, il faut la tenir pour responsable de son acte, qu’elle ait ou non pu agir autrement. Selon Frankfurt, pour savoir si une personne est responsable de ce qu’elle a fait, il suffit d’examiner le processus qui l’a conduite à agir : sa responsabilité se fonde non pas sur ce qu’elle aurait pu faire, mais sur l’histoire causale de son action.

Bien sûr, il arrive que l’impossibilité d’agir autrement explique pourquoi une personne se comporte comme elle le fait. Par exemple, si elle fait A sous l’effet d’une force extérieure (mettons qu’elle soit hypnotisée), la raison pour laquelle elle agit ainsi n’est pas – fondamentalement – qu’elle désire faire A. Cependant, soutient Frankfurt, on peut imaginer des situations où une personne accomplit d’elle-même une action qu’elle n’aurait pas pu éviter : Le principe des possibilités alternatives [PAP] affirme qu’une personne n’est pas moralement responsable – c’est-à-dire, qu’elle doit être excusée – d’avoir accompli une action si les circonstances rendaient impossible qu’elle évite de l’accomplir. Cependant il peut exister des circonstances qui, sans provoquer l’accomplissement d’une certaine action par une personne, rendent impossible qu’elle évite d’accomplir cette action.

Peut-il exister une situation de ce genre ? L’article de Frankfurt est célèbre pour avoir proposé un type de cas répondant (à première vue) à cette description, que les commentateurs ont baptisé cas de Frankfurt : Supposons que quelqu’un – appelons-le Black – veuille que Jones accomplisse une certaine action. Black est prêt à faire beaucoup pour obtenir ce qu’il veut, mais il préfère éviter d’intervenir inutilement. Il attend donc jusqu’à ce que Jones soit sur le point de prendre sa décision, et il ne fait rien, sauf s’il lui apparaît clairement (Black est un excellent juge pour ces choses-là) que Jones est sur le point de prendre une autre décision que celle qu’il attend de lui. S’il apparaît à Black que Jones est sur le point de décider de faire autre chose, Black fait en sorte que Jones décide de faire – et fasse effectivement – ce qu’il attend de lui. Ainsi, quelles que soient les préférences et inclinations initiales de Jones, Black aura ce qu’il veut. [...]

Supposons maintenant que Black n’ait pas besoin d’intervenir parce que Jones, pour des raisons qui lui sont propres, décide d’accomplir et accomplit l’action que Black attend de lui. Dans un cas de Frankfurt typique, l’inévitabilité de l’action reprochée à l’agent est due à l’intervention contrefactuelle d’un autre agent : si Jones avait été sur le point de faire B, alors Black l’aurait forcé à faire A. Par conséquent, Jones n’aurait pas pu éviter de faire A. Mais puisque Jones a fait A de lui-même, sans que Black intervienne pour le forcer, il semble légitime de lui imputer son acte. Black a certainement dû se réjouir de voir Jones faire A, mais il n’y est pour rien : toute la responsabilité de l’action A incombe à Jones.

On peut donc présenter ainsi l’argument de Frankfurt contre le PAP : dans le cas décrit ci-dessus Jones est responsable d’une action inévitable, par conséquent ce cas est un contre-exemple au PAP – ce qui veut dire : la responsabilité morale ne requiert pas le pouvoir d’agir autrement. Comme on pouvait s’y attendre, l’argument de Frankfurt a subi de nombreuses objections. Des partisans du PAP ont admis que Jones ne pouvait pas éviter de faire A, mais nié sa responsabilité ; d’autres ont admis sa responsabilité, mais affirmé qu’il avait une possibilité alternative d’action moralement significative. Les opposants au PAP ont alors essayé de construire de nouveaux scénarios plus ou moins différents de celui de Frankfurt – et ainsi de suite.
Mais si l’article de Frankfurt est important, ce n’est pas parce qu’il aurait définitivement établi la fausseté du principe des possibilités alternatives : c’est plutôt parce qu’il a changé les termes du débat, en orientant les discussions sur une thèse considérée jusque-là comme indubitable, ouvrant ainsi la voie à tout un champ de recherche sur la responsabilité morale qui comprend de nouvelles positions et de nouveaux arguments. Quoi qu’on pense de cette réorientation (certains la jugent excellente, d’autres désastreuse), une chose est certaine : le principe des possibilités alternatives a désormais perdu son évidence.

Les articles réunis dans ce dossier montrent l’influence des vues de Frankfurt sur la responsabilité morale, tout en apportant une contribution significative au débat sur le principe des possibilités alternatives.

 

Ghislain Le Gousse (éd.)

IGITUR – ARGUMENTS PHILOSOPHIQUES. VOL. 7, N°2, 1-4 .

 

 

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