Pour R. Barbaras, « le corps est un être ambigu. C’est une chose, mais une chose qui est mienne ou plutôt que je suis. » Ainsi, le rapport de l’individu à son corps est d’emblée paradoxal. Dire « mon » corps insiste sur le rapport personnel du sujet à son corps : c’est bien mon corps, et pas celui d’un autre. « Moi » renvoie à la question de l’identité personnelle. Il ne s’agit pas principalement de parler du rapport entre corps et âme, même si celui-ci pourrait traverser nos réflexions, mais surtout d’aborder le thème de l’ambiguïté du rapport entre « mon corps » et « moi », dont la question de la distance est soulignée par l’utilisation de la conjonction « et ».
A priori, le rapport immédiat du sujet à son corps peut être, comme le suggère l’intitulé, un rapport d’extériorité. Dans cette perspective, « moi » s’oppose à « mon corps » et traduit même un rapport de possession : c’est « moi » qui prime sur « mon corps ». Il est extérieur à « moi » et peut être réduit à un objet sans rapport direct avec mon identité personnelle. C’est la perspective que nous tenterons de présenter dans une première partie.
Pourtant, il n’est pas si sûr que mon identité puisse vraiment être conçue comme incorporelle : ce « moi » peut-il vraiment échapper à « mon corps » ? N’est-ce pas justement dans « mon corps » que je nais et que mon identité se construit ? A tel point que l’identité puisse être conçue comme uniquement corporelle ? C’est une idée que nous présenterons dans une deuxième partie.
Mais enfin, il faudra essayer de dire et de décrire cette ambiguïté persistante, qui ne nie pas le rôle du corps dans la construction du soi, mais qui nie une assimilation entre les deux.
Le corps joue-t-il donc un rôle dans la détermination de l’identité ? Jusqu’à quel point ?
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Mon rapport au corps peut être un rapport d’extériorité (A). C’est une perspective que nos sociétés contemporaines semblent perpétuer (B).
La perspective dualiste, en particulier telle qu’elle a été développée par Descartes dans les Méditations Métaphysiques fait du corps un objet qui ne détermine pas l’identité. Il est écrit en fait qu’ « il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps et qu’elle peut vivre ou exister sans lui. » Ainsi, Descartes fait de l’âme le socle de l’identité des individus. L’exercice du doute méthodique m’apprend à me concevoir uniquement en tant qu’âme et à réaliser que mon identité comme mon existence n’est pas liée ou conditionnée à mon corps. Quand bien-même je suis uni à mon corps – je le sens – cela ne détermine en rien mon identité.
Le rapport de « moi » à « mon corps » est alors le rapport d’un sujet à un objet. Le corps est toujours perçu par l’individu de l’extérieur. Dans l’Œil et l’Esprit, Merleau-Ponty décrit ainsi le rapport d’un cartésien à son corps : « un cartésien ne se voit pas dans un miroir. Il y voit un mannequin du dehors dont il a toutes les raisons de penser que les autres le voient pareillement. » On voit bien ici en quoi le corps de l’individu devient un simple objet pour lui, qui a la simple particularité d’être un objet que je ressens. Mon identité est fondamentalement spirituelle et ne peut pas être atteinte à travers mon corps.
Pour Y. Constantinidès (Le nouveau culte du corps – dans les pas de Nietzsche, 2013), les sociétés contemporaines perpétuent un rapport dualiste au corps et refusent de s’y assimiler. Il prend pour exemple les revendications féministes des années 1960 : « mon corps est à moi ». Si les intentions sont louables – la réappropriation de leur corps par les femmes – elles maintiennent le rapport dualiste au corps en en faisant un objet qui pourrait par ailleurs changer de propriétaire. Le rapport de propriété nie l’identification, tout droit dans la ligne tracée par Descartes. Il y a « mon corps » et « moi ». Le corps en vient presque à devenir un bien-meuble, ou un esclave dont on se fait propriétaire.
Ce rapport distant en vient à introduire un rapport de consommation par rapport à son propre corps, finissant par là de creuser le fossé entre l’individu et son corps. C’est par exemple le cas avec la chirurgie esthétique, qui accomplit le fantasme pour l’individu de pouvoir « choisir son corps », comme on choisirait un vêtement pour qu’il soit en adéquation avec son humeur ou sa personnalité. Le célèbre exemple d’Orlan, une artiste française ayant réalisé plusieurs séries de performances de chirurgie esthétique, est ici éloquent. Durant ses interventions chirurgicales filmées, elle avait lu un passage de La Robe d’E. Lemoine-Luccioni : « La peau est décevante. (…) J’ai une peau d’ange, mais je suis chacal ; une peau de crocodile, mais je suis toutou ; une peau de noir, mais je suis blanc ; une peau de femme, mais je suis homme. Je n’ai jamais la peau de ce que je suis. » Ainsi, la partition entre l’identité et l’individu est affirmée : « mon corps » n’est pas « moi ».
