« A quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt »
La nuit était fort noire et la forêt très-sombre.
Hermann à mes côtés me paraissait une ombre.
Nos chevaux galopaient. A la garde de Dieu !
Les nuages du ciel ressemblaient à des marbres.
Les étoiles volaient dans les branches des arbres
Comme un essaim d’oiseaux de feu.
Je suis plein de regrets. Brisé par la souffrance,
L’esprit profond d’Hermann est vide d’espérance.
Je suis plein de regrets. O mes amours, dormez !
Or, tout en traversant ces solitudes vertes,
Hermann me dit : - Je songe aux tombes entr’ouvertes ; -
Et je lui dis : - Je pense aux tombeaux refermés.-
Lui regarde en avant : je regarde en arrière,
Nos chevaux galopaient à travers la clairière ;
Le vent nous apportait de lointains angelus ;
dit : - Je songe à ceux que l’existence afflige,
A ceux qui sont, à ceux qui vivent. - Moi, - lui dis-je,
Je pense à ceux qui ne sont plus !
Les fontaines chantaient. Que disaient les fontaines ?
Les chênes murmuraient. Que murmuraient les chênes ?
Les buissons chuchotaient comme d’anciens amis.
Hermann me dit : - Jamais les vivants ne sommeillent.
En ce moment, des yeux pleurent, d’autres yeux veillent.
Et je lui dis : - Hélas ! d’autres sont endormis !
Hermann reprit alors : - Le malheur, c’est la vie.
Les morts ne souffrent plus. Ils sont heureux ! j’envie
Leur fosse où l’herbe pousse, où s’effeuillent les bois.
Car la nuit les caresse avec ses douces flammes ;
Car le ciel rayonnant calme toutes les âmes
Dans tous les tombeaux à la fois !
Et je lui dis : - Tais-toi ! respect au noir mystère !
Les morts gisent couchés sous nos pieds dans la terre.
Les morts, ce sont les coeurs qui t’aimaient autrefois
C’est ton ange expiré ! c’est ton père et ta mère !
Ne les attristons point par l’ironie amère.
Comme à travers un rêve ils entendent nos voix.
Octobre 1853.
Introduction : lecture du texte, romantisme de Hugo (pensez aux tableaux étudiés dans le chapitre 5,
notamment ceux de Caspar David Friederich, auxquels le titre peut faire penser), place dans le
recueil (parlez des particularités du livre IV), ce qui amène au thème du poème : une « songerie »
sur la mort. Donnez ensuite le mouvement du texte, sa dynamique (c'est-à-dire le découpage en
parties dont vous voyez une proposition avec les titres ci-dessous).
Première partie : un décor mystérieux et magique (v.1-6)
Dans la première strophe, le poète nous décrit le paysage qui entoure les deux cavaliers du
titre. Il commence par donner le temps (« la nuit ») et le lieu (« la forêt »), avant de nous donner les
personnages (« Hermann » et le narrateur qui dit « je »), et de repartir dans la description de leur
environnement (« les nuages », « les étoiles », « les branches »). On constate ainsi des allers et
retour entre le lointain (jusqu'aux étoiles) et le proche, si bien que les cavaliers semblent se fondre
dans ce paysage qui les entoure. Ce paysage est plutôt ténébreux. On peut le voir par exemple avec
les adverbes intensifs « fort » et « très » associés à « noire » et « sombre », qui insistent sur la
noirceur. De plus, on peut dire que cette noirceur est comme accentuée par son contraste avec la
lumière à la fin de la strophe : « les étoiles », pourtant de faible luminosité, apparaissent « de feu »
tellement la nuit est noire autour. Le paysage semble pesant à cause de la comparaison entre « les
nuages » et « les marbres » (on peut noter au passage que « nuages » doit se prononcer en trois
syllabes, ce qui alourdit ce mot d'ordinaire léger). Cependant, il y a du mouvement, de la vitesse
même, avec le galop du chevaux, dynamisé par l'exclamation « A la garde de Dieu ! » et son
allitération en « d » qui fait entendre les sabots des chevaux. Cette vitesse est telle que les étoiles ne
sont pas des points fixes mais semblent en mouvement, d'où la comparaison finale avec « un essaim
d'oiseau de feu ». On peut entendre dans cette dernière citation des consonnes fricatives qui font
siffler, fuser, les étoiles dans les arbres, et allègent une strophe qui était au début assez lourde.
