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Petit éloge de la souillure

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Le Unheimliche ou le corps inquiétant
Le « Unheimliche » est, selon Freud, tout ce qui aurait dû rester secret et caché, mais qui, pourtant, se manifeste. Le Unheimliche est une « inquiétante étrangeté », également traduit par uncanny en anglais, traduction que je privilégierai dans ce texte.
Le Unheimliche est cet inconfortable, ce bizarre qui surprend « quand la frontière entre fantasme et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique » (Freud, 2001 : 111). « Sur ce sujet, écrit Freud, on ne trouve pour ainsi dire rien dans les exposés détaillés de l'esthétique qui préfèrent en général s'occuper des types de sentiments beaux, grandioses, attirants, c'est-à-dire positifs, ainsi que de leurs conditions et des objets qui les provoquent, plutôt que de ceux, antagonistes, qui sont repoussants et pénibles » (Freud, 2001 : 29). Nous évitons donc le Unheimliche en nous détournant systématiquement de ce qui pourrait provoquer l'inquiétude.

Nous l'évitons parce que, comme le psychanalyste l'explique, le Unheimliche perturbe notre relation à l'Autre en nous forçant à nous confronter à nous-même et à nous définir par rapport à cette étrangeté.

 

Le Unheimliche est donc ce qui nous rappelle inconsciemment notre propre identité, nos pulsions cachées et réprimées (pulsions considérées comme une menace par le surmoi). Les choses et les individus sur lesquels nous projetons nos pulsions réprimées deviennent alors ces menaces uncanny, ces monstres ressemblants aux méchants des contes de fées et traités, à chaque fois, comme les boucs émissaires que nous blâmons pour toutes les calamités, maladies et misères du monde. De tout temps, nous avons ainsi voulu comprendre et expliquer lesmalformations, les dé-formations, les anormalités du corps, bref, tout ce qui nous paraissait unheimliche, uncanny, souillé, ou non maîtrisé dans l'humain. Qu'il soit monstrueux, déformé, sale, malade, vieux, ou « marqué » (Baudrillard, 1976 : 156), comme l'écrit Baudrillard, le corps se montre plus souvent dans ses faiblesses que sous sa forme optimale. Que ce soit les foires à monstres qui exposaient des corps que l'on ne comprenait pas encore (ces nains, bossus, androgynes, aujourd'hui scientifiquement reconnus et socialement intégrés - même si encore étonnants), que ce soit les maladies qui intriguaient et dont on cherchait une explication spirituelle, que ce soit les transformations corporelles radicales rendues possibles par la chirurgie d'aujourd'hui, le corps doit trouver un sens, il doit être explicable. Tout mon propos cherchera ainsi à expliquer pourquoi les corps unheimliche et imparfaits effraient l'Humain, pourquoi le corps « signé » est rejeté.

 

La « marque » ou le corps signé
Dans son texte « Le corps ou le charnier de signe », quatrième chapitre de L'échange symbolique et la mort, Jean Baudrillard développe l'idée d'une « nudité seconde » (Baudrillard, 1976 : 161). Le marché publicitaire cherche, selon lui, à nous faire croire que le corps nu ou presque nu est le corps idéalement érotique, parce que vrai. Pourtant, cette nudité (ce soi-disant « vrai » corps) ne serait que seconde. Le corps n'est véritablement nu et reconnu comme vrai que lorsqu'il est marqué. « Le corps nu est un masque inexpressif qui cache la vraie nature de chacun, écrit-il. Il n'y a pas d'autre nudité que celle qui se redouble dans les signes » (Baudrillard, 1976 : 163). Le corps n'a ainsi de sens que marqué, revêtu d'inscriptions. Que ce soit les bijoux, les accessoires, les vêtements, tout signe posé sur le corps entre, pour lui, dans un système de signifiance. C'est-à-dire que le corps nu n'est pas une vérité à l'état pur qui prouverait un présent, mais il reflèterait une idéologie du corps. Pourquoi se marquer, se demande Baudrillard, pourquoi « signer » notre corps ? Pour échanger. « Le marquage du corps comme la pratique des masques en société archaïque ont pour fonction l'actualisation immédiate de l'échange symbolique » (Baudrillard, 1976 : 164).