Des doutes persistent néanmoins. Il n’est pas sûr que l’on puisse à ce point séparer l’individu de son corps. L’identité ne se construit-elle pas justement à travers le corps ? Ne sommes-nous pas, comme le disait Nietzsche, pris dans le piège de la grammaire lorsque nous disons « mon » corps ? Il est bien probable, au contraire, que je ne sois qu’un produit de mon corps et que la partition entre « moi » et « mon corps » ne soit que toute illusoire.
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Il semble que mon corps me possède plus que je ne le possède (A), voire que je puisse être réduit à lui (B).
Le fantasme d’une désolidarisation de l’individu de son corps n’est en fait véritablement qu’un fantasme. Comme le souligne Foucault dans Le corps utopique, on ne peut échapper à son corps : « je peux bien me tapir, me faire aussi petit que je le pourrai, je peux bien me laisser fondre sur la plage au soleil, il sera toujours là, jamais ailleurs. » Le corps est caractérisé par sa permanence et, peu importe ce que je ferai, mon corps est toujours là au moins « avec » moi, et je ne suis jamais sans « mon corps ».
Dans La Faim, Knut Hamsun nous propose l’histoire d’un journaliste vivant dans une pauvreté prononcée. L’intérêt de son histoire est que la faim modifie son comportement et sa manière de penser, des choses que l’on pense d’ordinaire liées à l’identité profonde des individus. Ainsi, la faim le rend désagréable, le pousse à voler et à arrêter de pratiquer la charité. Il semble alors que je ne fasse pas que sentir mon corps : celui-ci me détermine aussi.
Dans une perspective plus prononcée, il est possible de réduire l’individu à son corps. Ainsi, Spinoza se fait partisan d’un monisme matérialiste, et écrit dans Ethique : « L’Âme et le Corps ne sont qu’un seul et même individu, conçu tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Etendue. » Ainsi, l’Âme n’est que l’idée du corps, et il y a une stricte correspondante entre moi et mon corps. Ainsi, par exemple, si je manque de minéraux, je vais être mélancolique, mais non pas par rapport de cause à effet, mais par correspondance immédiate. Mon corps n’agit pas sur moi : je suis « mon corps », et il n’y a plus de raison d’introduire une distance entre mon corps « et » moi.
Nietzsche réduit également l’individu à son corps sous un angle différent. Pour lui, l’individu est bien un produit de son corps, qui est un « complexe d’âmes multiples ». Ce sont l’organisation et la hiérarchie qui s’établissent entre ces différentes âmes qui sont à l’origine de ce qu’on pourrait assimiler à l’identité : une volonté de puissance, c’est-à-dire une force propre d’interprétation du monde qui détermine le comportement. Je ne suis alors qu’un produit de cette organisation non définitive.
Enfin, les recherches récentes de la science tendent à assimiler de plus en plus l’individu à son corps. Pour C. Lombroso, dans la ligne tracée par la phrénologie, les individus naissent criminels plutôt que ne le deviennent. L’identification des criminels en puissance passe alors par l’étude de déterminants corporels : forme du crâne, gènes, etc.
En passant à la limite, un tel raisonnement en vient à faire de l’individu un objet. C’est ce que souligne par exemple Agamben dans Identité sans personne. Il y compare les hommes des sociétés contemporaines aux prisonniers de camps de concentration. Tout comme ceux-ci étaient réduits au numéro qui étaient tatoué sur leur bras, nous sommes aujourd’hui réduits à ce « fatum antique » qu’est notre ADN. Nous voyons bien ici que le risque est de faire de l’individu un objet. Je suis « mon corps », ce corps uniquement matériel, mais je deviens alors « un corps ». Peut-on encore parler d’identité à ce moment-là ? N’est-ce pas, comme le souligne Agamben, une « identité sans personne », au sens où il ne peut y avoir de « moi » sans personne libre, humaine derrière ? Par ailleurs, dire « je suis » mon corps ne traduit-il pas une sorte de transcendance dans l’immanence ? Au contraire, le rapport du sujet à son corps est un rapport irrémédiablement ambigu qu’il s’agit désormais de décrire.
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Mon existence est d’emblée corporelle sans qu’elle soit celle d’une chose (A), mais une distance persiste toujours avec mon corps (B).