Enfin, ces « oiseaux de feu » amènent de la magie qui donnent de l'espoir au milieu des ténèbres.
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Deuxième partie : dans la tête des personnages (v.7-9)
Dans la seconde strophe, on en apprend davantage sur ce qu'il se passe dans la tête des
personnages. En effet, jusqu'ici, Hermann n'était apparu que comme une silhouette bien
mystérieuse, une « ombre ». Or plusieurs éléments mettent ce personnage en parallèle avec Hugo :
tandis que le poète est « plein de regrets », Hermann est « brisé par la souffrance », et ils ont donc
en partage une douleur psychologique. La douleur va et vient de l'un à l'autre, en écho, et on
retrouve au vers 9 exactement la même phrase qu'au vers 7 (« Je suis plein de regrets »), ce qui
montre un certain ressassement, une insistance sur cette douleur, accentuée ensuite par
l'exclamation tragique : « Ô mes amours, dormez ! ».
Troisième partie : mouvements et paroles symétriques des cavaliers
(v.10-24)
Après cette stagnation, le vers 10 relance la vitesse grâce à un verbe de mouvement
(« traversant ») appuyé par une allitération en « s » : les chevaux filent à travers la forêt, nommée
ici « ces solitudes vertes ». Et le rythme est relancé également par deux prises de paroles, coup sur
coup, montées en parallèles (même ordre des mots, même verbe introducteur de discours) :
Hermann et « je » prennent la parole, et on constate alors qu'il n'y a pas seulement une similitude
entre eux, mais une opposition antithétique : pour Hermann les tombes sont « entr'ouvertes », donc
disponibles, prêtes à accueillir de futurs morts, tandis que le « je » lui rétorque qu'elles sont
« refermées ». Cette symétrie, ce jeu de miroirs entre les deux, se confirme dans la troisième et la
quatrième strophes : il y a alors trois oppositions d'une part entre « en avant » et « en arrière », au
vers 13, d'autre part entre « à ceux qui sont » et « à ceux qui ne sont plus » (vers 17-18), grâce à une
négation, et enfin entre les yeux qui « veillent » et ceux qui sont « endormis » (vers 24). On constate
également une opposition de style entre les deux : Hermann utilise une figure d'insistance
(l'anaphore « à ceux »), alors que le « je » parle plus simplement, mais avec plus d'émotion (rendue
par les points d'exclamation). Si on regarde les réseaux de mots utilisés par l'un et l'autre, on
comprend que cette opposition est construite autour de termes simples (devant/derrière, être
vivant/être mort), et nous invite à interpréter symboliquement les « regards » du vers 13 : Hermann
regarde « en avant », c'est-à-dire vers l'avenir, et ce qu'il voit c'est que « l'existence afflige », qu'elle
fait « pleurer » les uns, veiller les autres, sans espoir de sommeil, c'est-à-dire sans que cela ne
s'arrête jamais. Pour Hermann, la vie fait mal. C'est cela qui créait son sentiment de la deuxième
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strophe (« L'esprit profond d'Hermann est vide d'espérance »), et son envie suicidaire (les tombes
« entr'ouvertes »). D'un autre côté, Hugo regarde « en arrière », et ce qu'il voit, ce sont « ceux qui ne
sont plus », ou « qui sont endormis », c'est-à-dire les morts, d'où les « regrets » de la deuxième
strophe.
