"On vit, on parle, on a le ciel et les nuages
Sur la tête ; on se plaît aux livres des vieux sages ;
On lit Virgile et Dante ; on va joyeusement
En voiture publique à quelque endroit charmant,
En riant aux éclats de l'auberge et du gîte ;
Le regard d'une femme en passant vous agite ;
On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois !
On écoute le chant des oiseaux dans les bois
Le matin, on s'éveille, et toute une famille
Vous embrasse, une mère, une soeur, une fille !
On déjeune en lisant son journal. Tout le jour
On mêle à sa pensée espoir, travail, amour ;
La vie arrive avec ses passions troublées ;
On jette sa parole aux sombres assemblées ;
Devant le but qu'on veut et le sort qui vous prend,
On se sent faible et fort, on est petit et grand ;
On est flot dans la foule, âme dans la tempête ;
Tout vient et passe ; on est en deuil, on est en fête ;
On arrive, on recule, on lutte avec effort... -
Puis, le vaste et profond silence de la mort !"
Hugo, Les Contemplations, IV, XI
En 1843, Victor Hugo a perdu sa fille Léopoldine, noyée avec son mari Charles Vacquerie, lors d’une promenade en barque sur la Seine, à Villequier. Elle avait dix-neuf ans. En 1846, Juliette Drouet, sa maîtresse, perd une fille de vingt ans, Claire Pradier, morte de tuberculose. C’est en revenant du cimetière que le poète compose un texte qu’il fera figurer dans le recueil des Contemplations en 1856.
Problématique possible : En quoi ce poème, à travers l’expérience de la mort, propose-t-il une réflexion sur l’existence ?
I- Le résumé d’une vie
a- La jeunesse
Le poème commence par l’enfance et son insouciance soulignée par le rythme binaire : « on vit, on parle, on a le ciel et les nuages / Sur la tête » puis continue par l’éveil de la vie intellectuelle : « on lit Virgile et Dante » mais inconscience des menaces qui pèsent sur l’homme : on ne comprend pas les avertissements des « vieux sages ». On ne sait pas lire non plus la nature : « ciel et nuages / (rejet) Sur la tête », jours gais et sombres, menaces, mais on ne voit que son côté « charmant » ; le « chant des oiseaux dans les bois » s’oppose à la « tempête » (v. 17). Le poème met l’accent sur les voyages qui forment la jeunesse et sont source de gaieté ; peu importe l’endroit, pourvu qu’il soit « charmant » (cf « quelque », c’est-à-dire n’importe lequel) ; on « rit » de tout, « joyeusement », des « éclats de l’auberge ». C’est pourtant pendant un voyage dans une « auberge » qu’Hugo apprendra la mort de sa fille Léopoldine. On passe des premiers émois de l’adolescence, « un regard … vous agite », à l’amour partagé, « on aime, on est aimé » renforcé par la polyptote.
b- L’évocation d’une journée de jeune homme
Une journée entière est évoquée : « le matin », « on déjeune » (repas de midi), « tout le jour ». La première valeur est la « famille ». Le jeune amoureux est devenu père de famille : famille unie et complète, « toute une famille » (contre-rejet) et trois générations représentées, on note le mot « fille » et le point d’exclamation en fin de vers. Cette famille nous entoure d’affection, « vous embrasse » ; rien ne semble pouvoir entamer ce « bonheur » : « amour » rime avec « tout le jour » ! La sérénité est totale : « on s’éveille », terme qui marque une certaine spontanéité ; le rythme est parallèle (« toute une famille… et trois composants, tout le jour » … et trois composants) ; aucune restriction n’est apportée : « toute … tout ». Le père est au centre de cette famille : contre-rejet « vous embrasse » ; mais celle-ci est au centre de ses « pensées » : « espoir » pour l’avenir de ses enfants ? L’autre grande valeur représentée est le « travail ». Le jeune voyageur est maintenant engagé dans la vie professionnelle, mais allusion « mêlée » à « l’amour » de la « famille » Désormais il s’agit de « pensée » et non plus d’amusements ». Travail apparemment accaparant : obligé de « lire » en déjeunant ! Serait-ce aussi l’indice d’une moins grande attention portée à la « famille » ? De plus, le « journal » a remplacé les livres.
c- Les tumultes de l’âge mûr
Au vers 13, « la vie arrive avec … » : implicitement, avant il ne s’agissait pas de la vie !? On note d’ailleurs que « la vie » devient sujet grammatical. Les combats sont menés sur plusieurs fronts : vie affective : « passions » (et non « amour), terme souligné par la diérèse « passi-ons », « troublées » : cf adultère et/ou amour « troublé » par la mort de la fille ; « deuil », « fête », mais « tout passe » : le temps efface même le deuil ? ; vie intellectuelle : luttes politiques . « On jette sa parole » implique la violence, la parole est assimilée à une arme ; « sombres assemblées » : hostilité, renforcée par les allitérations en /s/.
II- Une méditation sur la condition humaine
a- Les destinataires de cette méditation
Apparemment, Hugo s’adresse à l’humanité tout entière : 22 occurrences du pronom « on » inclusif qui englobe tout le monde, contrairement aux « je » des autres textes hugoliens. Mais parfois, il s’adresse uniquement à des lecteurs … masculins : « le regard d’une femme … vous agite » ; « une mère, une sœur, une fille » (uniquement le sexe féminin) ; « on jette sa parole aux sombres assemblées » (pas de vie politique pour les femmes à son époque).
b- une philosophie assez pessimiste
Ce texte est une sobre méditation sur la destinée humaine. Il présente des faits sans commentaire : pas une seule question ; trois exclamations (« bonheur ! », « fille ! », « mort ! »). Ironie des adjectifs possessifs : on se croit « propriétaire de quelque chose ! (« son journal »…sa pensée » … »sa parole ») Mais impression de fatalité : l’homme n’est pas maître de son destin. Au début du texte, « on » est sujet, l’homme agit et décide ; au vers 13, puis au vers 15, « la vie » et « le sort » deviennent sujets ; l’humanité est une mer ballottée au gré du vent. »Le navire, c’est l’homme. » Impuissance et incompréhension face à la rupture de la mort. Après de nombreux points virgules qui soulignent la continuité, l’enchaînement des actes d’une vie, les trois points de suspension (et le tiret, présent dans la première édition) marquent une rupture, renforcée par le « puis », seul mot de liaison du texte. Le mystère de la mort est vraiment « vaste et profond » !
Ce poème résume une vie : de l’insouciance au deuil. Les ciels et les nuages du premier vers laissent place au « vaste et profond silence de la mort ». C’est une vision pessimiste de l’existence qui nous est peinte ici. Ouverture possible avec « Demain dès l’aube ».
source : https://jpeuxpasjaibacdefrancais.wordpress.com/2016/05/04/la-n5-on-vit-on-parle-victor-hugo/
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