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"Pourquoi faire son devoir ?"

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"Pourquoi faire son devoir ?"

Pourquoi faire son devoir ?

 Dissertation de philosophie

Proposition de traitement par Louis-Marie Xolin

Lycée militaire de Saint-Cyr l'Ecole, TES1, 2010-2011. 

  

 

       Dans La Mort est mon métier, Robert Merle retrace la biographie de Rudolf Höss, officier SS durant la seconde Guerre Mondiale, commandant du camp d’Auschwitz et acteur important de l’extermination des Juifs d’Europe. Ce livre donne l’impression que Rudolf Höss n’est pas un meurtrier ni un bourreau sanguinaire mais plutôt un petit fonctionnaire sans grand talent qui n’a fait que son travail. Hannah Arendt soulignera le même problème philosophique, qu’elle nommera la « banalité du mal », dans Eichmann à Jérusalem, compte rendu du procès d’Adolf Eichmann, autre responsable important dans l’organisation de la Shoah. Les deux hommes, Höss et Eichmann, n’ont eu de cesse durant leurs procès respectifs de répéter qu’ils n’avaient fait que leur devoir de serviteurs du Reich et de l’Allemagne, et qu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres. Ils ont été confrontés à l’incompréhension de leurs juges et de l’opinion publique, pour qui au contraire, faire son devoir aurait été de ne pas le faire. Et effectivement, il aurait sans doute été moral d’agir ainsi, pour ne pas participer à l’assassinait de tant de personnes. La seconde Guerre Mondiale fait partie de ces époques troublées pendant lesquelles il est très difficile de savoir où se situe son devoir. Quel est-il ? « Pourquoi faire son devoir ? ». Cette dernière question est féconde et intéressante, quoique très imprécise formulée de cette manière : parce qu’elle présuppose que chacun puisse discerner et faire son devoir d’une part, parce qu’elle tend à faire croire que le sens du terme « devoir » est univoque et évident d’autre part.

       Fait-on son devoir parce  que c’est une action morale ? La notion de devoir est-elle individuelle, ou fait-on son devoir parce qu’on a été conditionné à le faire ? Si, en toute logique, on accomplit son devoir vis-à-vis des autres, est-ce que ce ne sont pas eux qui l’empêchent d’être une action totalement désintéressée ?

       Ayant montré que le devoir est une chose liée à la morale et à la responsabilité de chacun, nous verrons qu’il est aussi conditionné par les autres, avant d’analyser comment ces derniers peuvent lui ôter tout caractère moral.

 

 

 

       La question « Pourquoi faire son devoir ? », telle qu’elle est posée, est une invitation à se pencher sur le caractère moral du devoir. Je fais mon devoir vis-à-vis de moi-même, parce que je sais que c’est une bonne chose. Je le fais vis-à-vis des autres parce que, le plus souvent, j’ai une dette -encore et toujours morale- envers eux. J’ai un devoir filial à remplir parce que mes parents m’ont enfanté et éduqué. J’ai un devoir patriotique envers la nation à laquelle j’appartiens, qui me protège, et qui parfois me nourrit et m’instruit par le biais de l’Etat. A chaque fois, faire son devoir, c’est rembourser une dette. Si l’on définit la morale comme une règle de vie que se donne un individu pour donner du sens à sa vie, alors faire son devoir est très recevable en tant que morale génératrice de valeurs et guidant ma vie. Il devient après ces remarques évident que le sens du mot « devoir » dans la question est moral et renvoie à une obligation du même type. D’autre part, considérant que chacun peut se donner sa propre morale, le devoir semble être quelque chose d’individuel, un choix personnel et pris en libre conscience.

 

       Or Kant souligne dans sa Critique de la raison pure que le critère qui fonde la moralité de l’action est la pureté de l’intention, autrement dit, le désintéressement. Si faire son devoir est une action morale, alors cela signifie que celui qui agit ainsi n’attend rien en retour. Normalement, on ne devrait pas faire son devoir dans l’intention de recevoir un tant soit peu de considération ou d’estime, ni quelque récompense que ce soit. Le devoir devrait être accompli dans un esprit de justice (rendre à chacun ce qui lui est dû) et de sacrifice (se donner pour la communauté) purs. Toute attente, même inconsciente, d’une récompense en retour de l’action que l’on pose, vient polluer sa moralité et même, affirme le rigorisme kantien, la rendre immédiatement immorale. Suivant cette logique quelque peu extrémiste, presque aucune action ne serait morale. Deviendrait-il impossible d’accomplir aucune action associée à son devoir ? Si faire son devoir est moral, alors il serait impossible de le faire ? Pour sortir de cette impasse, il convient de se rappeler que la responsabilité est une autre facette de la notion de devoir.

