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Hugo, "Les Contemplations" , IV, XIII :" Veni, vidi, vixi"

Publié le 17 Novembre 2020, 15:15pm

Catégories : #Philo (Notions)

Hugo, "Les Contemplations" , IV, XIII :" Veni, vidi, vixi"

Veni, vidi, vixi


J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche, sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

Puisqu'au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J'assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l'heure où l'homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;

Puisque l'espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu'en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j'aspire à l'ombre où tu reposes,
Puisque mon coeur est mort, j'ai bien assez vécu.

Je n'ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.
J'ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.

J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai servi, j'ai veillé,
Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine.
Je me suis étonné d'être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.

Dans ce bagne terrestre où ne s'ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J'ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.

Maintenant, mon regard ne s'ouvre qu'à demi ;
Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et d'ennui, comme un homme
Qui se lève avant l'aube et qui n'a pas dormi.

Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l'envieux dont la bouche me nuit.
Ô Seigneur, ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m'en aille et que je disparaisse !

 

Le texte : Succession de quatrains qui martèlent, en l'amplifiant, le désespoir du poète. Le registre en est à la fois lyrique et épique. Par rapport à d'autres poèmes comme le poème VI (« Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin ») la douleur du poète prend ici un tour plus universel ; il ne parle plus seulement de la mort de sa fille mais d'une difficulté, plus générale, à habiter le monde. Ce texte fait donc écho à la préface des Contemplations dans laquelle Hugo dit justement vouloir dépasser le lyrisme « personnel » pour parler de tous. Le titre fait d'ailleurs écho à une phrase célèbre qu'aurait prononcée César, mais dont Hugo modifie le dernier terme. « Veni, vidi, vici » (Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu) devient « Veni, vidi, vixi » (Je suis venu, j'ai vu, j'ai vécu... et donc « je suis mort »). L'auteur convoque ainsi une référence culturelle pour s'en emparer et dire autrement la douleur de la perte et de l'exil.

Problématique : comment la douleur exprimée dans ce texte, au-delà du deuil, embrasse-t-elle l'humaine condition ? Et comment le poème exprime-t-il l'amertume de l'homme blessé pour qui la vie n'a plus de sens ?

I-L'expression omniprésente de la douleur

1)Champ lexical de la douleur, du désespoir ; le thème est rappelé tout au long du poème : « douleurs » (v. 1), « esprit sans joie » (v. 6), « ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé » (v. 10) ; la douleur est martelée par l'allitération en « t » au v. 8 : « et sens de tout la tristesse secrète » ; ou par le rythme des phrases (« saignant » à la fin de l'hémistiche au v. 22). On peut également relever un certain nombre de tournures hyperboliques, qui insistent sur l'intensité de la souffrance : « de tout » (v. 8), « mon coeur est mort » (v. 12) « ayant beaucoup souffert » - avec l'adverbe « beaucoup » (v. 20).

2)Une attitude résignée face à la vie : l'auteur semble appeler de ses voeux une mort proche et n'a plus guère espoir en l'existence. Le passé composé montre qu'il prend du recul par rapport à sa vie et la regarde sous un jour sombre, comme si elle était achevée : « J'ai bien assez vécu » (v. 1 et v. 12) (les 2 adverbes dénotent une lassitude) ; « Puisque l'espoir […] dans mon âme est vaincu » (v. 9) ; « J'ai porté mon chaînon » (v. 24). Notons que les verbes « vivre », « vaincre » renvoient tous deux aux titres ; le verbe « vaincre » reprend la citation de César mais elle en inverse le sens : ce n'est pas le poète qui a vaincu, mais les blessures de la vie qui l'ont vaincu. Les négations (ne... plus ; ne... qu'à demi) connotent une forme d'impuissance, tout comme la phrase : « J'ai fait ce que j'ai pu ». Le poète exprime ainsi une vision pessimiste de l'existence, martelée par la présence de « puisque » en anaphore, qui dénote l'évidence du désespoir (il n'a plus rien à attendre).

