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"La liberté individuelle dans "Le Passeur" " (exposé)

Publié le 30 Mars 2018, 12:30pm

Catégories : #Philo & Cinéma, #Philo (exposés)

"La liberté individuelle dans "Le Passeur" " (exposé)

Le Passeur - Lois Lowry / Nils Gaup

 

Proposition de traitement par mlles Liong Wee Kwong et Jacques, lycée Albert Ier de Moanoc, TS4, mars 2018.

 

Introduction

 

Le Passeur est un roman dystopique de Lois Lowry. Il constitue le premier tome de la série « Le Quatuor » qui comprend également les romans : L'élue, Messager et Le Fils; et a été adapté au cinéma 20 ans après sa sortie.

Ce roman d’anticipation met en scène Jonas, un jeune adolescent vivant dans une communauté futuriste où tout semble parfait : tout le monde jouit d’un bonheur égal. Les souffrances, physiques ou morales, ont disparu ; là n’existent ni faim, ni maladie, ni solitude, ni conflit. Les bons procédés de chacun envers tous et de tous envers chacun tels que bienveillance, politesse, discrétion, assurent la cohésion et l’harmonie du groupe. Pourtant, à la lecture, on se rend compte que la Communauté si parfaite en apparence n’est pas exactement ce qu’elle semble être.

Cela dit, c’est à la cérémonie des douze ans, où les enfants devenant des douze ans se voit attribuer leur fonction, que tout va changer. En effet, Jonas est sélectionné pour être le nouveau Dépositaire de la Mémoire: l’unique détenteur de tous les souvenirs liés à l’histoire de son peuple, qui vit dans l’insouciance et l’ignorance du passé. Ainsi, il va être confronté au passé d’une communauté qu’il pensait idyllique. Jonas devient alors conscient de ce dont on l’a privé, lui et toute sa Communauté. Cette prise de conscience amène Jonas à se rebeller afin que les souvenirs soient à nouveau communs.

 

Ainsi devons-nous bannir la souffrance au prix de ne jamais connaître la joie ? Faut-il préserver la liberté individuelle et politique quand bien même elle est susceptible d’erreurs ? Ou doit-on la supprimer, comme nous le présente le modèle de Lowry, pour faire prévaloir ce qui est bénéfique ?

 

I - Dépositaire de la mémoire

 

Jonas apprend, lors de la cérémonie des douze ans, qu’il a été “sélectionné”, et non “assigné” comme ses camarades de classe, pour devenir le nouveau Dépositaire de la Mémoire, une fonction unique et prestigieuse, et qui requiert quatre attributs : l’intelligence, l’intégrité, le courage et la capacité “à-voir-au-delà”.

Chaque jour après l’école, il se rend chez le Passeur pour commencer son apprentissage. C’est un vieillard aux yeux clairs comme ceux de Jonas, usé par sa fonction et qui vit depuis trop longtemps dans une profonde solitude; pourtant il n’en reste pas moins respecté par sa communauté. (Extrait film 17:23) Pendant sa première leçon, une étrange sensation envahit le corps du jeune homme qui, l’instant d’après, se retrouve sur une luge en train de dévaler les pentes enneigées d’une montagne; une expérience incompréhensible, car Jonas n’a encore jamais vu de neige, de luge ou de montagne. C’est un souvenir, un fragment de mémoire que le passeur lui a transmis, et le premier d’une très longue série. Ce processus de “transmission” de souvenir est intéressant et n’est pas sans rappeler l’oeuvre de Kant, Réponse à la Question : Qu’est-ce que les Lumières?, où ce dernier explique que le mineur, qui fait écho à la notion de minorité juridique, c'est-à-dire la période de la vie durant laquelle l'individu est présumé manquer des capacités ou de l'expérience nécessaires à l'exercice de certaines responsabilités; car il est incapable de se gouverner seul par lui-même, doit être guidé par le tuteur, responsable du mineur, pour devenir majeur, c’est-à-dire celui étant capable de se gouverner soi-même par rapport aux exigences de la réalité aussi bien juridiques et civiles. Il est alors possible de faire une parallèle entre Le Passeur et Réponse à la Question : Qu’est-ce que les Lumières? où, Jonas est le mineur guidé par son tuteur : le Passeur. Ce dernier guide Jonas avec bienveillance et dans son intérêt. Kant précise également que tout bon tuteur travaille à sa disparition comme le fait le Passeur. En effet, ce dernier en transmettant tous ses souvenirs les perd à tout jamais; pour laisser place à Jonas. En revanche, Kant ajoute, également, que tout mineur préfère le rester et reposer sur autrui; et que deux barrières s’élèvent à l’apprentissage : la paresse et la lâcheté; ce que Jonas ne semble pas connaître :