 

Il prend ainsi l'exemple de la peau et écrit : La peau ne se définit pas comme « nudité », mais comme zone érogène. Cette peau poreuse, trouée, orificielle, où le corps ne s'arrête pas et que seule la métaphysique institue comme ligne de démarcation du corps, est niée au profit d'une seconde peau non poreuse, sans exsudation, ni chaude ni froide. (...) Fonctionnalisée comme un revêtement de cellophane (Baudrillard, 1976 : 162). Ce revêtement, le fard, Baudrillard le voit comme une clôture, un degré zéro du corps. Non pas un zéro de neutralité, mais plutôt une base à tous les possibles dont le sujet fait le choix pour son propre corps. Grâce à cette « cellophane », on ne voit plus les autres marques, celles d'une histoire, celles d'un corps déchiré, « écorché » (Baudrillard, 1976 : 163) comme il l'écrit également, d'un corps de plaisir ou d'un corps érogène. La clôture dépasse tout cela « dans un simulacre de corps pacifié » (Baudrillard, 1976 : 163).
Si Baudrillard ne travaille cette marque qu'à travers l'accessoire et le fard, je voudrais la penser ici au travers de la marque physique, celle qui marque le temps du corps (la vergeture signe, par exemple, une peau craquelée après une grossesse ; la cicatrice signe un traumatisme ; le bouton signe le moment du cycle menstruel, etc.). La marque-vêtement de Baudrillard, l'accessoire, signe la marque corporelle elle-même, la cicatrice, et ce que le sujet décide de faire de sa marque. La marque sur la marque, devrions-nous dire alors. C'est donc cette marque physique qui m'intéresse ici. La marque corporelle que le vêtement cherche à maîtriser chez Baudrillard et que la société cherche à masquer. Cette marque toujours mise du côté du souillé, du malaise et du Unheimliche.

 

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  Je suis signé donc je suis
Greg Friedler, artiste américain contemporain, s'intéresse justement à cette marque physique, ce uncanny, mais à l'opposé de Baudrillard. Dans son livre Naked Las Vegas, il travaille le corps dans ce qu'il appelle sa « vérité », et non pas simplement dans l'image qu'on en attend. Ses mannequins sont nus, imparfaits, mous, malades, vieux. Ils représentent toutes ces formes de corps que l'on juge aujourd'hui anormales, dégoûtantes et abjectes. Il joue avec cette marque qui est devenue souillure et dont il faut soi-disant se méfier. Le travail de Friedler tourne autour du nu/habillé et pose un certain nombre de questions sur le rôle de la peau, de la marque et du camouflage : qu'est-ce que le dévêtu apporte ou dit du corps que le vêtement ne dit pas ? La nudité est-elle la vérité du corps ? Ou est-ce que, comme Baudrillard le propose, le vêtement, en signant le corps, lui donne la vérité qui lui manquait ?

 

Friedler, tout comme Baudrillard, questionne le corps dans sa nudité, mais en voyant l'accessoire-marque, le vêtement, comme une trahison de ce corps nu. Il écrit d'ailleurs ceci dans son introduction : « This book is not at all about eroticism. It is about identity. The nakedness serves a purpose. When naked we are all equal, on a bizarre, even playing field ; stripped of clothing we are stripped of society's judgments and expectations » (Friedler, 2008 : 6). Contrairement à Baudrillard, Friedler voit donc la nudité comme la vérité du corps. Les imperfections du corps, ses marques sont son identité et ce qui nous permet de nous dé-marquer en tant qu'être unique (mon corps ne ressemble à aucun autre parce que mon histoire ne ressemble à aucune autre) tout en nous identifiant en tant qu'humain. Un de ses modèles illustre parfaitement cette idée [1]. Une stripteaseuse, au corps apparemment parfait et idéal lorsque habillé, révèle un ventre couvert de vergetures une fois nu. Baudrillard dirait que l'accessoire permettant de maîtriser ces vergetures révèle la vraie nature du corps du sujet. Friedler, de son côté, montre que la nudité est la vérité du corps, car elle ne ment pas, elle ne trahit pas son histoire.
Le livre de Friedler pourrait alors être lu de la manière suivante : à droite, les corps nus incarnant l'humanité et l'importance qu'il y a à se reconnaître en tant qu'être égal (« When naked we are all equal », comme il l'écrit) ; à gauche, le corps habillé évoquant la société et le corps transformé ou marqué par elle. Par cette société, nous dépassons notre simple statut d'être humain en faisant de nous-même des êtres sociaux, « échangeants » (échangeants « symboliquement », comme Baudrillard l'écrit dans son titre). Baudrillard et Friedler envisagent le corps, l'accessoire et donc le malaise de manières très différentes, voire opposées. Par cette opposition, ils inscrivent le corps dans deux définitions différentes : Friedler s'intéresse au corps dans son humanité (il appartient à un ensemble et cet ensemble est l'Humain), alors que Baudrillard voit le corps comme un objet de société utilisé pour communiquer.

