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Alfred Hitchcock, "Fenêtre sur cour" ("Rear Window", 1954) et le regard sur l'espace

Publié le 27 Juillet 2021, 22:51pm

Alfred Hitchcock, "Fenêtre sur cour" ("Rear Window", 1954) et le regard sur l'espace

Le regard sur l'espace
I. Une séquence liminaire
La séquence d'ouverture, d'une durée d'environ trois minutes et demie, constitue comme un prologue du film : on peut remarquer que la présentation de l'espace commence d'emblée avec le générique. La séquence permettra aussi de découvrir le protagoniste dans son cadre familier et de mettre en place la situation de Jeff à partir d'une série d'hypothèses. Elle amorce aussi la thématique du regard : en effet, c'est une séquence où tout est vu mais où presque rien n'est dit, en dehors de ce que l'on entend via la radio. L'environnement extérieur est observé depuis la chambre de Jeff; à partir de la fenêtre, point d'origine du regard, cf. le titre.
D'autre part, cette séquence contribue à la création initiale d'une « atmosphère» : on repère la mise en valeur de la chaleur, en correspondance avec une musique rythmée, plutôt du jazz, remplacée ensuite par un rythme exotique provenant de la radio du voisin pianiste.

Début du générique :
les rideaux se lèvent un à un.

Fin du générique :
les trois rideaux levés Fenêtre ouverte... et travelling avant sur la cour. Début du panoramique lancé par le chat. Découverte de l'espace extérieur. Mouvement sur la gauche. Retour à la fenêtre de départ. Gros plan sur Jeff en sueur. Thermomètre en g.p. qui amorce un nouveau panoramique sur des images d'intimité (pianiste etc.) La façade de l'immeuble. Retour à l'intérieur : exploration. Des détails sur le plâtre... Détails en plan serrés pris dans l'appartement. Suite des gros plans à forte valeur informative.  Fermeture au noir de la séquence.

II. Organisation de la séquence
On peut isoler une série de plans dans cette séquence liminaire qui permet l'entrée dans le récit :
• Plan fixe du générique d'environ soixante secondes : se lèvent derrière le texte les trois stores de la fenêtre, en allant de la gauche sur la droite
• Travelling avant, après l'écran de signature d'Hitchcock, qui fait pénétrer dans la cour par la fenêtre désormais ouverte (moins de 10 secondes).
• Panoramique extérieur (grue) à partir d'un chat grimpant dans l'escalier en contrebas que l'on suit ; un mouvement de caméra nous fait alors découvrir l'espace sur 360° (durée d'environ 35 secondes) ; l'œil de la caméra monte et descend, on revient à la fenêtre de départ, à l'intérieur.
• Gros plan bref sur le visage en sueur du protagoniste (4 secondes)
• Gros plan en écho sur un thermomètre, indiquant plus de 32° Celsius, qui permet l'amorce, sur la gauche, d'un nouveau panoramique extérieur : nous découvrons alors divers voisins qui sont saisis dans leur intimité.
• Vue d'ensemble sur la façade de briques de l'immeuble.
• On revient dans l'appartement : un nouveau panoramique intérieur, assez rapide, permet alors la découverte de l'univers intime de Jeff avec la saisie de quelques éléments. Détails en plan très serré : la jambe plâtrée avec une inscription, série de gros plans sur les photos, l'appareil photo cassé, la pile de magazines... On imagine ainsi ou on reconstruit une situation : des liens entre les informations données s'établissent, des inférences se font.
• Fin de la séquence avec une fermeture au noir : marque appuyée de transition — la suite montrera Jeff dans son fauteuil qui se rase.

III. La question du regard
Les mouvements de la caméra induisent une question première, car ils ne présupposent pas un point de vue évident : qui regarde ? L'origine du regard est-elle intra-diégétique ? La suite immédiate montre que ce n'est pas Jeff qui peut regarder ; en effet, il dort au départ.
Ces premières images stimulent également notre intérêt, comme il se doit dans une entrée en matière, et notre curiosité s'aiguise : nous nous demandons ce qu'il faut regarder, percevoir dans l'environnement qui est montré en ce début de film. Nous savons bien que ce n'est pas un regard "gratuit". Comme semble le faire l'appareil, nous cherchons quelque élément sur lequel arrêter notre attention, un indice à interpréter à la manière d'un enquêteur. Le mécanisme d'anticipation fonctionne à plein régime : quel peut être le sujet du film, sur quoi va démarrer l'intrigue? Quel est le mobile de ce regard appuyé qui semble espérer quelque chose et pourquoi cette insistance?

Questions ultimes : quelqu'un dans l'environnement voit-il en retour celui ou celle qui regarde ? Si l'on voit l'intérieur des appartements voisins, quelqu'un d'autre que nous regarde-t-il celui de Jeff ? L'espace en ce début s'organise aussi autour d'un échange, d'une communication, entre un intérieur et un extérieur ; à plusieurs reprises, le regard entre et sort par la fenêtre. La fenêtre est, bien avant le cinéma d'ailleurs, dans les codes littéraires et picturaux, à la fois poste d'observation et lieu d'ostension : on s'y montre ; on y apparaît comme dans un cadre. Un aspect baroque de théâtralité peut être ici pointé : avec le générique nous avons comme l'impression d'un rideau qui se lèverait dans une salle de spectacle sur une scène, un décor. Peut-être que la fenêtre, par son effet de cadre, évoque aussi une sorte d'écran de cinéma ou de télévision. En tout cas, la notion de spectacle ou de mise en scène est convoquée et en liaison avec elle celle d'illusion ; certains voisins semblent bien s'offrir en spectacle, oubliant la pudeur. De là, peut naître une sensation de gêne surtout avec le regard un peu appuyé sur la voisine un peu dénudée, saisie dans sa gymnastique. D'emblée, des formes de voyeurisme / d'exhibitionnisme, à croiser avec la thématique du regard photographique impliqué par les diverses photos montrées en gros plan et appareils, sont fortement suggérées.
Ce début est donc important pour l'interprétation du film car il donne des clés. 

Le passage du noir et blanc à la couleur a été important. On remarquera qu'il y a plusieurs systèmes de couleurs comme il existe différents formats, tailles d'écrans. On voit nettement le côté artificiel du noir et blanc ; si la couleur est sentie comme plus naturelle, plus réelle par des spectateurs naïfs, on ne doit pas oublier qu'elle ne donne que des équivalences des vraies couleurs; selon les systèmes, il y a des nuances.
Le noir et blanc est encore utilisé pour ses effets esthétiques, très codés, il évoque, en effet, certains genres. On pensera à son utilisation par Mel Brooks dans sa parodie du fantastique d'épouvante, Frankenstein Junior, ou encore à Woody Allen dans certains passages de La rose pourpre du Caire. Parfois, dans un film tourné en couleurs, une ou plusieurs séquences en noir et blanc sont insérées ; cela amène un décalage : il s'agit de signifier, par exemple, qu'il s'agit d'une autre époque, antérieure, d'un rêve... On identifie ainsi au procédé des archives, la logique d'une rétrospection comme dans JFK d'Oliver Stone. Cf. aussi les séquences dans l'asile pour Memento de Christopher Nolan. Les effets recherchés peuvent être autres : voir Kill Bill de Quentin Tarantino...

emile simmonnet

source : http://phototheoria.ch/up/analyse_film_codes.pdf

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