 

“ Sans qu’on le lui demande, Jonas ferma les yeux de nouveau. Il sentit de nouveau les mains sur son dos. Il attendit.”

 

II - Le groupe avant l’individu

 

Une des caractéristiques de la dystopie est le fait que le groupe écrase l’individu. Les sociétés dystopiques proposent des systèmes efficaces, où tous les rouages s’arrangent avec minutie et où chaque détail est réglé; impliquant donc aussi un contrôle de l’imprévisible et du différent. Il s’agit donc de priver ses membres d’une part plus ou moins grande de leur liberté, et d’uniformiser les distinctions. (Extrait film 00:40) Dans Le Passeur, les citoyens n’ont pas la possibilité de faire des choix personnels. Les enfants ne choisissent pas leur vélo, ni leurs vêtements. Les habitants de la communauté ne peuvent ni choisir leur métier, le prénom de leurs enfants; mais aussi leur futur conjoint. Et de là émerge une interdiction, qui est celle de procréer. Tout a déjà été prévu pour eux, jusque dans les moindres détails, ce qui n’est pas sans nous rappeler le livre d’Ally Condie, Promise :

 

“ - Si tout est pareil, on n’a plus le choix. Je veux pouvoir me lever le matin et faire des choix. Une tunique bleue ou une tunique rouge. [...] Je sais bien que cela n’a pas d’importance [...]. Mais…

 - C’est le fait de choisir qui compte, n’est-ce pas?, suggéra le Passeur”

 

Cette privation a pour but de faire de tous les membres des êtres parfaits où chacun aurait sa place, afin d’arriver à la formation d’un groupe d’individus homogène. En effet, les notions d’égalité et de justice prennent alors toute leur splendeur dans Le Passeur. Le fait que l’injustice nous indigne montre que la justice est une exigence d’égalité, car, c’est quand un traitement, un partage ou bien une reconnaissance nous semble inégalitaire, que nous crions à l’injustice. La justice devrait donc se traduire par l’égalité, symbolisée par un équilibre de balance. Pourtant, personne ne peut soutenir que tous les hommes sont égaux. De fait, aux inégalités naturelles, comme par exemple, celle d’aptitude ou de force , s’ajoutent les inégalités sociales, c’est-à-dire de richesse ou de culture. Malgré tout, la justice exige qu’il y ait une égalité en droit des hommes à travers l’obtention à une égale reconnaissance de leur dignité humaine. C’est donc ce que vise la communauté décrite par Lowry, qui va même jusqu’à supprimer les couleurs. Or, Jonas, tout au long de son apprentissage, comprend qu’en les supprimant, on supprime les différences, pour favoriser la ressemblance; mais, avant tout, l’égalité. Les citoyens sont d’autant plus égaux et se ressemblent d’autant plus qu’ils vivent dans un monde en noir et blanc, appelé “l’Identique”.

 

III - Un système totalitaire : surveiller tout, jusque dans l’inconscient…

 

Une fois que les habitants de la communauté ont été privés de leur libre-arbitre, c’est-à-dire de la possibilité de faire des choix, il faut, pour garantir la stabilité sociale, les surveiller et les contrôler un peu comme dans 1984 de George Orwell.

