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Rousseau et la subjectivité de l’histoire, "Emile  ou de l’éducation", IV

Publié le 26 Novembre 2019, 00:09am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Rousseau et la subjectivité de l’histoire, "Emile  ou de l’éducation", IV

Subjectivité de l’histoire
Pour posséder une réelle valeur pédagogique, l’histoire ne devrait se préoccuper que de la vérité. Mais les historiens se concentrent sur les « hauts faits » des hommes qui « s’arrangent pour être vus » : ils retiennent en priorité ce qui est susceptible de frapper l’imagination. Il n’est pas sûr, dans ces conditions, que l’histoire soit cette école de civisme que vantent sans relâche les hommes politiques et les enseignants.

 
« Il est difficile de se mettre dans un point de vue d’où l’on puisse juger ses semblables avec équité. Un des grands vices de l’histoire est qu’elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons ; comme elle n’est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu’un  peuple croît et prospère  dans le calme d’un paisible gouvernement, elle n’en dit rien ; elle ne commence à en parler  que quand, ne pouvant plus se suffire à lui-même, il prend part aux affaires de ses voisins, ou les laisse prendre part aux siennes ; elle ne l’illustre que  quand il est déjà sur son déclin : toutes nos histoires commencent où elles devraient finir. Nous avons fort exactement celle des peuples qui se détruisent ; ce qui nous manque est celle des peuples qui se multiplient ; ils sont assez heureux et assez sages pour qu’elle n’ait rien à dire d’eux :  et en effet nous voyons, même de nos jours que les gouvernements qui se conduisent le mieux sont ceux dont on parle le moins. Nous ne savons donc que le mal ; à peine le bien fait-il époque. Il n’y a que les méchants de célèbres, les bons sont oubliés ou tournés en ridicule : et voilà comment l’histoire, ainsi que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain.

 De plus, il s’en faut bien que les faits décrits dans l’histoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l’historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu’il s’est passé ? L’ignorance ou la partialité déguise tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui s’y rapportent, que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et pourtant rien n’aura changé que l’œil du spectateur. Suffit-il, pour l’honneur de la vérité, de me dire un fait véritable  en me le faisant voir tout autrement qu’il n’est arrivé ?  Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent  ont décidé de l’événement d’un combat sans que personne s’en soit aperçu !  Cela empêche-t-il que l’historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec autant d’assurance que s’il eût été partout ? Or que m’importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m’en reste inconnue? et quelles leçons puis-je tirer d’un événement dont j’ignore la vraie cause ? L’historien m’en donne une, mais il la controuve 1 ; et la critique elle-même, dont on fait tant de bruit, n’est qu’un art de conjecturer, l’art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité ».
 Jean-Jacques Rousseau,  Emile  ou de l’éducation   (1762), L IV, pp 309-310 GF 

Analyse :

Les lois mémorielles, telles que celles reconnaissant le génocide juif pendant la Seconde Guerre mondiale, sont régulièrement remises en cause par les historiens. Elles sont en effet contestées, non parce que leur contenu serait faux, mais parce qu’elles seraient un obstacle à l’objectivité des historiens. De fait, les historiens se targuent de rechercher l’objectivité dans leurs travaux historiques. On peut alors croire que l’histoire, soit l’étude de l’évolution de nos sociétés au fil du temps, est objective, au contraire de ce qu’expose Rousseau dans Émile ou de l’Éducation. Rousseau y présente en effet l’histoire comme éminemment subjective, et même mensongère.
En quoi donc la subjectivité est-elle propre à l’histoire et au travail de l’historien dont le récit ne nous permet pas d’accéder à la vérité, c'est-à-dire, selon Rousseau, aux « faits », tels qu’ils se sont déroulés dans la réalité?
Rousseau se demande dans un premier temps en quoi l’histoire est modifiée par la subjectivité de l’historien. Il met ensuite en valeur la relativité de la perception qui conditionne notre rapport à la vérité et au monde. Le travail de l’historien relève ainsi non seulement de la transformation, mais aussi de l’inexactitude et du mensonge. Il m’empêche, en recherchant la vérité par le mensonge, d’accéder au véritable contenu du déroulement des faits historiques, mais, plus encore, de comprendre leur sens.