Les corps que Friedler exploite sont doublement marqués. Le même corps est marqué à la fois par son histoire et par le « revêtement de cellophane » (Baudrillard, 1976 : 162). Friedler ne met pas le fard et la cicatrice au même niveau, mais considère les deux comme un revêtement du corps originel. Les deux revendiquent et disent quelque chose. Il y a, pour lui, une mise en scène du corps tant dans la cicatrice que dans le vêtement. Parce que le uncanny est inesthétique, il est accessoirisé, pourrait-on dire en suivant Baudrillard. Parce que la difformité ou l'anormalité effraient, elles sont condamnées, nous dit Friedler. La « marque », la trace de la vie, semble être, aujourd'hui, la souillure à combattre à tout prix.

 

Freak vs. monstre
Dans l'Antiquité, les corps déformés (handicapés) ou recomposés (mi-hommes, mi-animaux) étaient les corps à combattre, car considérés comme monstrueux. Jusqu'au début du XXème siècle, les foires à monstres étaient très populaires, elles excitaient et écoeuraient à la fois. Ce monstrueux s'appelle également freak aujourd'hui. Et, pour distinguer ces deux termes, il est important d'envisager le freak comme « one of us » (un des nôtres), expression utilisée par les personnages du film Freaks de Tod Browning en 1932. Ce film, qui se déroule dans un cirque des années 1930, raconte l'histoire d'Hans, un nain illusionniste, amoureux de Cléopâtre, la magnifique trapéziste.
Apprenant qu'Hans vient d'hériter d'une grosse fortune, Cléopâtre décide de se marier avec lui avec pour projet de l'empoisonner une fois le mariage officialisé afin de récupérer l'héritage. Mais, lors du repas de noces, en compagnie de tous les monstres du cirque, Cléopâtre se voit proposer d'entrer dans la « famille ». « You're one of us ! You're one of us ! », crient les freaks. Écoeurée, elle s'y oppose violemment, dévoilant ainsi son mépris pour ces freaks. Par vengeance, ceux-là mutileront son corps faisant d'elle le nouveau monstre de foire. Cet exemple montre qu'il est possible et facile d'appartenir à la famille des freaks : trop petit, trop grand, trop gros, trop poilu, androgyne, mutilé et vous êtes de la famille. Les freaks sont alors, pour Cléopâtre comme pour le spectateur, écoeurants parce qu'encore identifiables en tant qu'humains.

Le monstre, de son côté, existe à un tout autre niveau. Il y a quelque chose d'irréductiblement super-humain ou de non-humain en lui. Différemment constitué par rapport à l'humain, il existe donc au-delà de lui. Rosemarie Garland Thomson le souligne dans son livre Freakery, en expliquant qu'« un fossé existe entre le monstre et l'humain, un fossé problématiquement occupé par le freak » (Garland Thomson, 1996 : 328). Et j'ajouterai un fossé occupé par le Unheimliche freudien. Car le Unheimliche nous rappelle ces aspects de nous-même que nous refusons d'accepter malgré leur
familiarité. Familiarités qui interfèrent dans ce que nous pensions être parfaitement établis (morale, croyances populaires, etc). C'est d'ailleurs ce que nous rappelle Freud dans son texte : «
L'étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas-là le chez-soi, l'antiquement familier d'autrefois. Mais le préfixe un par lequel commence ce mot est la marque du refoulement » (Freud, 2001 : 111). Le Unheimliche est donc ce qui autrefois était « heimliche », familier. La société, par son jugement, a marqué ce familier en l'excluant dans le monde du Unheimliche.