Dans Le Passeur, tous les personnages sont soumis à des lois très strictes, qui prévoient en cas d’infraction des peines pouvant aller jusqu’à la mort, bien que les citoyens de la Communauté ne sachent pas ce que c’est, et pense être “élargis” vers “l’Ailleurs”. La présence d’une police pour surveiller les populations dans le livre de Lowry n’est pas nécessaire, car chaque individu veille les uns sur les autres : c’est le contrat social. Le contrat social est un pacte qui détermine l’organisation d’une société. Chez Hobbes ou Rousseau, le contrat social est à l’origine et au fondement même de toute communauté politique. Si un membre du pacte est blessé ou attaqué, les autres seront là pour le défendre et le protéger; mais, aussi, pour le dénoncer s’il commet une infraction. Les principes des lois dans la Communauté sont immuables et enseignés dès le plus jeune âge, rappelant l’embrigadement des enfants qu’Hitler imposait dès le plus jeune âge. Les élèves n’apprennent pas à développer un esprit critique ou bien une pensée; mais à connaître par cœur les lois pour mieux les respecter et les appliquer. Il est donc naturel pour chacun de surveiller, de contrôler, voire de dénoncer son voisin.

La surveillance est permanente, et va même jusqu’à mettre sur écoute chaque individu et d’épier les moindres faits et gestes de chacun. L’idée est d’empêcher toute rébellion, ce qui induit donc de pénétrer dans les pensées les plus intimes de chaque personne. Et cela se traduit dans Le Passeur par un rite obligatoire, qui est de raconter ses rêves.

L'inconscient forme un système indépendant, et ne peut pas devenir conscient sur un simple ordre du sujet parce qu'il a été refoulé. C'est une force psychique active et pulsionnelle, qui résulte d'un conflit intérieur entre des désirs qui cherchent à se satisfaire et une personnalité qui leur oppose résistance. De nombreux phénomènes psychiques se produisent en nous, sans que nous en ayons conscience, et déterminent certains de nos actes conscients. Ainsi, nous pensons nous connaître, mais nous ignorons pourquoi nous avons de l’attrait ou de la répulsion à l’égard de certains objets. Cela peut correspondre à la part inconsciente de notre personnalité. Selon Freud, toute névrose, c’est-à-dire l’affection caractérisée par des troubles affectifs et émotionnels, du sujet provient d’une rupture d’équilibre entre le surmoi, le ça et le moi, qui sont expliqués dans sa deuxième topique, et qui se manifeste par un sentiment d’angoisse :

– le « ça » est totalement inconscient. C’est le réceptacle des désirs inavoués et refoulés au plus profond. Il correspond à la part pulsionnelle.

– le « moi » est conscient. Il assure la stabilité du sujet, en l’empêchant au quotidien de libérer ses pulsions.

– le « surmoi » représente une intériorisation des interdits parentaux. Il est, également, à l’origine du refoulement et du sentiment de culpabilité. Le « surmoi » est celui qui interdit ou autorise les actes du « moi ».

Cela montre donc que les citoyens de la Communauté ne sont pas les « maîtres dans leur propre maison ». L'inconscient ne s'exprime qu'indirectement dans les lapsus, les symptômes névrotiques et les rêves, d’où le rite obligatoire mis en place dans la Communauté. Il est donc possible de contrôler les habitants jusque dans l’inconscient. C’est précisément à travers les rêves que l'inconscient se libère, que tout homme est mis à nu et est vulnérable. Dans ces moments, il peut dévoiler des informations compromettantes pouvant le mettre en “danger”. D’ailleurs, Winston Smith, dans 1984, soulignait et répétait qu’il était dangereux de parler durant son sommeil; car on n’avait pas de contrôle dans ces instants.

