États-Unis (1962)
Genre : Drame
Synopsis
En Alabama, peu après la naissance de leur petite fille Helen, le capitaine et Mrs Keller apprennent qu’elle sera aveugle et sourde (donc pratiquement muette). La fillette se révélant, à dix ans, ingouvernable, le capitaine, qui voudrait la mettre dans une asile, cède à la demande de son épouse et accepte de faire venir une institutrice spécialisée d’un établissement de Boston.
Le Capitaine, homme d’ordre et de principes, est horrifié de découvrir que celle-ci, Annie Sullivan, est elle-même presque aveugle. D’emblée, après avoir tenté de commencer à lui enseigner l’alphabet des aveugles, Annie se heurte à l’hostilité d’Helen, quasi sauvage, sous le regard ironique du demi-frère (aîné) d’Helen, celui, inquiet, de Kate Keller et celui, furieux, du Capitaine. Helen réussit même à enfermer son institutrice dans sa chambre, à l’étage !
Au cours du repas, Annie comprend que la faiblesse des parents est un handicap pour faire accepter par Helen un minimum de principes et s’enferme seule avec elle dans la salle à manger pour l’obliger à manger selon les normes…
Mais Helen profitant de l’indulgence de la famille vite satisfaite des premiers acquis, Annie Sullivan obtient du Capitaine Keller, qui veut la renvoyer, de s’isoler quinze jours avec la fillette dans un pavillon de chasse, seulement aidé d’un jeune serviteur noir.
Tout en revoyant son propre passé d’aveugle dans un asile de Boston avec son frère handicapé moteur, mort à l’âge de huit ans, Annie obtient quelques résultats de la fillette en lui faisant assimiler l’alphabet des aveugles. Mais Helen apprend mécaniquement, sans comprendre la relation entre les mots qu’elle forme et les choses que désignent ces mots.
Heureux des progrès d’Helen qui peut désormais se tenir en société, les parents reprennent leur fille. Mais Annie Sullivan demeure insatisfaite, ce que confirme l’attitude d’Helen qui teste immédiatement la volonté réelle de ses parents. Annie refuse d’abandonner… C’est alors qu’un “miracle” se produit : Helen sort de son isolement et fait enfin le lien entre sa syllabe “eau” et le liquide qui s’écoule de la pompe dans la cour, entre le mot et la chose.
Autour du film
“Comme dans un miroir, confusément…”
« Through in a glass, darkly ». Cette phrase de « L’Épître aux Corinthiens » (XIII, 12) qui sert de titre au film d’Ingmar Bergman Sasom i en Spegel (À travers le miroir, 1961) est lue par l’éleveur de bétail Tunstall à Billy the Kid, juste avant d’être abattu. Tout le film Billy the Kid décrira sa tentative pour tenter de voir clair dans le monde qui l’entoure comme en lui-même, et son incapacité à le faire, tant il est attaché à l’image idéalisée que lui renvoie la société. Tant il reste attaché à l’enfance, à la recherche d’un père qui lui permettrait de passer à l’âge adulte. Ce passage de Saint Paul est d’ailleurs introduit par ces mots (XIII, 11) : « Quand j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. »
Cette description peut s’appliquer à la majorité des héros d’Arthur Penn et bien évidemment évidemment à Helen Keller, l’aveugle et sourde qui cherche désespérément la lumière et les bruits du monde, de la vie en marche. Elle concerne aussi Annie Sullivan, dont la demi-cécité n’est pas seulement physique, comme en témoignent les conseils que lui prodigue Agnanos à son départ de Perkins : plus de tact et de souplesse à l’égard des étrangers, chasser ses souvenirs obsédants. N’est-ce pas parce qu’elle est convaincue que c’est “Dieu [qui] veut les ressusciter”, qui la “harcèle”, lui rappelant sa culpabilité, qu’Annie ne peut bien voir les autres et agit en conséquence ? Secondairement, on peut l’appliquer au capitaine, à Kate ou à James…
Un cri dans les ténèbres :
Mais c’est surtout dans la mise en scène que cette phrase joue pleinement, tant la réalisation de Penn “colle” à son sujet comme à ses personnages, d’autant que le mot anglais “darkly”, dans cette traduction de la Bible, renvoie plus à la notion d’obscurité que de confusion. Ainsi, dans la séquence pré-générique, Penn situe la révélation de l’infirmité d’Helen durant la nuit. Le capitaine reconduit le médecin à l’extérieur, dans la nuit, tandis que la mère découvre, dans une pièce éclairée artificiellement, que l’enfant ne réagit pas. Son cri arrache le capitaine aux ténèbres et c’est par des éléments physiques, purement matériels, gestes, claquement de doigts et de mains et surtout lumière de la lampe-tempête, que se confirme le diagnostic de Kate. La scène n’est jamais vue par les yeux d’Helen – et pour cause ! –, mais le cadrage, surtout lorsque la mère, puis le père se penchent sur le berceau, en contre-plongée, nous placent du côté de l’enfant aveugle. De façon très significative, la première image du film, après le défilement du carton, montre Helen dans l’ombre du corps de Kate penchée sur elle. C’est en se relevant qu’elle laisse sa fille apparaître dans la lumière, soit de notre point de vue, accéder à la lumière.
