Après, Tintin... Extraits
Chapitre 3.
Les gardes sulpiciens du temple T.n.T
Les règles du Khi-Oskh Club (K.O.C) sont les suivantes :
1- Il est interdit de parler du Khi-Oskh Club
2 - Il est interdit de parler du Khi-Oskh Club
3 – Si quelqu'un dit stop ou s'évanouit, le combat continue
4 – Seulement une personne invitée par séance
5 – Une séance par mois
6 – Ne participent au Kish-Oskh Club que ceux qui en portent la tenue
7 – Le combat dure aussi longtemps qu'il doit durer
8 – Si c'est votre première fois au Khi-Oskh Club, il se pourrait que ce soit aussi la dernière
9 – Qui trahit est immédiatement puni
Le
rituel commence toujours de la même manière : je tends à chaque participant un cigare Wintermann acheté neutre au tabac du coin puis bagué à la K.O.C : chacun, pour s'apaiser, va le fumer pendant
la séance puis me restituera sa bague avant de partir, au petit matin. Laquelle bague sera pieusement recueillie pour être de nouveau fixée sur un nouveau cigare. Et ainsi de suite. Je dispose
d'un lot de 24 bagues à cirage aux effigies de Tintin : ce sont des pièces uniques et j'entends les conserver car elles donnent à chaque séance une dimension tant sacrale que
cérémonielle.
Puis nous faisons entrer l'invité, revêtu de sa houppelande et de sa cagoule pointue –
reproduction fidèle de la tenue qui apparaît dans Les cigares du pharaon (CP, C, 79, 53-16). Vient alors le moment du débat, souvent passionné et acharné, avant le moment de la
consommation proprement dite. Au cours de la discussion, arrosée d'un gouleyant Loch Lomond Single Malt, le whisky préféré du capitaine Haddock : peu d'aficionados savent qu'il existe vraiment,
je le fais importer en bouteille de verre scellée de 5cl (11,5cm de haut), seul format disponible car dévolu aux vitrines des collectionneurs puristes (10 € pièce), il s'agit d'échanger des vues
de manière dialectique avec l'invité afin de déterminer si sa connaissance du T.n.T – soit le grand œuvre tintinien en abrégé vous l'aurez saisi – est aussi complète que la nôtre, si ses
positions méritent d'être appréciées au nom du droit à la différence ou si nous n'avons pas plutôt affaire à un charlatan de la pire espèce. Qu'en toute logique, partant, nous nous réservons le
droit d'exécuter... mais d'une manière qui ne contredise en rien les règles de la bande dessinée érigées par Hergé et ses successeurs.
Qui « nous » ? Pour l'essentiel mes deux acolytes, Jean-Claude alias JC et Azraëlle. Les deux fidèles gardes sulpiciens du temple T.n.T que je suis parvenu pour l'instant, à force de messages enflammés sur forums et blogs, à rameuter à la cause du K.O.C et qui ont prêté serment, à l'instar de votre serviteur, de servir la cause du T.n.T.
(...)
Chapitre 9.
La
remontée de l'ontique à l'éthique
(...)
« Mais ce sur quoi nous voulons que vous vous prononciez, c'est le fait de savoir si vous ne trahissez pas l'héritage de Hergé en ajoutant une énième
interprétation à toutes celles qui existent déjà ?
A l'autre bout de la table, Azra et JC sourient, heureux de voir les choses avancer. Dorénavant, ils sont pendus aux lèvres du père de L'ontologie grise de Descartes. Il savent que le
moment est décisif pour l'avenir du philosophe. Le sorbonnard semble s'époumoner devant la pique, regardant par le biais de ses verres épais autour de lui, à la recherche d'une caméra cachée ou
d'une porte de sortie.
- Trahir ? Comment ça trahir ? J'ai eu l'honneur et le privilège, à l'automne 1975, dans les Studios de la rue Louise, de m'entretenir avec Hergé, notamment au sujet de l'évolution de l'attitude
de Tintin face au fait religieux, et il m'a confié avoir "beaucoup appris sur lui" en lisant mon étude. Alors sans vouloir rendre à César ce qui lui appartient de droit, j'aimerais au moins que
vous respectiez mon intégrité intellectuelle. Souligner combien l'angoisse vaut comme mise en perspective du phénomène d'être - ce que Heidegger nomme "tonalité affective de l'être" - dans Tintin
n'a rien d'incohérent. Cela étant, on pourrait tout aussi bien arguer que la conscience morale tintinienne est kantienne, ne visant qu'à appliquer le célèbre impératif catégorique : "Agis
toujours de telle sorte que la maxime de ton action soit universalisable ". Après tout, Tintin n'est-il pas dans une situation prélapsaire, un état d'avant la Faute, comme s'il n'avait pas été
victime du péché originel ? Quoi qu'il en soit, il y a de toute façon d'autres analyses qui vont dans le sens de la mienne. Regardez l'esthétique hergéenne de la ligne claire. N'est-elle pas au
service de cette réduction du monde à l'immanence du vécu tintinien ? Par ce trait net, Hergé change tel ou tel phénomène du monde, qui se trouve repris et transposé comme en un vitrail.