3)Une douleur amplifiée au fil du texte : tout le texte peut être lu comme une amplification du titre ; les 3 termes qui le composent sont rappelés au v. 1, v. 9, v. 12, donc dans les 3 premiers quatrains qui forment une unité (la phrase « j'ai bien assez vécu » ouvre et clôt ce temps du poème). Par la suite l'auteur utilise le passé composé et semble ajouter à ces trois verbes – ceux qui composent le titre – tout un ensemble d'actions (exemple : « j'ai servi, j'ai veillé ») ; il s'approprie donc en la développant la devise qui compose le titre, de telle sorte que le poème tout entier peut être lu comme son amplification (reprise et variation d'un même thème). Or, l'amplification est un procédé épique, ce qui pose une tension, dans ce texte, entre deux registres a priori contradictoires : le lyrique et l'épique (noter aussi la gradation, de l'évocation des joies anciennes à celle de l'existence comme condamnation : le poème prend un tour de plus en plus sombre ; la fatalité est de plus en plus inscrite dans le texte au point que la seule échappatoire possible, pour le poète, est la mort).

Pourquoi le registre épique et le registre lyrique sont-ils contradictoires ? Parce que le lyrisme est le registre des émotions personnelles, du « Je », alors que l'épopée est un genre qui relate les actions glorieuses d'un héros symbolisant à lui seul toute une communauté. Le registre lyrique est celui de la déploration ; le registre épique de la célébration. Mais Hugo utilise de manière concomittante ces deux registres.

II-Un poème lyrique et épique à la fois

1)Les marques du lyrisme ; l'expression d'une douleur personnelle. Le poème est écrit à la première personne et comporte des interjections lyriques : « O ma fille », « O Seigneur ». Le poète y fait référence à un événement personnel, la mort de Léopoldine, d'où l'apostrophe à cette dernière : « O ma fille ! j'aspire à l'ombre où tu reposes ». Ce lyrisme s'inscrit dans un rejet du monde, le mot « ombre » s'opposant à la saison lumineuse du « printemps » évoquée au vers précédent. Nous avons par ailleurs (I, 1) rappelé l'omniprésence de la douleur dans ce texte. Ces éléments sont autant de procédés lyriques utilisés pour signifier la perte d'espoir ; notons que le lyrisme, originellement lié à la « lyre » d'Orphée, renvoie dans la tradition poétique à la catabase (c'est-à-dire à une descente aux Enfers), ce qui se ressent dans ce texte, car le poète semble avoir plongé au fond d'un désespoir amer (comme Orphée s'enfonçant dans les Enfers pour y rechercher Eurydice).

2)Hugo utilise également le registre épique : les verbes d'action sont nombreux et le passé composé, temps de l'action achevée, est récurrent dans le texte. Ce qui est épique, c'est aussi l'image que le poète donne de lui-même, celle d'un guerrier vaincu par les épreuves de l'existence. On le voit notamment à la fin du texte : « J'ai servi, j'ai veillé » (termes à connotation militaire) ; « mon regard ne s'ouvre qu'à demi » et « sombre paresse » expriment une lassitude, comme après un rude combat mené contre l'existence ; l'allusion au « travail », à la « souffrance », au « chaînon » vont également en ce sens, car le poète se dépeint comme un homme ayant physiquement subi les blessures de l'existence. Hugo se forge ici un êthos, une image de soi, celle de l'homme abandonné du monde.

3)A travers l'usage de ces deux registres, Hugo exprime une distance par rapport au monde. Le « Je » est souvent utilisé en opposition avec d'autres termes, ce qui suggère une démarcation profonde, une faille entre le poète et le reste du monde. Exemples : « Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine » (opposition entre « Je » et « on », v. 19) ou encore « Je ne me tourne plus même quand on me nomme » (v. 27). Hugo n'utilise donc pas la première personne pour s'épancher, déverser ses sentiments, mais plutôt pour prendre ses distances par rapport à une réalité qu'il juge décevante. Il se démarque ainsi du lyrisme amoureux et d'un lyrisme élégiaque d'inspiraton antique, où le poète entretenait un lien harmonieux avec les éléments naturels et où le monde reflétait ses états d'âme. Ici au contraire, l'amour, la nature-même le laissent sans joie. Noter l'antithèse : « J'assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ». Le poète n'est pas dans la communion mais dans le rejet. Les thèmes traditionnellement associés à la poésie lyrique ne l'intéressent plus : « Puisqu'en cette saison des parfums et des roses / […] j'aspire à l'ombre où tu reposes ».

Donc : l'utilisation des formes conventionnelles du lyrisme (lyrisme amoureux, épanchement du moi) ne convient plus au poète. Sa douleur doit s'exprimer autrement. Elle emprunte donc une forme originale qui est à la fois lyrique (mais avec une certaine distance) et épique. Le poète ne témoigne pas seulement de sa douleur, mais invite le lecteur à se reconnaître dans son destin misérable.