 

Souillure et morale : même combat ?
« Heimliche » et « Un-heimiliche » évoluent au gré des sociétés. Jusqu'au XIXe siècle, par exemple, hygiène et santé étaient intrinsèquement liées. Être malade voulait dire avoir une mauvaise hygiène personnelle et, surtout, une mauvaise hygiène spirituelle. Dans son texte L'onanisme, le Dr Tissot, un médecin du XVIIIe siècle spécialisé dans les sexualités déviantes, expliquait qu'il voyait dans les boutons l'expression d'une impureté morale évidente. Son texte, devenu référence en ce qui concernait « les maladies produites par la masturbation » (Tissot, 1980), posait les boutons comme la révélation évidente d'une activité masturbatoire trop intense. La masturbation étant prohibée par l'Église, les boutons étaient l'expression du Vilain. Donnant le compte-rendu d'une de ses observations et tentant d'expliquer les symptômes d'un de ses patients masturbateurs, il écrit : « L'on voit non seulement des boutons au visage, c'est un symptôme des plus communs, mais même de vraies pustules suppurantes sur le visage, dans le nez, sur la poitrine, sur les cuisses ; des démangeaisons cruelles de ces mêmes parties. Un des malades se plaignant même d'excroissances charnues sur le front » (Tissot, 1980 : 40). La masturbation (et l'immoralité en général) était donc, pour le Dr Tissot, cause des souillures physiques de ses patients.

Pourtant, qu'est-ce qui dérangeait vraiment le Dr Tissot ? Était-ce la masturbation, la déviance morale ? Ou était-ce le constat de corps qui s'éloignaient de la forme humaine usuelle, de corps devenus incontrôlables ? Il raconte également, dans une autre de ses anecdotes, l'histoire d'un homme dont la trop grande activité masturbatoire avait fait pourrir un de ses membres. L'odeur insupportable qui se dégageait de son corps l'avait forcé à s'isoler dans une grange où il mourut, seul. Pour le Dr Tissot, pas de doute : la masturbation est la seule cause possible à la pourriture du membre ! Le corps présenté ici se rapproche alors davantage de l'animal et du monstre (grand pécheur) que de l'humain : un corps uncanny, unheimliche, étrange, dû à une mauvaise moralité. Nous voyons donc que ce qui avait été considéré pendant des siècles comme unheimliche ne l'est
plus forcément et, inversement, ce qui était « heimliche », familier, est devenu étranger, inquiétant.

Dans son texte Les anormaux, Michel Foucault explique justement que les grandes monstruosités d'autrefois (les géants, les créatures à deux têtes...) ont soit perdu de leur monstruosité soit été
oubliées. Elles sont aujourd'hui divisées en une infinité de petites anormalités quotidiennes qui sont à la fois anormales et familières. Et ces « petites anomalies quotidiennes » (Foucault, 1999 : 102), qui étaient signe de malformations auparavant (nain, bossu, etc.), sont encore plus « petites ». Ce n'est plus le corps monstrueux qui dérange à présent, c'est le corps souillé, laid.

 

Miss Swan ou les « petites anormalités du quotidien »
Aujourd'hui, au lieu de rester monstrueux, difforme ou laid, on peut se transformer. Et cette transformation est devenue le nouvel héroïsme populaire, le nouvel argument de vente des chaînes télévisées. Miss Swan est, pour moi, ce que l'on fait de plus radical de nos jours en termes de transformation physique [2]. Le concept de l'émission est simple : les candidates sont des femmes dont le physique a été abîmé (grossesse, acné, etc.) ou est originellement déformé (nez crochu, hanches larges, etc.). Ces femmes postulent à Miss Swan pour être refaites intégralement et la transformation sera plus que radicale : le menton, le nez, les yeux, la bouche, les seins, les hanches, les cuisses, le ventre... bref, plus rien de l'apparence originale du corps ne restera. Même les cheveux seront réimplantés !