« Simplifié et conservé à la fois. Réduit dans son trait essentiel. Cette technique du dessin indique ce que Hergé choisit et retient du monde lorsque Tintin le réduit. Ce qui expliquerait,
n'en déplaise aux policiers de la BD, que Hergé ait su filtrer les idéologies de son temps : antisoviétisme, anticapitalisme, colonialisme (paternaliste d'abord avec Tintin au Congo puis
militant avec Tintin en Amérique, Le Lotus bleu et Coke en stock), antiracisme, fascination pour la technique...
- Apostolidès va plus loin que vous et dit à ce sujet dans Les métamorphoses de Tintin que, suite aux nombreuses modifications a posteriori qu'Hergé a introduites dans Les
Aventures il a permis qu'au lieu d'avoir Tintin dans l'histoire on n'ait plus que l'histoire de Tintin, ouvrant par là à un monde sans histoire. Un monde dont l'histoire est coupée de la
réalité immédiate. Tintin sort alors de l'histoire pour entrer de plain-pied dans le mythe, rajoute JC.
- Excusez-moi, lance à son tour une Azraëlle guère convaincue, mais quel rapport au juste entre le vécu immanent de Tintin et les idéologies ?
- Ma parole, rétorque Marion ayant à cœur de détendre l'atmosphère qui se fait lourde, je serais tenté de reprendre le mot de Rastapopoulos : " Tout le monde m'en veut ici" (VPS, 38, 6).
C'est que ces affrontements idéologiques sont repris par ce vécu qui est défini par l'éthique et non plus par l'ontique (sourires crispés de mes deux acolytes) ; la ligne claire récuse l'idée
d'un point de vue éthique. D'où cette caractéristique patente des aventures de Tintin : la remontée de l'ontique à l'éthique. Comme le souligne Alain Bonfand dans son article "L'alphabet des
richesses", chaque aventure de Tintin est une étape vers la dimension éthique où l'Autre peut s'affirmer en tant que tel.
(...)
Chapitre 12.
Tintinomane psycho : de l'étron au symbole
(...)
Ce symbolisme de l'utopie souterraine traverse également Le Temple du Soleil, où le repaire des Incas n'est atteint qu'au prix de multiples épreuves. Il est à noter toutefois que l'île
perdue, quand bien même connotant le Paradis (de l'enfance) qui l'est tout autant, les robinsonnades de Tintin ont peu à voir avec celles qu'étudie Gilles Deleuze dans La logique du
Sens. Chaque île abordée devient de toute façon "noire" à sa façon, irradiée par les viles transactions économiques et par la Mort. Les Picaros montreront assez clairement que l'explorateur
Ridgewell apparu dans L'Oreille cassée est déçu par sa robinsonnade : leur sorcier et sa pensée magique les a abandonnés mais les Arumbayas ne vivent pas mieux, ils brûlent le peu qu'il reste de
leur culture archétypale dans la consommation de whisky, se métabolisant en épaves de la société d'abondance. La tribu n'a plus de sens sacré – le sens du sacré – et le retrait hors de la
civilisation bruyante ne vaut plus que comme retraite.
Il est sûr de facto que la circulation des êtres et des choses (avec l'acmé que représente le trafic des esclaves dans Coke en stock) marquant telle une tunique d'infamie les Temps
modernes impose une circularité infernale entre les êtres sociétaux : ces derniers, tels les mineurs kantien de la Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ? s'avouent dès lors
impuissants à quitter l'enclos généralisé qui tient lieu d'espace commun pour le bétail, ce "réseau de l'échange" qui ne laissent comme alternative aux héros des Aventures... que l'enfermement
dans leur propre structure : le château de Moulinsart hérité de l'ancêtre de Haddock, ultime bastion de l'ordre tintinien face au désordre altruiste. Le capitaine, Tournesol, Tintin et Milou ne
rêvent bientôt plus après Le trésor de Rachkam le Rouge que de s'y barricader pour fuir le monde mophétique des Lampion et consorts, faux apôtres de la communication.
Alors, si Hergé est capable de tels déplacements, les méta-phores valant ici comme promesse de métamorphoses, je vous pose la question : pourquoi devrais-je m'interdire de sonder ad nauseam ma
propre merde sous l'angle tintinolâtre ? Kundera dit bien que l'homme vissé à sa cuvette en train de se vider dans l'abîme infini des toilettes – position dans laquelle on ne voit jamais aucun
des personnages hergéens – ressortit d'une posture, une stase métaphysique...
La vérité dans ce monde est ainsi toujours faite par Tintin le Terrible qui nous offre un nouvel alphabet pour parler et lire selon le langage du vrai !"