Rousseau commence par dénoncer l’inadéquation entre « l’histoire » et les « faits tels qu’ils sont arrivés », c'est-à-dire ce qui correspond à la vérité du déroulement des faits dans le passé. « L’histoire », qu’il faut distinguer de la mémoire, récit subjectif de faits passés par des individus ou groupes d’individus, n’en serait alors pas la « peinture exacte », c'est-à-dire qu’elle ne serait pas une description objective, conforme à la réalité des faits tels qu’ils sont advenus. Cependant, la notion même de « peinture » suppose l’idée d’une médiation entre ces faits et le récit qui nous en est fait.
Rousseau se réfère à la « pictura » latine, qui retranscrit fidèlement la réalité. Les faits sont ainsi, au contraire, « (moulés) sur (les) intérêts » de l’historien et « prennent la teinte de ses préjugés ». Ils sont alors systématiquement modifiés par la subjectivité de l’écrivain. Cependant, les « intérêts » qu’évoque ici Rousseau peuvent correspondre à ceux de l’historien lui-même, mais aussi à ceux d’une époque. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, les comités d’historiens ont largement supporté le mythe gaullien d’une France résistante. En effet, après la libération de Paris à laquelle ont contribué les Forces françaises libres et les Forces françaises de l’intérieur, de Gaulle parla de « Paris libérée par elle-même avec le concours […] de la France tout entière », glorifiant ainsi la résistance française. Les intérêts relevaient alors de la cohésion nationale et de la nécessité de placer la France dans le camp des vainqueurs. Ce sont aussi ces « préjugés », forcément a priori, qui modifient nécessairement les faits historiques.

Mais peut-être la particularité même de l’histoire est-elle de rechercher l’objectivité, tout en se réinterprétant par rapport aux situations présentes ? Selon Rousseau, la véracité historique serait, au contraire de ce que fait l’histoire, de « mettre exactement le lecteur au lieu de la scène, pour voir (l’)événement tel qu’il s’est passé ». Cette interrogation traduit ainsi l’incapacité même de l’historien à faire cela. Cependant, ce dernier peut peut-être tenter de s’en rapprocher. C’est « l’ignorance », soit la non-connaissance des faits, et la « partialité », c’est-à-dire l’impossible objectivité de l’historien, qui n’est pas extérieure à l’histoire qu’il raconte, qui sont à l’origine de cette transformation.

On peut se demander si le fait d’assister à la scène, comme Rousseau semble le suggérer, permettrait vraiment une connaissance objective du passé. En effet, la perception même de l’événement en question serait subjective. Néanmoins, l’historien peut tenter de faire preuve d’un regard critique qui le pousse à se détacher, jamais totalement il est vrai, de toute idée préconçue. Ce regard peut aussi être un regard extérieur, comme pour l’historien américain qui remit en cause la thèse du glaive et du bouclier, qui tendait presque à justifier les actions de Pétain dans la collaboration. Les débats historiographiques, qui permettent de confronter différentes visions de l’histoire, permettent aussi d’apporter le recul nécessaire face aux événements. Le temps contribue lui aussi à faire disparaître les partis pris personnels. Selon Rousseau, il ne s’agit pas « d’altérer » le « trait historique », ce qui reviendrait à une transformation radicale des faits eux-mêmes, comme par exemple un changement de date ou de lieu, mais davantage de faire varier les interprétations en « étendant ou resserrant les circonstances ». On peut ainsi modifier le sens de l’histoire en mettant en valeur ou en passant sous silence certains aspects. Les variations dans l’interprétation peuvent ainsi être infinies.