 

IV - Jonas, un garçon atypique : un passage de la soumission à la rébellion

 

(Extrait film 34:00) Lorsque Jonas est élu Dépositaire de la Mémoire une nouvelle vie commence. Il entrevoit, à travers les souvenirs, des émotions qu’il ne connaissait pas. Il découvre la joie, la passion, le désir et l’amour, mais aussi des émotions plus sombres et tristes. Il comprend qu’il existait auparavant toute une palette de sentiments, qui ont été annihilés par la Communauté, enterrés sous les lois ou aseptisés par les médicaments avalés, pour le livre, ou les injections, pour le film chaque jour. Enfin, Jonas prend pleinement conscience de sa capacité “à-voir-au-delà” : il découvre la couleur. Mais toutes ces découvertes s’accompagnent d’un solitude qui ne cesse de grandir :

 

“Ce qu'il y a de pire quand on détient les souvenirs, ce n'est pas la douleur. C'est la solitude dans laquelle on se trouve. Les souvenirs sont faits pour être partagés.” - Jonas

 

Peu à peu, Jonas se met à prendre ses propres décisions, à ne plus respecter les règles, et essaie même de transmettre des souvenirs à ses proches pour les éclairer et leur montrer le vrai monde; mais, ces derniers, conditionnés depuis leur naissance à ne jamais voir au delà de tout ce qu'on leur impose, ne sont pas réceptifs.

Le moment où tout a basculé est le passage où Jonas apprend ce qu’est l’”élargissement”. (Extrait film 54:15) C’est le moment crucial où Jonas demande à voir une cérémonie d’”élargissement” et découvre la vérité. Jonas pensait que cette cérémonie consistait à envoyer les personnes vers l’Ailleurs, un endroit merveilleux. Or la réalité est tout autre, et Jonas comprend qu’“élargir” quelqu’un signifie tuer. Ainsi, on assiste à la révolte de Jonas qui passe d’un garçon respectueux et croyant en le bien-fondé de la Communauté à un individu révolté. Avec le Passeur, il met en place un plan, afin de faire prendre conscience à tous la vérité sur leur monde. Il a, malgré tout, conscience que l’accès à la vérité pour tous engendrera, également, la souffrance et la panique; ce qui pousse le Passeur à rester dans la communauté, pour guider et conseiller :

 

« [...] les gens y avaient accès. Apparemment c’est comme ça que ça se passait dans le temps. Tout le monde avait accès aux souvenirs. C’était le chaos, poursuivit-il. Ils ont vraiment souffert pendant un temps. Finalement cela s’est résorbé quand les souvenirs ont été assimilés. Mais cela leur a fait certainement prendre conscience de la nécessité d’avoir un dépositaire pour contenir toute cette douleur. Et tout ce savoir. »

 

Une question émerge alors. La conscience fait-elle la grandeur ou la misère de l’homme? Pascal répondra qu’elle fait les deux. En effet, elle rend l’homme responsable de ses actes. La conscience définit l’essence de l’homme et en fait sa dignité. Par exemple, Jonas a conscience que son départ mettra un terme au monde aseptisé dans lequel ses proches vivent et est prêt à assumer les conséquences : seul l’homme a accès à cette dimension de moralité. Mais, la conscience l’arrache à l’innocence du monde, il connaît aussi sa misère, mais, surtout, le fait qu’il devra mourir. Cependant, avoir conscience de soi, ce n’est pas lire en soi comme dans un livre ouvert; savoir que j’existe, ce n’est pas encore connaître qui je suis. C’est donc parce que je suis un être de conscience que je peux me tromper sur ma condition et me méconnaître, alors qu’un animal dénué de conscience ne saurait se mentir. Ainsi, l’on comprend cette nécessité de priver les hommes des souvenirs mis en place par la Communauté, et cela répond à une des questions phares du livre :

 

« Mais pourquoi est-ce que les souvenirs ne peuvent pas être à tout le monde ? » - Jonas

 

(Extrait film 1:21:39)

 

Conclusion

 

    Ainsi, en voulant être parfaite et renoncer à toutes formes de sentiments, la communauté de Jonas a précipité sa chute. Lois Lowry nous présente ainsi les mécanismes pouvant conduire à une aliénation, c’est-à-dire le fait de céder ou de perdre, volontaire de la liberté, et propose avec Jonas l’exemple d’une conscience s’efforçant d’assumer la responsabilité, et les risques qu’entraîne la liberté retrouvée.

 

 







 

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