Le symbole se confond avec la sensation
On a fréquemment insisté à juste titre sur la mise en scène très physique, matérielle de Penn. On a également souligné son goût des éléments symboliques, ce qui n’est chez lui nullement contradictoire. Citons deux images fortement signifiantes du générique. Celle où Helen avance les bras en avant, s’entortille dans un drap qui sèche. La blancheur du drap, qui renvoie à la cécité d’Helen, peut être aussi connotée cinématographiquement comme l’écran. Mais les gestes gauches et violents qui mènent Helen à la chute nous font ressentir sensuellement l’horreur d’une matière, d’un objet indéfinissable. Le symbole se confond avec la sensation. L’autre image est celle de la boule suspendue à un arbre de Noël. Les mains de la fillette s’en saisissent. La boule tombe au ralenti et s’écrase. Ici encore, la sensation se confond avec le symbole : la fête des enfants dont Helen est exclue, ne pouvant en comprendre la moindre signification.
Penn recourt à deux instruments d’écriture. Le premier est le montage. Il y a rupture absolue entre le plan qui s’achève sur la boule saisie par les mains d’Helen et la chute de l’objet, comme dans un montage d’Eisenstein ou de Dziga Vertov, choc renforcé par un premier plan d’abord lent (approche d’Helen), puis rapide (agitation de la branche du sapin), suivi d’un second au ralenti. Nous est restituée la sensation violente d’un objet saisi puis soudainement absent. Penne transpose là poétiquement un élément sur lequel s’attarde la vraie Helen Keller dans son autobiographie lorsque, dans sa main, un œuf de transforme en un liquide gluant qui lui échappe. Le second élément auquel Penn a recours est le rapport entre image et son. L’absence de son direct nous plonge dans le silence du monde intérieur d’Helen. Le reflet d’Helen (le regard d’aveugle perdu vers des hauteurs virtuelles) dans la boule, au début, est littéralement l’image de la non-vision d’Helen qui nous ramène au fait que nous seuls pouvons voir et identifier cet objet. La chute, puis l’explosion de la boule, accompagnées de l’absence de son, renforcent la disparition de l’image d’Helen qui en résulte : plus d’image, plus de son, pas d’Helen…
Ni ellipse in répit
On a justement salué également la virtuosité de Penn dans la grande scène du repas, où Annie force Helen à manger avec une cuillère. De même que l’institutrice ne cède pas d’un pouce, recommence une fois, deux fois, dix fois, le geste qu’Helen a refusé, la caméra accompagne chaque mouvement de la cuillère, les brusques déplacements d’Helen, d’Annie à sa poursuite, sur ou sous la table. Le champ s’élargit pour capter ces mouvements, l’écart entre les deux femmes, se rétrécit jusqu’au gros plan pour saisir l’ingurgitation ou la régurgitation des aliments. Le montage, auquel Penn accorde une importance particulière, ici encore, est capital. Certes, il recourt à des artifices classiques et ellipses techniques diverses. Penn ne filme pas cette séquence en un ou plusieurs plans-séquences, qui auraient donné le sentiment de la continuité, mais pas la dureté, la violence des actrices que le montage renforce. Le tournage à plusieurs caméras permet au monteur des raccords dans le mouvement qui donnent au spectateur le sentiment que, de même que dans la lutte entre Annie et Helen, il n’y a aucun répit. Il n’y a, dans cette séquence, aucune rupture, aucune ellipse. Ainsi lors de l’échange de gifles, par exemple, avec une série de plans fixes avec changements d’angle brutaux.