 

       Là encore intervient la morale, mais non plus au sens kantien du terme. En effet, chacun est responsable moralement de ce qu’il fait, dit, pense, devant les autres. Avec les existentialistes, Sartre dira dans L’Etre et le néant : « Un homme n’est que la somme de ses actions ». Or il en est responsable. La responsabilité morale fonde la responsabilité juridique devant la société. Pour les chrétiens, chaque homme est responsable de ses actes et d’avoir rempli ou non son devoir d’état (son rôle sur le Terre, plus ou moins modeste, à la mesure de chacun) devant Dieu, et devra lui en rendre compte au jour du jugement dernier. Ainsi, faire son devoir, cela peut aussi être d’accepter les responsabilités qui me sont confiées (par autrui, la société, l’Etat, Dieu,…) et de m’en montrer digne. Ainsi seront mis à l’honneur pour avoir fait leur devoir le soldat à qui on avait demandé de défendre une place forte et qui y a réussi, ou encore le diplomate aux lourdes responsabilités qui est parvenu à éviter la guerre, pour ne prendre que des exemples liés au service de l’Etat.

 

 

 

       A ce point, si faire son devoir, c’est remplir ses responsabilités, la sociologie peut être intéressante pour comprendre comment le devoir est conditionné par les autres. Cette discipline nous apprend en effet qu’à chaque individu sont associés des statuts variant selon les différents cadres où il évolue. Il sera par exemple père de famille dans le cadre familial, et informaticien dans le cadre professionnel. Chaque statut correspond à un certain nombre de rôles : la société attend de l’individu qu’il joue son rôle suivant ses attentes. Le père de famille sus-cité sera censé être aimant envers sa famille et lui rapporter de quoi pourvoir à sa subsistance, l’informaticien devra avoir un minimum de connaissances en informatique. Si faire son devoir, c’est jouer ses rôles sociaux en fonction de ce qu’attend la société, alors cela s’apparente à la situation du comédien qui joue son rôle dans une pièce de théâtre. Le devoir est de plus à mettre en relation avec des valeurs à atteindre par le biais de normes à respecter : tout le caractère artificiel du devoir apparaît alors. Si on le fait, c’est pour rentrer dans le rang, car le regard de l’autre est une instance de jugement, comme le postule Sartre. Faire mon devoir, ce serait donc refuser d’ek-sister, de sortir de moi-même pour être moi-même ?

 

       Sans aller jusque là, on peut remarquer que la conscience de chacun de nous, loin d’être accessible seulement à son possesseur comme l’affirme Descartes dans son Discours de la méthode de 1637, est conditionnée par la pression constante du regard d’autrui sur moi. Or la conscience est l’instance qui devrait, si elle remplissait son devoir, permettre à l’homme de distinguer où est son devoir, et d’en emprunter le chemin plutôt que de s’égarer dans le désert d’une vie désordonnée. La devoir est une notion imposée par autrui, ce qui permet d’en déduire le caractère foncièrement artificiel et nullement naturel. S’il peut sembler parfois être dicté par un lien naturel (biologique, par exemple, le lien filial), ce n’est pourtant pas celui-ci qui génère le devoir : un fils n’aurait aucun devoir envers son père biologique si ce dernier l’avait abandonné. En résumé, le devoir naît des autres, d’une manière directe parce qu’ils exercent une surveillance sur moi, et de façon indirecte, parce qu’ils éduquent ma conscience –en la déformant- à reconnaître ce qu’est pour eux le devoir. Pourquoi faire son devoir ? Parce qu’on a appris à le faire, dans la mesure où la notion de devoir est comprise de la même manière par tous.

 

 

 

Dans "Pour une poignée de dollars" (Sergio Leone, 1965), Clint Eastwood icnarne le personnage du cow-boy solitaire,  justicier dans l’âme, qui rendra justice de façon désintéressée, par devoir moralisant - pour quelques dollars. 