Si l'avant est l'avenir et l'arrière est le passé, on peut interpréter le chemin que parcourent les
deux cavaliers comme la ligne du temps : ils avancent dans leur vie, et ce mouvement est perpétuel,
ineluctable, ils ne peuvent y résister : ce sont les chevaux qui galopent, comme nous le rappelle
encore le verbe de mouvement du vers 14. Et si le chemin est leur vie, la forêt qui les entoure est le
monde dans lequel ils vivent, très mystérieux. Les « lointains angélus » peuvent être un symbole
d'une religion qui n'aide que faiblement les cavaliers, ou tout simplement de l'humanité dont les
cavaliers se sentent séparés : dans le désespoir, dans leur nuit, ils sont seuls. La nature, elle, semble
vouloir aider : c'est le vent, personnifié, qui « apporte » les sons des cloches. Dans la quatrième
strophe, c'est au tour des fontaines, des chênes et des buissons d'être personnifiés, associés à des
verbes de parole (« chantaient », « murmuraient », « chuchotaient »). Mais, contrairement à d'autres
poèmes de Hugo, les paroles ici sont indéchiffrables, d'où les deux questions qui ne sont pas
rhétoriques, mais qui demeurent sans réponse : on ne saura jamais ce que disaient les fontaines et
les chênes. On a même l'impression que le volume est de plus en plus faible : il n'y a aucune
occlusive dans le vers 20, ce qui donne un effet de douceur, et va bien avec le « murmure ». La
comparaison « comme d'anciens amis » renforce l'idée d'une nature repliée sur elle-même : les
cavaliers (et donc, symboliquement, les hommes) sont exclus de cette amitié.
Quatrième partie : les discours enflent et révèlent leurs vérités (v.25-fin)
Dans les deux dernières strophes, les deux cavaliers développent davantage leur pensée,
chacun dans une strophe. Cela procure au lecteur à la fois une sensation d'éclaircissement (les
paroles jusque-là étaient plutôt énigmatiques, symboliques, cryptées), et d'emphase : chacun
prononce un discours, et la parole enfle dans la nuit pour occuper tout l'espace du poème. Ainsi, l'un
comme l'autre multiplient les figures d'insistance, notamment les anaphores (en « où » au vers 27,
en « car » vers 28-29, en « les morts » aux vers 32-33, en « c'est » au vers 34), les points
d'exclamation, et on perçoit même une gradation : avec Hermann on s'élève de l'herbe à l'arbre et
ensuite à la nuit, au ciel, pour enfin aboutir à la répétition d'une totalité : « toutes les âmes dans
tous les tombeaux à la fois ». Ce qui est remarquable, c'est qu'on reconnaît dans le style de
Hermann et dans sa vision du monde celle de Victor Hugo lui-même : le monde terrestre est
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connecté au ciel par des rayons de lumière (ici on retrouve le champ lexical de cette lumière avec
« flammes », rayonnant »), et l'homme fait partie d'une nature unifiée et aimante (champ lexical de
la douceur : « caresse », « douces », « calme »). Pourtant, c'est cet optimisme-là qui est refusé par le
« je » du poème (donc par Hugo), et cela en des termes violents (impératif : « Tais-toi ! »). On ne
comprend tout d'abord pas pourquoi il appelle au « respect », au nom des « morts », au nom des
proches qui ont disparu (« l'ange expiré » peut être Léopoldine, ou un autre enfant mort). Il faut
attendre les deux derniers vers pour que la solution apparaisse : en fait, ce qui est rejeté, ce n'est pas
tant la vision douce de l'au-delà, mais « l'ironie amère » qui consiste, au nom de cet espoir d'un au-
delà meilleur, à fuir cette vie-ci, c'est-à-dire à considérer que la mort est préférable à la vie. Il y a
donc une « morale », qui consiste à mettre à distance l'idéologie suicidaire, au nom des morts qui
auraient bien aimés, eux, pouvoir vivre plus longtemps. Ainsi, la communication entre le monde des
vivants et celui des morts qui est révélée dans l'ultime vers (« ils entendent nos voix ») impose un
comportement moral qui interdit le suicide. Cela explique l'attitude du « je » pendant tout le poème.
On peut même penser que « Hermann », dont l'initiale est la même que « Hugo », est un double de
Hugo, l'ombre de Hugo, son écho, son image-miroir et inversée, et plus précisément la part de lui
qui attend impatiemment que la mort vienne. Si l'on suit cette idée, le dialogue mis en scène dans
cette forêt ténébreuse est un dialogue intérieur, entre Hugo-suicidaire et Hugo-résistant-au-suicide,
et la forêt peut figurer les abîmes de l'âme.
Conclusion : « L'être est Gouffre et Légion », nous disait le poète dans Magnitudo Parvi (III, 30).
Et l'on voit effectivement ici que l'être est à la fois un abîme mystérieux, entre ténèbre et magie, un
lieu où la personnalité se révèle multiple et dialogue avec elle-même, sous le regard d'une nature
bienveillante et lointaine.
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