Le théâtre du « miracle »
Même dans cette scène au découpage riche et complexe, l’aspect théâtral reste très présent. Ici, la théâtralité est évidente dès les premières images : caméra à ras le sol, Helen trépignant allongée en premier plan, Annie s’installant pour manger : chacune joue pour l’autre, la demande hystérique pour l’une, l’image du calme et de la force pour l’autre. Toute la scène va consister pour chacune à faire étalage de sa force, de sa ruse et de sa persévérance. Pas plus que dans le reste du film, Penn ne fait, lui, ici, étalage de virtuosité gratuite : chaque choix de mise en scène donne pleinement sens au film.
Si la plupart des personnages de Penn échouent à trouver la Lumière, demeurent prisonniers de la vision confuse du miroir, ou y sont trop attachés pour accepter la vérité, sinon in extremis, au moment de la mort, lorsqu’il est trop tard, Miracle en Alabama apparaît comme un cas particulier dans le cinéma de Penn : le “miracle” se produit, tel un coup de théâtre final, Helen accède au langage en mettant en relation les mots avec les choses, et Annie peut enfin dire : “Annie aime Helen”… Dans ce sens, Miracle en Alabama apparaît comme une fable humaniste sur l’éducation, où le dévouement d’une institutrice d’exception sauve une fillette gravement handicapée. Il semble bien pourtant que le film aille plus loin qu’un simple film pédagogique sur la pédagogie ou le traitement d’un “cas”.
De Boston à l’Alabama
Penn a tenu à conserver l’époque et les lieux, sans doute pas uniquement parce qu’il s’inspirait de personnages réels (et vivants pour Helen Keller). Les discussions sur la Guerre de Sécession qui se déroulent entre le capitaine et son fils James lors du repas sont un peu obscures pour le spectateur non spécialisé mais situent le fond historique et social. Le capitaine a servi chez les Sudistes durant la guerre et revit l’échec de la Confédération, qui aurait pu être évité si… James paraît sceptique, mais modérément, soumis à un père qui ne saurait se tromper ! L’action se situe en Alabama important bastion sudiste et Annie vient d’une importante ville du Nord, Boston, à la vie et aux idées réputées “modernes”, aux yeux d’un homme comme le capitaine du moins.
Cette opposition se redouble d’une différence d’approche religieuse du monde et des êtres. Pour le capitaine, c’est Dieu qui a voulu qu’Helen soit ainsi. Son seul souhait est de la rendre socialement acceptable, qu’elle perde son côté animal, insupportable pour celui qui en est le géniteur. À cette condition, il pourra l’aimer : “Bien se tenir, être propre, cela vient juste après la piété”. Résignée en partie à subir la volonté de Dieu, la mère, Kate, partage ses enfants (comme le monde ?) en deux catégories : la petite est un “ange”, Helen… Mais elle cite aussi la “brebis égarée” : elle ne l’en aime que plus… Sans vraiment comprendre l’attitude d’Annie, et encore moins l’approuver effectivement, sa foi lui fait accepter celle qui apporte un message d’espoir…
Amour, guerre ou pédagogie, un siège est un siège
La foi d’Annie, issue de famille irlandaise, va bien au-delà du “aide-toi, le Ciel t’aidera”. Lorsque le capitaine suggère que Dieu ne veut peut-être pas qu’Helen change, Annie lance : “Moi, je veux !” Elle se substitue à Dieu, ou elle substitue aux préceptes d’un Dieu qu’elle ne reconnaît pas comme sien, sa propre Loi – ce qu’elle a revendiqué d’ailleurs par rapport à Helen –, une loi fondée non sur la pitié et la résignation, mais sur le combat. On retrouve ici la présence de la Guerre de Sécession, d’ailleurs évoquée par Annie face au capitaine : “En amour ou en guerre, on ruse… Un siège est un siège.”