  

       Justement, pour Kant, faire son devoir est une action morale, et faire une action morale procède de la raison qui, affirme-t-il dans la Critique de la raison pure (1781) est universelle, contrairement aux passions qui sont singulières à chacun de nous. Les catégories que l’on retrouve dans l’esprit de tout homme font que la notion de devoir devrait être comprise partout et par tous de la même manière. Dans des circonstances exactement similaires, deux hommes devraient voir leur devoir au même endroit et agir de la même manière. Le devoir, en plus d’être présent en nous par les autres dans notre conscience, et donc collectif, serait quelque chose d’universel. Peut-être même peut-il être considéré comme quelque chose de spécifiquement humain, contrairement aux animaux, êtres a priori non moraux et sans conscience. Seul l’homme s’impose ou se voit imposer des obligations morales au nom d’une règle de vie ou d’une loi. 

 

 

 

       Et pourtant l’intitulé du sujet semble supposer que le devoir est spécifique non pas au genre humain mais à chaque être humain : « Pourquoi faire son devoir ? ». Le devoir peut ne pas être guidé par les catégories universelles kantiennes. Outre le fait qu’il paraisse difficile que deux hommes se retrouvent dans des situations exactement semblables, comme supposé précédemment, la conscience a aussi son mot à dire dans l’accomplissement du devoir. Or elle est singulière à chacun de nous, personnelle. Il n’y aurait donc pas un devoir mais des devoirs et cela va poser problème lorsque plusieurs devoirs semblent correspondre à une même situation : c’est ce qu’on appelle un cas de conscience, du moins dès lors que ces différents devoirs sont contradictoires. L’officier qui, pendant la bataille d’Alger, dans le cadre de la guerre d’indépendance de l’Algérie, a capturé un activiste du FLN indépendantiste, cherche où se trouve son devoir : faire parler à tout prix (y compris par la torture) l’homme qui sait où sont placées les bombes qui exploseront prochainement, et ainsi sauver des vies civiles, ou respecter les droits de l’homme et de la guerre, respecter le prisonnier, mais prendre le risque d’un attentat de plus ? Le choix n’est pas facile ; d’ailleurs, tous ne verront pas leur devoir au même endroit.

 

       Etre juste n’est jamais facile. Ici, le devoir voit son caractère moral fortement remis en cause. Il en va de même du fait que faire son devoir génère très souvent une récompense, ou sert à rembourser une dette. Le devoir peut prendre un sens presque antimoral : économique. Le mot vient du latin « debere », et de la même racine est issu le mot « dette ». Le devoir serait donc ici un échange marchand, où le désintéressement et la pureté de l’intention comme conditions posées par Kant pour qu’une action puisse être considérée comme morale, ne sont plus. Le devoir obéit à la logique de la justice commutative, un prêté pour un rendu : si je fais mon devoir envers l’autre, c’est parce qu’il l’a fait auparavant envers moi.

 

       On peut finalement définir le devoir comme une illusion imposée par les autres. Une illusion, parce que sa réalité est impossible à saisir totalement, tant elle est variable et multiforme. Et bien évidemment imposée par les autres, parce que, si c’est bien moi qui m’illusionne sur le fait que ce que je crois être mon devoir, je le fais parce que je me l’impose, ce sont les autres, la société, qui m’ont imposé leur vision du devoir d’une part, et le fait qu’il faille faire son devoir pour suivre une bonne règle de vie d’autre part. Je fais souvent mon devoir vis-à-vis des autres, or, ce sont eux qui font perdre toute valeur morale à mon action.

 

 

 

       En conclusion, il est difficile d’affirmer que je fais mon devoir pour être moral, d’autant plus que le but de la moralité est très rarement atteint, voire jamais. Ce sont les autres qui m’ont appris où étaient mes devoirs, comment et pourquoi les respecter. C’est enfin vis-à-vis d’eux que je fais mon devoir : cela peut sembler moral. Pourtant, le paradoxe réside dans le fait que ce sont les autres également qui ôtent toute valeur morale à mon action : parce qu’ils récompensent quiconque fait son devoir. Je fais mon devoir parce que la société m’a appris à le faire, tout en me faisant croire qu’en agissant ainsi c’est moi qui m’impose une morale et une règle de vie.

 

 

 

 

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