III-Une réflexion sur la condition humaine

1)Le « Je » prend un aspect universel dans ce texte. Hugo parle de lui mais en des termes abstraits et de manière imagée afin que son lecteur se retrouve dans son parcours. Seule l'allusion à sa fille permet de l'identifier ; pour tout le reste, le poème convoque un « Je » abstrait dans lequel chacun peut se retrouver. Le poète utilise pour cela des termes abstraits : « incliné du côté du mystère ». Il recourt également à la métonymie, par exemple au vers 2 « sans trouver de bras qui me secourent », ce qui lui permet à la fois de dramatiser sa souffrance et de l'exprimer en des termes imagés. Il semble également faire allusion à des blessures personnelles, mais en recourant là encore à des termes vagues, par exemple au pronom « on » (sans que l'on sache précisément de qui il parle). En somme l'usage du « Je » est paradoxal : d'un côté l'auteur répète ce pronom (en anaphore notamment), et ce pronom martèle sa douleur ; de l'autre il l'utilise pour dire qu'il n'est plus rien, rien d'autre qu'une ombre errante ; le « Je » est vidé de sa substance et devient un « Je » universel, un fantôme, une image projetant l'existence d'un chacun.

2)Image de l'homme comme éternel bagnard. Victor Hugo compose ce texte après avoir commencé puis abandonné l'histoire de Jean Tréjean, bagnard qui deviendra Jean Valjean dans Les Misérables. La composition de ce texte (« Veni, vidi, vixi ») s'inscrit donc dans un moment particulier de sa créativité : on ressent ici les influences du bagne, tout particulièrement dans l'antépénultième strophe (avant-avant-dernière). Hugo recourt à la métaphore : la vie humaine est comparée à un « bagne » par l'adjectif « terrestre », et les hommes à des « forçats » (v. 24). La métaphore de l'oiseau (pour qualifier l'homme ?) se superpose à celle de la prison : « où ne s'ouvre aucune aile » (v. 23), pour signifier l'absence totale d'espoir. Enfin le poète apparaît comme un Sisyphe, ce personnage de la mythologie condamné à porter son rocher en haut d'une montagne, et à le voir éternellement redescendre : « J'ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle » (v. 25 ; dans ce vers on observe comme un chiasme, en tout cas une paronomase qui rappelle combien la vie est perçue par l'auteur comme un lieu de captivité et de souffrance → effet d'insistance autour du mot « chaîne »). Le poète, et à travers lui, l'Homme, apparaît donc dans ce texte comme un éternel bagnard, si bien que le poème devient symbolique, représentatif de la condition humaine en général (dépassement du lyrisme personnel).

3)Enfin ce texte est construit comme le récit d'une vie, du printemps à la mort, comme si le poète avait fait le tour des joies fragiles de l'existence. Dans les premières strophes sont évoqués les « enfants » (v. 4), les « fleurs » (v. 5) et le « printemps » (v. 6), qui tous trois dénotent une certaine joie et les débuts de l'existence. Le thème de la nature est ensuite repris mais pour accuser une distance : « Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici. » (v. 15). Hugo utilise les déictiques, comme pour suggérer que le poète approche du jugement dernier et qu'il se présente à Dieu. Enfin, dans les dernières strophes, l'auteur fait allusion à la nuit, qu'il associe à l'angoisse, au désespoir et à la mort. Ainsi au v. 29 : « Qui se lève avant l'aube et qui n'a pas dormi » (noter l'antithèse entre « se lever » et « n'avoir pas dormi », reflet de la morosité du poète qui n'est plus qu'un fantôme). Le texte se clôt sur une invocation : « O Dieu ! Ouvrez-moi les portes de la nuit » (v. 32). La métaphore des « portes » renvoie à l'éternité de la mort, et fait écho au thème de la captivité ; le poète semble réclamer une issue, veut s'évader par la mort. Mais a-t-il réellement accompli son oeuvre sur terre ? Ce poème, qui exprime une souffrance paroxystique, ne clôt pas le livre « Pauca Meae ». Il est suivi du poème « Demain, dès l'aube », dans lequel la figure du poète accomplit le geste qui lui permettra de faire son deuil. Par ce texte, et par l'usage d'un lyrisme nouveau, Hugo semble donc nous inviter à plonger avec lui dans les ténèbres, mais pour mieux en ressortir et l'accompagner dans son geste d'adieu (déposer avec lui le bouquet de fleurs sur la tombe de Léopoldine).

source : http://blog.ac-versailles.fr/lettresgeraud/index.php/post/20/06/2016/Veni,-vidi,-vixi-Proposition-de-commentaire 

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