Plus qu’un message contre la résignation, Miracle en Alabama est un appel à la lucidité, à la vigilance de l’esprit et du cœur. “Je voulais t’apprendre… Je sais qu’un mot peut t’apporter le monde”, lance Annie dans un moment de désespoir. Entendre dire que le cœur, le sentiment, la pitié, la compassion (même étendue à l’humanité) ne suffisent pas, que l’amour, le bonheur, la vie, le langage qui permet d’y accéder ne tombent pas du ciel, mais se gagnent comme une guerre, fait de l’une des plus belles œuvres de ce cinéaste “engagé”, tel que Penn aime à se qualifier lui-même, une œuvre pleinement contemporaine. Surtout lorsque à ce propos se mêle le rôle capital de l’apparition du sentiment (la jalousie) dans le cheminement d’Helen vers ce monde lumineux…
Joël Magny
La dimension corporelle
“L’essentiel du film […] tient à la dimension corporelle que Penn est parvenu à restituer au combat entre Helen et Ann. Ici, deux fureurs s’affrontent : celle d’Helen qui, privée de tout moyen d’expression, se heurte sans cesse aux objets et les détruit ; celle d’Ann qui entend bien rompre l’emmurement de cette bête à demi sauvage.
Et le style de Penn, avec ses outrances et ses violences visuelles, constitue l’équivalent exact d’un tel débat. Je ne citerai en exemple que l’extraordinaire scène où Ann lutte avec Helen pour lui apprendre à manger comme un homme et non comme un animal : la caméra épousant chaque mouvement de la caméra ou de la nourriture, nous sommes littéralement englués dans cette explication où les choses tiennent lieu de mots.”
Bernard Dort, France-Observateur, n° 657, 6 décembre 1962
Le lien entre l’espérance et la charité
“Le sujet de Miracle en Alabama est très beau. Ce sujet, c’est l’évidence du lien entre l’espérance et la charité. Encore fallait-il un artiste pour le faire apparaître. Arthur Penn est ce cinéaste inspiré. Il se conduit vis-à-vis de son film comme Ann vis-à-vis d’Helen. Il force les comédiens, les pousse au paroxysme, les maintient sans rémission dans le champ de sa caméra. Helen tentera dix fois de se lever de sa chaise où Ann la retient, dix fois la caméra suivra le mouvement, jusqu’à un degré extrême de tension où tout cèdera enfin.”
Claude-Jean Philippe, Télérama, 18 décembre 1962
Une apothéose douceâtre
“Les acteurs sont souvent au maximum de la tension et l’image est brutale, saisissante. The Miracle Worker […] devient un documentaire médical sur le réflexe conditionné, qui a l’accent d’une vérité pas très jolie à voir. Malheureusement, la dernière scène assassine le film. C’est une apothéose douceâtre. La gosse […] bondit sur papa, elle embrasse maman, elle lèche de baisers la pédagogue illuminée. Joie, joie, pleurs de joie. Les parents s’agenouillent…”
Raymond Borde, Positif, n° 48, octobre 1962.
Une direction d’acteurs magistrale
“Cette puissance, cette émotion, cette richesse, Penn les doit à ses deux protagonistes féminines […], toutes deux bouleversantes de naturel et de sobriété. […] Assurément, la direction d’acteurs pratiquée par Arthur Penn est magistrale car les situations les plus délicates du film ne tombent jamais dans le mélodrame ou le ridicule bien que les acteurs y soient sans cesse en proie à la vocifération et à l’hystérie.”
Marcel Martin, Cinéma 63, n° 72, janvier 1963
source : http://www.transmettrelecinema.com/film/miracle-en-alabama/#mise-en-scene
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