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Chet Baker, "My Funny Valentine" - 1956

Publié le 26 Octobre 2019, 09:46am

Catégories : #Philo & musique

Chet Baker, "My Funny Valentine" - 1956

Notre standard du jour est très connu, et pourtant il comporte de nombreux secrets. Il s’agit de My Funny Valentine, chanson d’amour étrange, hymne du Jazz Cool et d’un lyrisme épuré. Même si comme souvent c’est Frank Sinatra qui reprend cette chanson pour en faire un standard, c’est la version de Chet Baker qui reste la plus connue. Il en a fait sa chanson signature en la chantant en 1956 dans son album culte : « Chet Baker Sings ».

Le 13 mai, nous commémorerons les trente ans de sa disparition. Aussi, cet épisode consacré à My Funny Valentine est également un hommage à Chet Baker, ange déchu du Jazz. Son histoire est celle d’une ascension fulgurante et d’une chute vertigineuse. C’est une histoire dramatique que résumait le journaliste Steve Allen ainsi : « Chet Baker a commencé comme James Dean, avant de finir comme Charles Manson. »

Pour percer les secrets de My Funny Valentine, nous allons écouter six versions choisies parmi des milliers. Chet Baker lui-même l’a joué des centaines de fois. Au programme cette fois-ci, quelques incontournables (Miles Davis et Frank Sinatra notamment) mais aussi quelques versions qui sauront vous surprendre.

 

Aujourd’hui nous allons parler d’un standard extrêmement connu mais plein de secrets : My Funny Valentine. C’est une une chanson d’amour que vous avez sans doute déjà entendu quelque part, elle a été reprise des centaines de fois. Il y a donc beaucoup de choses à dire sur ce standard, et encore plus à écouter. Comme  d’habitude, je vais vous raconter son histoire autour de six versions soigneusement sélectionnées parmi des centaines. Et on va commencer avec la version mythique de My Funny Valentine. Elle a été enregistrée par un tout jeune Chet Baker, icône du Jazz Cool, jeune rebelle fragile qui passe son fil de voix au travers d’une harmonie très épurée. Quelques jours après la sortie de cet épisode, nous allons commémorer les trente ans de sa disparition. Je vous propose donc aujourd’hui un hommage à Chet Baker, ange déchu du Jazz.

Trompettiste avant d’être chanteur, il a fait de My Funny Valentine sa chanson signature, l’hymne d’une mélancolie poétique et d’un lyrisme sans fioritures. Voici sa célèbre interprétation, extraite de l’album culte « Chet Baker Sings », sorti en 1956.

  1. Chet Baker – Chet Baker Sings, 1956

Chet Baker disait qu’il improvisait comme il racontait une histoire à un enfant, en jouant des choses simples, sans donner trop de choses à entendre d’un seul coup et donc en jouant peu de notes. Pourtant, c’est aux côtés de Charlie Parker, le roi du Jazz Bebop que Chet se fait connaître. A 22 ans, il revient tout juste de son service pour l’armée et se fait repérer par Bird, qui est alors de passage sur la côte ouest des Etats-Unis. La légende raconte que Bird a immédiatement appelé Miles Davis et Dizzy Gillespie en leur annonçant qu’un petit blanc allait leur donner du fil à retordre. Et il avait raison, Chet Baker est très vite acclamé par le public, pour son style de jeu très cool, pour sa voix cassée toujours à la limite d’être fausse, mais vigoureusement sincère. A son apogée, Chet Baker vend plus d’album que Miles Davis. Il attire les foules, avec son physique de mannequin et son swing toujours en équilibre sur le tempo, avec des notes déposées délicatement au fond du temps. Il est très critiqué par ses confrères de la côte est, qui ne supporte pas qu’un blanc soit plus reconnu qu’eux sous prétexte de sa belle gueule. Horace Silver dira qu’il ne supportait pas, je cite : « ce jazz de pédé ». Mais ce n’est pas eux qui allaient causer le plus de tort au succès de Chet Baker…

Extrait du documentaire : « 1963, filmée par les actualités Beaumont dans une chambre d’hôtel de Pigalle, l’étrange confession de Chet Baker, qui n’en était alors qu’au début d’une longue errance… »

*Chet Baker – You Go To My Head* (≈ 1’58’’)

Son histoire est une formidable ascension suivie d’une chute vertigineuse. Chet Baker marche dans les pas de Charlie Parker, y compris sur sa consommation de drogue. Accro à l’héroïne, il n’en décrochera jamais. Chet Baker s’est lentement détruit lui-même. Il s’absente même de longues années de la scène après quelques mois de prisons et une bagarre avec son dealer qui lui cassera toutes ses dents. Il doit alors porter un dentier, réapprendre à jouer de la trompette. Sa métamorphose est aussi physique. Sa gueule d’ange se transforme en visage creusé par la drogue. Un journaliste a même déclaré que Chet Baker avait « commencé comme James Dean avant de terminer comme Charles Manson ». Son jeu ne sera plus jamais le même, ses blessures l’obligent à choisir soigneusement ses notes. Et pourtant, parfois, lors de fulgurances qui se font de plus en plus rares, Chet Baker rappelle à tous le souvenir du merveilleux musicien qu’il fut autrefois. Lors de concerts en Europe où il passe les dernières années de sa vie, il interprète My Funny Valentine des centaines de fois.

