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Ricoeur, "Philosophie de la volonté" (Bac blanc, lycée naval de Brest, février 2024)

Publié le 6 Mars 2024, 07:29am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Ricoeur, "Philosophie de la volonté" (Bac blanc, lycée naval de Brest, février 2024)

Proposition de traitement par Mr Victor Vimbert, T3, lycée naval de Brest

 

"Ainsi le freudisme est entré dans nos moeurs comme le type même de l’explication descendante, de la réduction du supérieur à l’inférieur: rien ne retient plus d’aller jusqu’au bout d’une explication totale de l’homme par cet inconscient refoulé et refoulant, sexuel et auto-punitif, infantile et ancestral. Le freudisme véhicule une mentalité générale selon laquelle toute valeur non-vitale est tenue pour une manifestation déguisée de cet inconscient. Le Cogito veut dire autre chose que cela qu’il croit signifier : la conscience est le phénomène chiffré de l’inconscient. La générosité de la conscience qui donne sens à ses pensées et accueille des valeurs est soudain tarie. C’est bien cette menace qui est pressentie, et peut-être obscurément souhaitée, par quiconque cherche dans le freudisme non un secours pour comprendre et guérir la conscience qui échoue, mais une explication qui le délivre de la charge d’être libre; il faut avouer que cette doctrine a un prestige que n’a point la caractérologie, car elle ne se contente pas de situer l’individu dans une classe, mais prétend l’expliquer dans sa singularité, le ramener aux sources premières de ses pensées et de ses actes; en explorant des régions cachées et interdites à lui-même, elle suscite cette curiosité mêlée de crainte des doctrines de délivrance, voire des religions à mystère. Le freudisme a pour les consciences faibles quelque chose de fascinant que traduit bien son succès mondain ; ce succès n’est point étranger à son essence, mais en exprime l’incidence inévitable dans la conscience moderne. Celle-ci y pressent sa ruine et peut-être que toute passion, qui est un certain vertige de la liberté, y suppute, avec une perspicacité diabolique, son meilleur alibi. La conscience cherche une irresponsabilité de principe dans sa propre régression au vital, à l’infantile et à l’ancestral; le goût pour les explications freudiennes, en tant qu’elles sont une doctrine totale de l’homme en chacun, c’est le goût pour les descentes aux enfers, afin d’y invoquer les fatalités d’en-bas."
 Paul Ricœur, Philosophie de la volontéLe volontaire et l’involontaire, vol. 1 in fine, 1949.

 

“Le moi n’est plus le maître dans sa propre demeure”. Lorsque Sigmund Freud écrit en 1916 cette phrase dans son ouvrage Introduction à la Psychanalyse, il le fait pour introduire une thèse révolutionnaire sur le psychisme humain : l’existence d’un inconscient. L’inconscient selon Freud fait partie à part entière du processus de conscience de l’Homme et permet d’expliquer les faits psychiques qui jusqu’alors posaient problème dans la quête pour la définition du moi parce que leur sujet ne semblait pas être à leur origine, bien que ses pensées étaient siennes. Freud développe ainsi la psychanalyse, une pratique controversée qu’il assimile à une science et qui permettrait, selon lui, de guérir une conscience malade en expliquant ces faits psychiques inavoués comme la résultante de la somme des vécus du sujet et de l’action d’un inconscient qui ne cesserait de tenter des intrusions dans le processus de pensée d’un individu.
Plusieurs interrogations émergent alors : La psychanalyse peut-elle être considérée comme une science ? La psychanalyse permet-elle réellement de guérir une conscience malade ? La psychanalyse ne constituerait-elle pas un refuge pour ceux qui se refusent d’assumer leurs pensées?

Paul Ricoeur répond à cette question dans Philosophie de la Volonté. Le Volontaire et L’Involontaire, volume 1, publié en 1949. L’auteur y développe une argumentation où il défend que la psychanalyse – qu’il appelle “freudisme” – constitue en effet un moyen d’expliquer l'émergence de pensées difficilement assurables, et de fait qu’elle permet de se dédouaner de la responsabilité qu’on peut avoir dans l’apparition de certaines pensées ou désirs.
L’auteur structure son argumentation en trois temps : il commence par expliciter ce qu’il entend par “freudisme” pendant les trois premières phrases, avant de détailler de la ligne 7 à la ligne 17 pourquoi cette pratique connaît un si grand succès. Enfin, il décrit l’effet qu’a sur la conscience l’exposition aux thèses psychanalytiques.

