partie 2
Vampires vs Zombies : l'aristocratie selon Jarmsuch
Après un sommeil relatif depuis les années 80, le thème vampirique est à nouveau à la mode au cinéma depuis une dizaine d’années, avec le phénomène commercial Twilight en guise de tête d’affiche. Comme on dit dans la série True Blood, les vampires sont sortis du cercueil (5). Only Lovers est la réplique de Jarmusch à cette résurgence. Quelle est la position des vampires de Jarmusch dans l’époque ? Comme le dit N. Auerbach, chaque époque a les vampires qui la reflètent : le Vampire n’existe pas, il n’existe que des vampires (6). Or, il est possible de retracer les grandes lignes d’une histoire du vampirisme au cinéma, en prenant pour fil conducteur le rapport de la figure du vampire à l’évolution technologique des médias. Si le mythe raconte qu’un vampire est sans reflet spéculaire, les fictions au cinéma n’ont cependant eu de cesse de définir le vampire par son rapport à son image médiatique et à sa médiatisation. L’histoire des médias et l’histoire sociale sont intimement liées l’une à l’autre. On pourrait presque dire que les évolutions médiatiques conditionnent en partie les évolutions sociales. Symétriquement, la métamorphose du vampire suit cette évolution qui a vu peu à peu le cinéma se substituer au théâtre comme média dominant, puis la télévision à la radio, puis, aujourd’hui, l’internet et le streaming à la télévision.
Le roman de Bram Stoker installe déjà toute une série de médias technologiques qui sont contemporains de la fin du XIXe siècle, réseaux ferroviaires, télégraphe, phonographe d’Edison, machine à écrire, sténographie (7). Mais ces médias sont alors ceux qu’utilise le cercle des bourgeois londoniens dans leur lutte contre Dracula. Le Comte oppose ses pouvoirs fantastiques à ceux de la modernité technologique qu’il hante comme un esprit. À la communication télégraphique, il oppose son emprise télépathique sur Lucy et Mina ; à l’ubiquité de la voix phonographiée du Docteur Seward, il oppose le charme hypnotique de sa propre voix métallique, ainsi que sa propre ubiquité vaporeuse, franchissant la distance entre la Transylvanie et Londres. L’oralité séculaire de Dracula hante la civilisation graphique. Quand, dans la dernière partie du roman, le Comte accède au cabinet du Docteur Seward, il brûle les cylindres phonographiques et les manuscrits qu’il y trouve. Mais cet acte est vain, puisque l’information ne réside pas dans la matérialité présente des cylindres qui n’en sont que des occurrences. L’information-type est en effet conservée intacte dans d’autres copies dactylographiées par Mina sur sa machine à écrire. L’acte du vampire ne fait donc qu’exprimer sa mécompréhension ontologique du médium phonographique : Dracula traite le cylindre comme s’il était un original, c’est-à-dire une réalité autographique à instance unique, du même type qu’une peinture ou qu’une sculpture. La reproductibilité détache au contraire la copie de sa dépendance à l’égard d’un original : il n’y a que des copies. La mécompréhension de Dracula vient de son ancrage anachronique dans le paradigme de la présence, vocale et physique, qui est encore celui du XIXe siècle, siècle théâtral. Le film de Jarmusch ne prend son importance historique qu’à condition qu’on le relie à cette source littéraire : le phonographe, outil de l’Angleterre victorienne dans sa lutte contre la présence insaisissable de Dracula, va en effet, plus d’un siècle après Stoker, être réapproprié par le vampire comme un outil de sa propre opposition à la société moderne. Quelle est l’évolution qui a rendu possible cette réappropriation tactique du phonographe ?