Où se situe alors la candidate à Miss Swan avec son corps transformé ? Et où se situe le patient du Dr Tissot avec ses membres pourris ? Sont-ils des freaks ? Sont-ils des monstres ? Sont-ils un genre nouveau de Unheimliche ou un genre nouveau d'humain ? Le corps transformé et reconstitué dans Miss Swan rappelle celui des monstres à deux têtes ou des Dieux qui alimentaient les légendes populaires. Leurs corps étaient mixtes, doubles. Celui de la candidate est refabriqué, quasi emprunté. D'ailleurs, leurs témoignages post-transformation révèlent que, même si le résultat est très convaincant et que les corps répondent aux exigences de la société, la candidate ne sera jamais la Belle. Elle restera toujours l'ancienne moche, l'ancienne freak, celle qui avait le nez tordu et le corps difforme. Elle sera la transformée.

Le Unheimliche perturbe donc notre relation à l'Autre, parce qu'il nous force à nous situer face à cet
étrange. Le corps de la candidate devient unheimliche pour la société et, de ce fait, le devient pour elle-même. Elle ne se reconnaît pas en tant qu'être familier, mais bien en tant qu'être trans-formé, re-formé et donc, à nouveau, dé-formé. Dans son texte, Freud donne d'ailleurs l'exemple d'Olympia, cette poupée automate dont Nathanaël (héros du conte d'Hoffmann) tombe amoureux croyant que c'est une jeune fille. « L'un des stratagèmes les plus sûrs pour provoquer facilement l'inquiétante étrangeté, écrit Freud, consiste à laisser le lecteur dans le flou quant à savoir s'il a affaire, à propos d'un personnage déterminé, à une personne ou par exemple à un automate » (Freud, 2001 : 55). Les corps dans Miss Swan sont peut-être alors étrangement inquiétants parce qu'ils se rapprochent également des corps automates, des corps dont on ignore encore la définition. Peuvent-ils être encore considérés comme réels ? Pouvons-nous encore parler de corps lorsque ces derniers sont à ce point modifiés, reconstruits, quasi plastiques ? Le Unheimliche menace notre quotidien. Ainsi, nous devons exclure les monstres et contrôler nos boutons, notre cellulite et autres soi-disant anormalités pour être certains d'avoir l'air bien humain, bien « heimliche ». Les « petites anormalités quotidiennes » dont Foucault parlait doivent être contrôlées pour mieux être combattues. Greg Friedler trouverait certainement les corps des candidates à Miss Swan très intéressants. Les cicatrices dues aux nombreuses interventions chirurgicales deviendraient alors la nouvelle vérité du corps modifié. Elles seraient sa nouvelle histoire.

 

Le Unheimliche : entre attraction et répulsion
Pourtant, dans son texte The Architectural Uncanny, Anthony Vidler écrit que « the subject of the uncanny is undoubtedly related to what is frightening - to what arouses dread and horror. (...) It tends to coincide with what excites fear in general » (Vidler, 1992 : 22). C'est-à-dire que l'horreur stimule. Le Unheimliche dégoûte autant qu'il attire. À l'instar des films d'horreur qui effraient, mais qu'on ne peut s'empêcher de regarder, à l'instar de ces films gores ou des corps modifiés et difformes de Cronenberg, écoeurants mais d'autant plus fascinants, à l'instar également des foires à monstres qui, paradoxalement, dégoûtent et attirent les gens précisément à cause de ces corps troublants, ou tout simplement comme la poupée Olympia dans L'Homme au sable du conte d'Hoffmann que Freud utilise pour expliquer son inquiétante étrangeté, Miss Swan attire parce que « ça a l'air de faire mal », parce que les corps se transforment, que le bizarre du déformé ou du malformé disparaît pour faire place à un autre bizarre, celui du corps transformé. Mais une autre chose est sûre : ce « bizarre » fascine toujours.