 

Paul Ricoeur débute son argumentation par l’utilisation du terme “Freudisme” pour caractériser la pensée de Freud et les pratiques qui peuvent en découler (ici, la psychanalyse).
L’utilisation de ce terme au lieu de “psychanalyse” préféré par Freud dénote de l’opposition que l’auteur s’apprête à exprimer face aux théories de Freud. Dans la première partie de la première phrase de texte (jusqu’à “inférieur”), l’auteur explique que le freudisme est perçu comme un processus d’explication récursif : d’un fait de départ, il permettrait d’inférer une collection de faits antérieurs. Par récursivité, le processus explique également chaque élément de cette liste par une liste du même ordre, et ce, jusqu'à l’atteinte d’éléments primitifs, comme des axiomes dont on assumerait la vérité et qui servent de briques de départ à notre démonstration. La suite de la phrase donne la nature de ces éléments primitifs : ils sont produits de l’inconscient. Le terme “inconscient” réfère ici au “ça”, défini dans la seconde topique de Freud de 1920. Le ça est en effet décrit comme le lieu des désirs interdits d’ordre sexuel et animal, comme une entité du processus psychique entrant en confrontation constante avec le moi et le sur-moi (“refoulé et refoulant”). Les termes “infantiles et ancestrales” font ici directement référence à la vision de Freud selon laquelle tout acte, toute pensée émise par un individu peut être expliquée par l’influence du ça sur le moi et le sur-moi liée à des traumatismes vécus pendant l’enfance, souvent eux-mêmes expliqués par des traumatismes similaires subies pendant  l’enfance par les figures parentales. La récursivité s’applique encore, et le moindre fait vécu par un membre de l’arbre généalogique de l’individu est susceptible d’avoir une influence sur sa vie.

La deuxième phrase du texte renforce cette première définition en résumant que chez Freud, l’inconscient, qui est la somme des pulsions et désirs primitifs d’un individu, pourrait expliquer le moindre fait psychique ou représentation d’esprit qui ne semble pas en rapport direct avec les dites pulsions primitives.

Cette première partie de l’argumentation se conclut par la phrase suivante: “Le Cogito veut dire autre chose que cela qu’il croit signifier : la conscience est le phénomène chiffré de l'inconscient”. Ici, l’auteur fait directement référence au cogito cartésien. Selon Descartes, le moi peut être divisé en deux parties intrinséquement liées : la res extensa, ou “chose physique”, et la res cogitans. Cette “res cogitans”, ou “cogito”, désigne la vie psychique d’une personne, son processus de pensée. Le cogito a conscience de lui-même, et cette conscience de lui-même suffit selon Descartes à justifier sa propre existence : “Cogito ergo sum”, je pense donc je suis. Cependant ,l’auteur implique ici que le cogito n’est pas une entité psychique autosuffisante, mais plutôt la partie émergée du ça. Ainsi, le cogito a conscience de lui-même en tant qu’organe psychique autonome car il est constitué par le l’inconscient de façon à ce que cette tromperie ait lieu. L’existence de l’inconscient suppose donc une incapacité totale à se rendre compte du processus de pensée qui nous anime dans sa globalité.
Ainsi, dans cette première partie, l’auteur caractérise le freudisme et les problèmes qu’il implique dans la définition usuelle du moi.

 

Dans une deuxième partie, l’auteur détaille les raisons qui peuvent expliquer le succès que connaît cette pratique pourtant problématique.
L’auteur commence par rappeler les problèmes que pose l’inconscient, que qui lui sert à introduire le succès de la pratique freudienne. La quatrième phrase du texte peut être expliquée comme suit : l’introduction de l’inconscient dans le processus psychique implique automatiquement des difficultés pour le cogito à se représenter ledit processus psychique. La “générosité de la conscience” désigne ici cette capacité, et reflète le caractère pratique de cette capacité dans l’analyse du moi. 
L’auteur peut donc maintenant introduire le "succès" de cette notion, ce qu’il fait de la sorte : ces difficultés à se représenter son flux de pensées sont assez rapidement réalisées par celui qui réfléchit sur l’inconscient. Alors, il émerge que la psychanalyse pourrait être détournée de son usage premier désigné par Freud qui est médical (“secours pour comprendre et guérir la conscience qui échoue”). Cette difficulté peut en effet être assimilée à un mur opaque qui empêche de savoir nos réels désirs. En admettant l’existence de l’inconscient, on accepte donc d’abandonner une part de liberté perçue, car on accepte que certaines de nos actions soient dirigées par une entité que nous ne percevons pas. Ceux que cette liberté effraie car trop vaste, trop permissive, peuvent donc être tentés de considérer l’importance de l’inconscient comme une façon de s’amputer d’une partie de cette liberté.