 Rousseau met ensuite en valeur la relativité même de la perception, qui modifie l’objet par « l’œil du spectateur ». Il évoque ici un relativisme où « l’homme (serait) la mesure de toute chose », comme le dit Protagoras. Bien que ce relativisme soit extrême, on peut néanmoins se demander si la perception que nous avons de la réalité nous permet d’espérer une connaissance objective la concernant. On peut en effet, dans une approche phénoménologique, bien que celle-ci soit bien postérieure au Siècle des Lumières, considérer que le champ de la connaissance se limite à celui de la perception. Bien que l’on puisse espérer une adéquation entre notre perception et le contenu objectif de la réalité, souvent considéré comme la vérité, on peut considérer comme le suggère Marcel Proust dans Du côté de chez Swann, que toute perception est le fruit de nos impressions, qui modifient nécessairement notre regard sur le monde.
Ainsi, la difficulté de l’histoire pourrait résider dans la perception même. De fait, « le fait véritable » subsisterait, mais le regard porté sur ce dernier m’influençant, il « me le (ferait) voir tout autrement qu’il n’est arrivé ». Rousseau se demande si ce récit pourrait aller de pair avec « l’honneur de la vérité », c'est-à-dire avec l’exigence que suppose la vérité que le philosophe tente d’approcher. On peut noter que Rousseau emploie le verbe « dire », ce qui suppose l’utilisation du langage, et par conséquent une nécessaire interprétation du réel. Cette exigence de vérité apparaît comme propre à l’histoire moderne que souhaite Rousseau. En effet, à l’époque latine, Virgile, écrivant l’Éneide, se sert de l’histoire pour donner un passé illustre à Octave. De même, le récit de la conjuration de Catilina par Salluste légitime la république en relatant ses origines glorieuses. L’exigence dans la vérité historique n’était pas la même et n’intéressait que peu les Romains, pour qui légende et histoire se confondaient. Mais il en a été de même pour des batailles, comme celle de Waterloo, que Stendhal désacralise dans La Chartreuse de Parme. La prise de la Bastille a aussi été mythifiée pour asseoir l’idéal républicain. Ainsi, sans modifier les faits historiques en eux-mêmes, l’histoire peut être transformée.

Rousseau dénonce ensuite l’inexactitude de l’historien. En effet, la cause des événements historiques relève parfois de faits minimes, comme « un arbre de plus ou de moins, un rocher […] un tourbillon ». En prenant volontairement des exemples frappant par leur insignifiance, Rousseau veut mettre en valeur tous les faits minimes qui n’ont pu être pris en compte par les historiens. Cela conduit même l’historien à orgueilleusement énoncer la « cause de la défaite ou de la victoire », alors que cellelà même est inexacte. Il fait alors même preuve d’un certain despotisme dans son discours puisqu’il le dit « avec autant d’assurance que s’il eût été partout ». Il se conforte alors même dans l’illusion de la vérité.
 Rousseau présente ensuite l’intérêt de l’histoire non comme résidant dans les faits eux-mêmes mais dans leur « raison ». En effet, cette inexactitude des historiens le conduit à l’incapacité de « tirer » les « leçons » « d’un événement ». Rousseau suppose ici qu’il y aurait un sens au déroulement  de l’histoire, qui pourrait même permettre une amélioration. Mais en tirant « une leçon » de l’histoire, Rousseau ne risque-t-il pas aussi de l’interpréter et donc de la modifier ? La « cause » que l’historien donne à l’histoire est, selon Rousseau, toujours contrefaite. Il choisit entre « plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité ». L’histoire ne permettrait donc jamais l’accès à la vérité puisque le mensonge est par définition faux. L’histoire ne peut alors en aucun cas apparaître comme une science exacte puisqu’elle falsifie le réel, empêchant ainsi sa compréhension. Cependant, l’histoire ne peut-elle néanmoins pas, grâce à son interprétation, éclairer la réalité dans laquelle nous vivons ?
Rousseau exprime ainsi sa méfiance vis-à-vis de l’histoire et considère que cette dernière aurait un sens dans son déploiement, qui serait falsifié par les historiens. La définition même de l’histoire est donc ici en jeu puisque Rousseau la considère d’emblée comme subjective. Bien qu’elle ne puisse jamais l’être entièrement, cette dernière ne peut-elle pas tendre vers l’objectivité ? L’interprétation du passé en fonction du présent ne peut-elle pas aussi être partie intégrante de
l’histoire ? 

source :

https://www.sciencespo.fr/admissions/sites/sciencespo.fr.admissions/files/2013-Litterature-philosophie-Rousseau.pdf

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