La définition de Vidler met en avant ce rapport intéressant entre attraction et répulsion, rapport que Julia Kristeva proposait déjà dans Pouvoirs de l'horreur au sujet de l'abjection et de la souillure. Elle explique que nous réagissons négativement à ce qui a été férocement chassé de l'ordre symbolique. L'abjection peut être uncanny par son double statut : anciennement familière, elle est aujourd'hui repoussée. Le sujet peut donc identifier l'intérêt qu'il y avait dans l'abjection avant qu'on ne la repousse dans le hors norme, tout en étant conscient de son caractère repoussant.


Kristeva écrit :
Il y a dans la souillure l'idée d'une violente et obscure révolte de l'être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d'un dehors ou d'un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable et du pensable. Pourtant, cet ailleurs aussi tentant que condamné l'attire. (...) Un pôle d'appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui (Kristeva, 1980 : 9). Cette définition montre clairement le dispositif émotif entourant la notion d'abjection. Un rapport attraction/répulsion très fort qui serait lié, selon elle, à l'impossibilité de reconnaître la frontière entre le soi et l'autre. Notre « possible, tolérable et pensable » est remis en question avec Miss Swan parce que, tout comme le Unheimliche, l'idée de la peur face à ces corps souillés et abîmés a également beaucoup évolué avec le temps. Pourquoi avons-nous peur et de quoi ? Pourquoi sommes-nous attirés par cette peur ?

 

Peur ou nécessité du Unheimliche ?
Jacques Lacan a justement consacré plusieurs de ses travaux à l'étude du sujet face à la tension
peur/fascination. En 1949, dans sa fameuse conférence intitulée « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », il distingue deux termes jusqu'alors confondus par la psychanalyse : le moi idéal et l'idéal du moi. Il y explique que l'idéal du moi est une introjection symbolique, alors que le moi idéal est la source d'une projection imaginaire. L'idéal du moi est l'idéal de perfection que le moi s'efforce d'atteindre. Il affecte le sujet pour la première fois lorsqu'il découvre son reflet dans le miroir au moment du « stade du miroir ». Voir cette image de lui-même établit une discordance entre l'image idéalisante qu'il saisit dans le miroir (l'enfant se comprend pour la première fois entier, délimité) et la réalité chaotique de son corps. Cette image établira la logique de la construction fantasmatique de l'imaginaire qui dominera la vie psychique du sujet au cours de sa vie future. À l'inverse, le moi idéal correspond au moment où le sujet se regarde depuis ce point idéal (inatteignable). Se regarder depuis ce point de perfection, c'est regarder sa propre vie comme vaine et inutile. L'effet, alors, est d'inverser la vie normale du sujet, pour la voir soudainement répulsive.
Ainsi, quand la vision idéale du moi n'est pas atteinte, le sujet (l'enfant dans le cas de Lacan) s'effondre et sa relation avec le monde est transformée. Ce qui m'intéresse dans cette idée d'effondrement du moi, c'est de l'envisager au niveau de la société elle-même ; société qui fonctionne exactement comme l'enfant au moment du stade du miroir. Selon Lacan, l'enfant essaiera toute sa vie de conserver cette vision idéale de lui-même qu'il a vu pour la première fois dans le miroir. Et, pour renvoyer cela à la société, je dirais que nous dénigrons les corps uncanny, les corps non modifiés par la société pour continuer à rêver à notre société idéale. Nous essayons de sur-contrôler nos corps pour correspondre à notre moi idéal de citoyen, à notre soi-disant besoin de perfection. Baudrillard met cette maîtrise au centre de sa réflexion. Il faut se marquer pour mieux s'appartenir et se contrôler. Miss Swan prône la même maîtrise de l'idéal. L'émission promet un idéal enfin atteignable, c'est pour cela que les candidates postulent et que le spectateur regarde (même si, comme nous l'avons vu, la transformée sera toujours unheimlich, et le spectateur toujours en quête d'un idéal inatteignable). Et il faut également constater ici que ce corps imparfait soi-disant pourchassé comme une horreur intolérable (repensons au Dr Tissot et à son besoin d'expliquer à tout prix les boutons par une impureté morale) est pourtant un équilibre social vital.