Il est du mérite de Merleau-Ponty, et des auteurs dont il s’est inspiré, d’avoir remis le corps au centre de l’identité tout en ayant maintenu l’ambiguïté fondamentale du rapport que l’on a avec son corps. La notion de « corps propre » permet de la décrire. Elle exprime pour Merleau-Ponty la distance que « mon corps » a avec « moi » tout en soulignant sa spécificité. Mon corps n’est jamais pour moi un objet. Il est cette chose permanente par laquelle je vois le monde. C’est par le corps que je « sens », c’est lui qui « sent » le monde. Mais en même temps, « sa cohérence est celle d’une chose » (l’Œil et l’Esprit). Mon corps est donc un objet du monde tout autant qu’il sent le monde. Il est donc « sensible » au double sens de ce qui sent et de ce qui peut être senti. Or, ce paradoxe, dont l’on peut faire l’expérience avec l’expérience de la main que Merleau-Ponty reprend à Husserl, traduit bel et bien ce rapport ambigu que j’ai à mon corps : je sens, j’existe par lui, mais en même temps, je peux le sentir comme une chose qui me serait extérieure. D’où l’idée, paradoxale et insoluble, d’une immanence dans la transcendance et d’une transcendance dans l’immanence du « moi » par rapport à mon corps.
Merleau-Ponty insiste sur l’idée que notre identité ne peut être pensée en dehors de notre corps. Dans les Causeries, il prend l’exemple d’un individu qui se mettrait en colère contre un dénommé « Paul ». Cette colère, je ne puis la rapporter à mon esprit que par réflexion. Mais, en réalité, elle est parfaitement solidaire de mon corps, elle éclate dans l’espace commun, elle « afflue à la surface de mes joues. » Mes émotions sont donc corporelles et ne peuvent être rapportées à un « moi » qui transcende son corps.
Mais cette existence corporelle n’est plus celle d’un corps matériel, une chose sans identité propre, car le corps demeure non-déterminé et se reconfigure à travers ses interactions avec le monde, à travers ses interactions avec le monde, à travers un va-et-vient continu entre le sujet et le monde. L’identité, la liberté et la pensée demeurent intactes et permettent de penser un « moi ».
Toutefois, il demeure une distance fondamentale et paradoxale qui fait que « mon corps » n’est pas entièrement moi. Dans L’intrus, J.-L. Nancy relève la difficulté à accepter son corps comme partie de soi lorsqu’il a subi des transformations. C’est en particulier le cas lors de greffes du visage, qui font apparaître un « intrus » dans le corps : une partie de soi a changé, et il est parfois dur de l’accepter.
En dehors de ce cas particulier, le corps ne demeure jamais totalement approprié par le sujet et intégré à l’identité. Dans Le Journal d’Emma, P. Valéry met en scène une protagoniste qui s’interroge sur son rapport à son corps et la distance qu’elle relève parfois avec lui : « le corps, c’est le fruit d’interminables découvertes. » Ses épaules et ses seins l’ « étonnent » et il [lui] semble qu’ils sont beaux. » Cette possibilité de découvrir son corps révèle que l’individu ne sera jamais, pour lui, assimilé à son corps, il ne s’y identifie que partiellement.
A ce propos, il est intéressant de noter que je peux découvrir « mon corps » à travers les autres, et pas uniquement à partir de « moi ». Cela est paradoxale, car on pourrait penser que je suis le mieux placé pour connaître « mon corps ». Or, c’est parfois à travers l’autre que je le découvre le mieux, ce qui suggère que le rapport entre « mon corps » et « moi » est toujours incomplet. Ainsi, Valéry, dans Alphabet, insiste sur le fait que la caresse permet de faire sentir son corps à l’individu et l’aider à le découvrir : « Tu es faite ». En passant à la limite, l’étreinte amoureuse pourrait être un acte de découvert de soi, comme les Amants Enlacés de Rodin qui semblent se découvrir en même temps qu’ils découvrent l’autre ; ou à travers l’acte sexuel qui me donne à sentir mon corps à travers celui de l’autre, auquel il s’unit pour un instant et « accomplit le rêve de l’union totale avec l’être aimé » (Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux).
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Nous avons progressivement de mieux en mieux saisi le rapport de l’individu à son corps. Si je peux extérioriser mon corps, en faire un objet pour moi, ce rapport n’est qu’apparence, voire déni de la réalité : la solidarité entre mon corps et moi. Toutefois, si je ne peux pas y échapper, il n’empêche qu’il est impossible d’établir une stricte correspondance entre moi « et » mon corps. Celui-ci me reste définitivement ambigu, ce que traduit bien le chiasme de Merleau-Ponty et l’idée de transcendance dans l’immanence. Je n’ai ni je suis mon corps : il ne m’est pas extérieur et je ne me réduis pas à lui pour autant. En définitive, il demeure toujours une distance entre mon corps et moi, que je peux tâcher d’amenuiser à travers les autres et le rapport qu’ils peuvent m’offrir à mon propre corps.
source : https://major-prepa.com/culture-generale/copie-philosophie-hec-18/
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