Le roman de Stoker, publié en 1897, est pourtant contemporain du Manoir du Diable (1896) de Georges Méliès, le premier « film de vampire » de l’histoire du cinéma. De fait, l’appropriation du vampire par le cinéma va peu à peu le réconcilier avec les médias graphiques. Au tournant du XXe siècle, le Théâtre des Vampires d’Armand est remplacé et ringardisé par le cinématographe. À l’émotion présentielle qui était liée à l’événement de la représentation théâtrale, telle qu’elle est représentée dans Entretien avec un vampire (1994) de Neil Jordan, fait place un nouveau type d’émotion. À l’ère de ce que W. Benjamin a appelé la « reproductibilité mécanique » de l’image, l’émotion cinématographique est en effet une émotion ubiquitaire, qui fait rayonner l’image comme un simulacre, à distance de l’objet dont elle est l’image. C’est au cinéma que Louis, à la fin d’Entretien avec un vampire, peut assister au spectacle d’un lever de soleil, sans voir réellement le soleil mortel dont il est l’image. C’est encore au cinéma que, dans le Dracula (1992) de Coppola, le comte entraîne Mina pour la séduire. Au cinéma, Louis voit aussi Nosferatu de Murnau. Ne souffrant pas la lumière du jour, le Nosferatu de Murnau était en effet une sorte de métonymie du cinéma lui-même. Mettant en abyme le procédé d’impression de la lumière sur la pellicule, la lumière expressionniste de Murnau faisait du vampire un personnage de salle obscure, sortant du noir comme de sa crypte.
La logique même de cette évolution technique conduit fatalement à ce que Benjamin a appelé la perte de l’ « aura » de l’image. Symétriquement, le vampire perd aussi l’aura surnaturelle qui ceignait Nosferatu. La salle de cinéma était encore un lieu de rassemblement direct entre les spectateurs, dans laquelle les conditions collectives et affectives d’un authentique événementétaient encore réunies. Au contraire dans Martin (1977) de George A. Romero, c’est à la radio que le vampire s’en remet, par téléphone, pour confier sa pulsion sanguinaire honteuse, symbole de son mal-être adolescent. Juvénile et refoulé, idiot parmi la population locale qui l’exploite, le vampire de Romero est déshabillé de toute l’aura visuelle et surnaturelle dont son vieux cousin superstitieux veut continuer de le doter, en le traitant de « Nosferatu » de manière accusatoire. C’est désormais la voix seule, par l’émission radiophonique, qui assure au vampire sa gloire ridicule parmi les auditeurs. La radio continue certes d’organiser des rassemblements, le jour et à l’heure de l’émission. Mais ce sont désormais des rassemblements indirects. Martin peut se confier sans être vu ; grâce au medium radiophonique, il ne sort pas de l’intimité protectrice de sa chambre. La radio relie des solitudes domestiques, des gens qui ne se voient pas. L’appellation aristocratique de « comte » devient alors le surnom ridicule et moqueur dont le présentateur de l’émission affuble le jeune homme. De même, le téléphone dont s’équipe Martin contre la volonté de son cousin réactionnaire, devient l’instrument salvateur de sa satisfaction pulsionnelle : quand, à Braddock, il s’introduit dans la maison de sa victime, c’est en jouant avec les différents combinés qu’il parvient à contrecarrer son appel de détresse vers l’hôpital. Chez Stoker, le Comte avait déjà contrecarré le dispositif technologique de ses chasseurs londoniens en faisant de Mina Harker une sorte de machine téléphonique vivante à son service, lui permettant d’entendre leurs plans à distance. Sa voix métallique et mesmérique agit de manière télégénique comme la voix phonographiée du Docteur Seward simule sa voix réelle en son absence. Mais le pouvoir hypnotique et télépathique de Dracula était encore une alternative magique à ceux de la modernité technologique dans laquelle il s’infiltrait et qu’il enchantait. En se démocratisant, les médias technologiques de télécommunication allaient bientôt se désolidariser de l’imaginaire magique et paranormal qui avait accompagné leur avènement (8). Au contraire de Dracula, Martin est un jeune homme de son temps, désœuvré et diabolisé par les vieux habitants de la banlieue post-industrielle de Pittsburgh qui sert de décor sinistré à ses déambulations. Le vampire est devenu plus moderne que son chasseur catholique et patriarcal. Comme sa cousine Christina, Martin trouve dans le téléphone privé de sa chambre un pouvoir « immatériel » banalisé, pouvoir dont le prive le monde commun du travail précaire et des relations sociales matérielles – typiquement, sexuelles – qui l’effraient. Le pouvoir radiophonique est devenu triste.