Pourquoi avons-nous peur du Unheimlich, demandais-je plus haut, et pourquoi sommes-nous, tout à la fois, attirés par cette peur ? Parce que nous avons besoin de la déviance, de la souillure, du corps abîmé pour continuer à rêver, pour continuer à nous idéaliser et à nous projeter. Sans le Unheimliche, l'idéal n'aurait pas de sens et le corps n'aurait plus d'identité. Si nous découvrions nos corps pour être constamment dans la vérité, comme Friedler le suggère, nous serions des livres déjà ouverts où tout serait déjà dit et vu. Le vêtement, le corps masqué, la marque marquée, cherche à stimuler le malaise tout en le rassurant. Car le corps fardé devient mystérieux, érotique et excitant. Pourtant, une fois révélé, ce mystère (ce qui restait caché) devient uncanny, rejeté et source de malaise.

 

Conclusion
La fissure est donc double : d'un côté, il y a le corps (vergeturé, blessé, troué) qui nous embarrasse et crée le malaise ; de l'autre, l'image de la fissure et ce qu'elle représente pour celui ou celle qui la porte et/ou la voit. Le malaise semble alors inévitable, à moins que... À moins que nous ne comprenions ce que même la télévision tente aujourd'hui de mettre en place : la démocratisation du corps. Contre l'idéal de perfection qui y a toujours trôné, un phénomène intéressant apparaît depuis quelques années. En opposition aux séries glamours à la 90210, Gossip Girl ou Les Feux de l'amour où tout est esthétiquement et plastiquement parfait (et donc à l'encontre de l'idéal recherché dans Miss Swan), existent des séries comme, par exemple, How I Met Your Mother ou Skins où l'on retrouve du Friedler dans l'esthétique. Robin, une des héroïnes de How I Met Your Mother, est, par exemple, rarement maquillée. Si elle a des cernes ou des boutons le jour du tournage, ils ne seront pas retouchés ou enlevés par la suite. La production assume le corps de l'actrice et ses imperfections. L'actrice assume la trahison de son corps.
Le spectateur est donc confronté à un Unheimliche redevenu « Heimliche », un corps inquiétant retourné du côté du familier. Les boutons du Dr Tissot, les vergetures des modèles de Friedler, la transformation plus que totale de notre participante à Miss Swan, tout cela nous montre bien le questionnement perpétuel entourant la question du corps et l'importance qu'il y a à le montrer sous toutes ses formes, même (et surtout !) celles que nous aimerions avoir fait disparaître pendant notre sommeil, comme par magie... Est-ce qu'alors, par ce contre discours artistique et télévisuel, la fissure ancestrale entre la recherche d'idéal et le possible se réconciliera ? Est-ce que le Unheimliche entrera dans une ère nouvelle où le maigre redeviendra cette inquiétante étrangeté qu'il était à l'époque où les Trois grâces étaient des modèles de beauté ?

 

 Lucille Toth-Colombié


Bibliographie
BAUDRILLARD, Jean, L'échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976.
FOUCAULT, Michel, Les Anormaux, Seuil, Paris, 1999.
FREUD, Sigmund, Das Unheimliche, Paris, Folio, 2001.
FRIEDLER, Greg, Naked Las Vegas, W.W. Norton & Company, 2008.
GARLAND THOMSON, Rosemarie, Freakery, New York University Press, 1996.
KRISTEVA, Julia, Pouvoirs de l'horreur, Seuil, Paris, 1980.
LACAN, Jacques, « Le stade du miroir », in Écrits I, Seuil, Paris, 1966.
Séminaire. Livre 10 : L'angoisse, Seuil, Paris, 2004.
Dr. TISSOT, L'onanisme. Dissertation sur les maladies produites par la masturbation, Éditions Le
sycomore, 1980.
VIDLER, Anthony, The Architectural Uncanny, MIT Press, London, 1992.
 

 

Filmographie
BROWNING, Tod, Freaks, 64 minutes, USA, 1932.
W9, Miss Swan, USA, 2009.
CBS, How I met your mother, USA, 2009.

[1] http://www.gregfriedler.com
[2] http://www.w9.fr/cms/display.jsp?id...
[3] http://video.google.com/videosearch...

 

source :

http://www.lignes-de-fuite.net/IMG/_article_PDF/article_127.pdf

 

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