*Chet Baker – My Funny Valentine (Live In London)*

On raconte que Miles Davis n’a jamais été très sympa avec Chet Baker, qu’il l’accusait de prendre le Jazz à la légère. Il existait une sorte de défiance entre le jazz de la West Coast et l’East Coast. Cette histoire préfigurait étrangement ce qui allait se passer plus tard avec le hip-hop… Mais malgré cette adversité, le style de Miles Davis de cette époque n’est pas si antagoniste à celui de Chet Baker. Miles était d’ailleurs un autre formidable ambassadeur du Jazz Cool. Quelques années après Chet, il enregistre lui aussi My Funny Valentine avec un quintet légendaire : John Coltrane, Red Garland et Paul Chambers et Philly Joe Jones, qui figure également sur l’album de Chet Baker. Ils se sont réunis en 1956 pour enregistrer pas moins de quatre albums en deux jours. Sur les bandes, Miles Davis enregistre pour la première fois sa vision de My Funny Valentine :

  1. Miles Davis – Cookin’ With The Miles Davis Quintet, 1957
  2. Frank Sinatra – Songs For Young Lovers, 1954

C’était encore Frank Sinatra, encore une fois dans Version Standard. La raison pour laquelle j’ai choisi sa version cette fois, c’est d’abord parce que comme toujours, c’est parfaitement exécuté et que c’est Sinatra qui est le premier à récupérer cette chanson en Jazz. Mais aussi parce que cette version est très intéressante, car elle comporte une très grande ambiguïté que Sinatra cultive sans doute malgré lui. Pour comprendre, il nous faut revenir aux origines de la composition de My Funny Valentine. Comme souvent, elle provient d’un spectacle de Broadway. Dans cette pièce, My Funny Valentine est une étrange chanson d’amour, où il est dit que Valentine n’est pas forcément la plus belle, mais qu’elle est admirablement drôle et qu’elle est une véritable œuvre d’art… Ou plutôt « Il », car dans la pièce originale, Valentine est un homme. En anglais, ce prénom est parfaitement mixte, mais la chanson ne l’est pas totalement. Ce n’est sans doute pas perceptible pour un non-anglophone mais les paroles ne laissent pas tellement place au doute, cette chanson a été écrite pour qu’une femme le chante à un homme, dans une relation tout à fait hétérosexuelle comme le veut la bienséance de l’époque. Cette chanson est peut-être une sorte de mise en abîme de la relation entre le compositeur de la chanson et l’auteur des paroles, le fameux duo de Richard Rodgers et Lorenz Hart, homosexuel qui n’osait pas s’assumer… Des années plus tard, le prénom « Valentine » pour un homme est devenu ringard. Et Sinatra, le crooner par excellence, avec sa voix virile et sa réputation de coureur de jupon, chante de manière tonitruante cette chanson pour faire définitivement de « Valentine » une femme. Quelques années plus tard, Chet Baker ranime l’ambiguïté de la chanson, avec sa douceur et sa grâce que l’on a parfois qualifiées d’androgyne.

My Funny Valentine sera toujours repris par des femmes, comme pour rassurer la chanson sur ses problèmes identitaires. Notamment par Anita O’Day. En 1958, elle compose son album avec uniquement les plus grands hits du moment. Elle y interprète Night In Tunisia, Body And Soul et évidemment My Funny Valentine :

  1. Anita O’Day – Sings The Winners, 1958
  2. Ben Webster – Ballads, 1978

C’était le son rauque du saxophone de Ben Webster, véritable ténor du Jazz. Avec un peu moins de retenue que Chet Baker, il parvient dès les premières notes du morceau à mettre en avant toute la beauté de la mélodie. Cette version a été enregistrée en 1978 pour son album intitulé simplement « Ballads ». Ben Webster était surnommé « La Brute » pour son côté bourru et le son ronflant de son saxophone ténor. Pourtant, il savait également être romantique, comme ici en reprenant l’héritage de Chet Baker. Un des rares points communs de Ben Webster avec Chet Baker, c’est d’avoir partagé la scène avec Gerry Mulligan, saxophoniste et pianiste. Au début de sa carrière, Gerry Mulligan s’est fait connaître aux côtés de Chet avec leur quartet sans piano, une nouveauté pour l’époque. Comme je vous le racontais au début de l’émission, la carrière de Chet Baker qui a immédiatement décollé, laissant de côté Gerry Mulligan, qui a d’abord grandi dans son ombre. Mais il a lui aussi fini par rencontrer le succès mérité, en s’imposant comme une référence, en jouant avec les plus grands, y compris avec Ben Webster. Leur rencontre a été gravée non pas dans le marbre mais sur des 33 tours en 1959.

Pour nous il est temps de conclure cet épisode. Je vous remercie d’avoir écouté ce podcast, vous savez quoi faire s’il vous a plu, Version Standard est sur les réseaux Facebook et Twitter, toutes les infos sont sur VersionStandard.fr et n’oubliez pas de vous abonner pour ne pas rater le prochain épisode, que ce soit sur votre application de podcasts préférée ou via la newsletter. Merci beaucoup pour votre soutien, pour vos partages et vos gentils commentaires.

J’ai longtemps hésité sur la dernière version de My Funny Valentine que je voulais vous faire découvrir. J’ai une liste impressionnante d’interprètes avec Ella Fitzgerald, Sammy Davis, Herbie Hancock, ou encore Chucho Valdès qui donne au standard des sonorités latines. Et puis j’ai succombé au charme d’une étrange exploration sonore de deux allemands. A la guitare et au piano, le duo va chercher la beauté du morceau dans des sonorités inhabituelles. Cette dernière version est encore plus épurée que celle de Chet Baker, mais elle va vous faire voyager. A vous de vous laisser emporter où vous le désirez par F.S. Blumm et Nils Frahm.

  1. S. Blumm & Nils Frahm – Tag Eins Tag Zwei (2016)

source : 

https://versionstandard.fr/2018/05/09/my-funny-valentine/

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