Le désenchantement de la figure du vampire a suivi une pente progressive depuis les années 80. Dans Near Dark (Aux frontières de l’aube, 1987), Kathryn Bigelow opère un premier grand décrochage d’avec la figure aristocratique : les vampires, jamais nommés comme tels, ne sont plus qu’une horde de desperados clochardisés, parias de l’Amérique des Yankees, qui vagabondent dans le désert en quête de victimes occasionnelles. La série True Blood d’Alan Ball prolonge cette problématisation du rapport entre majoritaire et minoritaire : les vampires n’y sont plus des marginaux, outsiders clandestins de la société humaine. Sortis du cercueil comme les homos sont sortis du placard, ils s’organisent en un groupe minoritaire en quête de citoyenneté démocratique. L’invention du TruBlood, un sang synthétique qui satisfait leurs besoins nutritionnels, leur permet d’échapper à la prédation clandestine. Représentés par l’AVL, l’American Vampire League, ils revendiquent leurs droits, comme avant eux les autres minorités, Noirs et Homosexuels.
Or, le moyen de la lutte politique, c’est désormais la télévision. La télévision supplante le cinéma et la radio, exactement comme le cinéma avait supplanté le théâtre d’Armand. True Blood incarne le passage du vampire de la salle obscure au petit écran. La série d’Alan Ball met savamment en abyme son propre medium : c’est à la télévision que Nan Flanagan, porte-parole charismatique de l’AVL, influence l’opinion en s’opposant avec flegme aux chrétiens intégristes qui perpétuent la peur persécutrice des minorités. La politique de l’intégration démocratique (ou « mainstreaming ») est une média-politique. Les vampires sont devenus télégéniques. C’est encore à la télévision que le vampire Bill Compton raconte la folie du sang dont il a triomphé, comme on triomphe d’une addiction, dans un storytelling typiquement américain. À la différence de True Blood qui met en tension le mainstreaming, Twilight pousse à son comble l’intégration du vampire minoritaire à la norme sociale dominante. La famille Cullen est en effet une famille de vampires dénaturés ou assimilés. Abstinents, ils ont ascétiquement renoncé au plaisir sanguinaire qui était distinctif de leur race, au profit des valeurs familiales prônées par le père. En tant que série cinématographique, Twilight incarne l’influence de la télévision sur le cinéma, la manière dont la photographie lisse et apollinienne du petit écran a contaminé et vampirisé l’image cinématographique.
À contre-courant de cette tendance massive qui démocratise et assimile le vampire, Jarmusch réaffirme résolument son aristocratisme essentiel. Cette réaffirmation est inséparable d’une réaffirmation du médium cinématographique lui-même et de ses effets esthétiques propres. L’usage du ralenti est précisément le procédé cinématographique par lequel Jarmusch rend au vampire son style visuel distinctif : quand Ève marche dans les rues de la vieille ville de Tanger, le ralenti qui intervient soudain en cours de mouvement semble la mettre en apesanteur. Il confère à sa démarche une impression de flottement vaporeux qui la découpe sur fond des murs jaunes, aristocrate indifférente aux marchands qui veulent lui vendre leur drogue. Michael Almereyda avait déjà cherché dans Nadja (1994) à produire des effets de vampirisme cinématographique, notamment par le recours à la caméra PixelVision de Fisher Price, qui brouillait l’image en noir et blanc dans un chatoiement onirique et insomniaque. De même, l’ingestion du sang, représentée par Jarmusch à la manière d’un shoot d’héroïne, fait l’objet d’un effet visuel de grand écran : en gros plan, les visages des vampires extasiés, la tête partant lentement en arrière et semblant s’enfoncer dans le sol par un usage subtil de la profondeur de champ. L’aristocratisme vampirique est esthétique. Esthètes érudits, le goût d’Adam et Ève pour la science est lui-même un goût esthétique, un goût pour la vision poétique du monde que donnent les théories de Tesla ou d’Einstein, pour l’imagination musicale que nourrissent les récits astronomiques sur les naines blanches. Même le rituel toxicomane est traité esthétiquement, l’aiguille hypodermique du shoot héroïnomane trouvant son analogon dans l’aiguille du phonographe. Cette esthétisation du plaisir toxique tranche avec The Addiction (1995) d’Abel Ferrara, où la pulsion vampirique était traitée dans sa noirceur addictive la plus triste. Même l’errance finale d’Adam et Ève dans les rues de Tanger, si elle est certes l’errance de deux junkies en manque, anémiés et titubants, évoque encore l’histoire mythique de la « Beat Generation ». Ils fuient Détroit après la mort d’Ian, comme Burroughs avait fui à Tanger après la mort accidentelle de sa femme.
source :
http://www.revue-eclipses.com/only-lovers-left-alive/revoir/le-rock-des-vampires-125.html
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