L’auteur, de la ligne 10 (“Il faut …”) à la ligne 13 (“... actes”), concède alors l’un des attraits majeurs de la psychanalyse : cette pratique s’oppose à d’autres méthodes d’analyse de l’individu par sa flexibilité. En effet, le psychanalyste s’attache par l’écoute du patient à l’analyser comme une entité unique. Ainsi, même si la psychanalyse s'avérait fausse, elle flatte tout de même celui qui l’écoute en lui donnant la sensation d’être scruté dans le moindre détail et conforte l’idée qu’il est unique en accordant de l’importance aux plus petites pensées qu’il peut produire.
Dans la suite de la phrase, Paul Ricoeur développe l’idée que la psychanalyse, par les méthodes qu’elle déploie, intrigue celui qui en est objet de la même façon que des pratiques jugées discutables. En effet, la psychanalyse, en analysant un inconscient caché à l’individu, prétend lui exposer une partie secrète de son être, ce qui est de nature à intriguer quelqu’un. Par “doctrine de délivrance, voire religion à mystère”, l’auteur entend toute pratique s’appuyant sur des principes secrets intrigants et qui essaye d’analyser le sort d’un individu. Ici, en faisant cette comparaison, l’auteur associe le freudisme à du charlatanisme.

Enfin, l’auteur dans la dernière phrase du mouvement apporte un autre élément d’explication quant au succès du freudisme : pour les “consciences faibles” (une expression péjorative qui exprime ici la trop forte crédulité de certains), l’exposition à la thèse freudienne générerait une forme d'obsession liée à l’effet que l’idée de la présence d’un inconscient peut avoir sur lesdites “consciences faibles”.
L’auteur dans cette partie explique donc bien les raisons du succès de la psychanalyse, et conclut en expliquant que la psychanalyse possède un effet sur la conscience

 

L’auteur développe dans une troisième et dernière partie les effets de que l’idée d’un inconscient peut avoir sur la conscience de certains.
Si on considère la conscience non-freudienne, donc un processus monolithique transparent à lui-même, il vient immédiatement que les pensées dites inexplicables sont plutôt inavouables car trop contraires aux normes sociétales. Alors, la conscience, en plus de voir dans l’inconscient une menace car remettant en cause sa connaissance d'elle-même, verrait en ce dernier le bouc émissaire parfait pour expliquer les pulsions dont elle est à l’origine. C’est ainsi que l’auteur utilise le terme “alibi”. L’inconscient devient un alibi, une excuse qui justifie tout acte inassumable.
La dernière phrase du texte renforce la précédente : les explications freudiennes font reposer toutes nos actions sur des événements passés et délivrent donc un moyen d’excuse systématique qui s’applique sans restriction. Il est donc naturel qu’une conscience utilise ce moyen pour expliquer et se dédouaner de ses actions. Sartre utilise dans L’Être et le Néant, publié en 1943, le principe de la "mauvaise foi" pour expliquer cette capacité de la conscience à se dédouaner de certaines actions : lors d’une situation où la conscience se retrouve face à ses propres interdits, qu’ils soient sociaux ou moraux, l’individu aura tendance à rentrer dans un personnage, à se nier en se donnant de manière arbitraire des attributs qui ne sont pas siens afin de justifier une décision. L’image sartrienne de "la coquette" l’illustre bien. La coquette se refuse de remarquer quand le jeune homme lui prend la main car elle se retrouve face à ses propres désirs. Elle se nie alors et joue le personnage de l’innocence enfantine qui ne perçoit pas les implications d’un tel acte.

La mention finale des enfers et des “fatalités d’en bas” fait référence au caractère déterministe de la théorie freudienne : si on accepte l’existence d’un inconscient qui nous contrôle, on accepte le fait que notre vie est entièrement définie par des traumatismes passés chez nous et nos "ancêtres", et donc rien ne peut être fait pour nous sauver de notre destin.

 

En conclusion, l’auteur dénonce le freudisme de par les détournements dont cette théorie est sujette. Pour ce faire, il rappelle ce qui caractérise cette pensée en soulevant les problèmes qu'elle implique avant d’expliquer les raisons du succès de cette théorie. Enfin, il explicite l’effet sur un conscience non-freudienne qu’a l’exposition à l’idée d’un inconscient.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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