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« 2001 : l’odyssée de l’espace » de S. Kubrick

Publié le 19 Mars 2019, 20:21pm

Catégories : #Philo & Cinéma

« 2001 : l’odyssée de l’espace » de S. Kubrick

2001 : l’odyssée de l’espace, le « grand-oeuvre » de Kubrick, met en parallèle, sous la forme de mouvements circulaires opposés, un mouvement de progrès technique et un mouvement de régression de l’humanité. Plus la machinerie devient sophistiquée, jusqu’à culminer en l’espèce de l’ordinateur tueur d’hommes et sérial killer, plus le monde naturel et l’humanité elle-même perdent de leur diversité.

En 2001, c’est-à-dire en 2864 ou en 3001, le monde humain qui nous est montré par Kubrick est un  monde blanc : aucun noir, aucun oriental ne semble habiter ces villes ou ces villages hypertechniques de l’espace. Disons-le tout de suite, Kubrick filme la catastrophe d’un darwinisme social en l’espèce une destruction du monde naturel, de sa diversité et donc aussi de la diversité humaine.

L’idée est que l’humanité elle-même, ayant surgi dans un environnement en crise et comme réponse à la crise, se serait constituée comme espèce-de-crise transportant et propageant la crise. La « domination blanche », qui a eu et a encore ses doctrinaires, est en réalité l’expression suicidaire de  l’humanité conçue comme espèce-de-crise.

La « domination blanche » est le révolver que l’humanité,  et  par la dynamique même de son être-de-crise, s’est mise sur la tempe pour se détruire.

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Dans ce plan extrait de la première partie  du film il nous est précisément montré un espace en crise. Nos ancêtres primates sont privés des grands arbres où ils ont évolué, aux deux sens du terme, pendant des milliers d’années. Ils font l’épreuve de la rareté. La désertification croît, qui annonce les profondeurs glacées de l’espace intersidéral. Au loin on aperçoit ce qui subsiste de la forêt primale.

La genèse biblique est inversée littéralement. L’homme n’est pas apparu dans un paradis de surabondances et de merveilles mais dans un espace naturel en crise et comme réponse adaptée à la crise. Elle est cependant interprétée allégoriquement. C’est bien parce qu’elle a été chassée du paradis que l’humanité a rompu ses liens avec l’innocence divine. Elle naît effectivement en tant qu’émergence d’une intelligence politique de la violence et du meurtre. Face à une crise qui la menace l’humanité, par la guerre, va sélectionner ses meilleurs chefs et ses meilleurs guides. Mais cela même trace la voie d’une fin d’un monde et d’une fin de l’humanité.

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Ce plan est l’exacte antithése de ce que va devenir l’espèce humaine. Ce léopard est totalement dépendant des chairs dont il se nourrit et des territoires où elles prospèrent. Il représente la branche d’une bifurcation dont l’autre est celle incarnée par l’humanité comme espèce adpatée à l’espace et non aux lieux. C’est ce que va symboliser le monolithe mystérieux : pour l’homme partout est l’espace. Les premières techniques vont être des techniques qui vont multiplier la puissance destructrice naturelle du corps (pré-)humain.  Avec les armes les êtres humains vont pouvoir, d’une part, sélectionner les plus performants d’entre eux; d’autre part, se mouvoir de plus en plus librement à la surface de la terre en adaptant leurs techniques de chasse.

La fin, comme disait Hegel, est au début. La conquête spatiale était comme programmée dés l’origine de l’humanité. L’odyssée de l’espace était « toujours déjà » constitutivement une odyssée de l’espèce.

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L’apparition énigmatique du monolithe signifie par lui-même l’ubiquité de l’espace humain. Dans un environnement en crise l’humain s’affranchit du lieu et devient un être-pour-l’espace. Son espèce est celle d’une espèce-pour-l’espace.

Mais le monolithe place à tous les sens du terme la fin au début. Car il est aussi le symbole d’une unité entièrement fermée sur elle-même. En se destinant à l’espace, aussi immense soit-il, voire infini, l’humanité risque en réalité de s’enfermer en elle-même et, en s’enfermant, de perdre toute raison d’être.

C’est pourquoi, par opposition à la surface de la terre parcourue « extérieurement » parmi une diversité d’êtres vivants, Kubrick a systématiquement opposé ces petites planétes hypertechniques qu’on ne peut parcourir, dans un temps coupé de référence naturelle à des cycles cosmiques, que de l’intérieur. Le dehors absolu de l’espace conquis est le dedans d’un enfermement absolu  : une tombe. Ce qu’est aussi le monolithe.

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En fracturant avec un os d’autres os pour accèder à la moëlle et à la cervelle est découvert le premier « engin spatial ». L’outil mis ici en scène permet effectivement de se libérer du rapport contraignant du corps naturel aux lieux et aux autres corps. Il libère ainsi comme d’une première pesanteur, celle qu’impose le cloisonnement naturel de l’espace. L’outil fracasse le cloisonnement que constituent les os du squelette comme la fusée fracassera le cloisonnement que représente la pesanteur terrestre.

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L’outil est devenu une arme et a fait une première victime. Peut-on dire que cette victime était un « plus faible »? L’utilisation de l’outil comme arme est plutôt le fait d’un être plus agressif que d’un être plus fort. Au reste la combinaison de l’ingéniosité et de l’agressivité a servi a compensé de fait la faiblesse générale d’une espèce menacée par une crise et vivant dans un environnement dangereux.

On peut cependant discuter sur le fait de savoir si l’absence d’agressivité constitue une faiblesse. En termes de rapports sociaux certainement. D’autant plus que Kubrick a tenu à montrer comment plusieurs individus se sont ligués pour perpétrer le meurtre.

Il faut donc comprendre « plus faible » relativement et non absolument. Des « plus faibles » absolument, par exemple en termes de taille, de force, de musculature peuvent, en s’associant, transformer un « plus fort » absolument en « plus faible » relativement. Le « plus faible » relatif est ainsi une création sociale. La proposition s’applique aussi bien à propos de la relation avec les animaux – des hommes associés transforment un éléphant en « plus faible » – qu’à propos de la relation des hommes entre eux.

A l’ubiquité de l’espace humain – partout est l’espace – répond l’ubiquité temporelle du film : la fin est au commencement. D’où l’élipse géante bien connu :

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Comme l’os transformé en outil a fracassé le cloisonnement de l’espace d’autres os et permis l’accés à la moëlle et à la cervelle en vue des les consommer, les fusées ont fracassé l’enveloppe de pesanteur qui permet de se tenir au sol terrestre. Mais pour consommer quels délices?

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Dans « l’espace spatial » il n’y a plus de terroirs. Les nourritures sont réduites à des liquides de saveurs et de compositions diététiques différentes.

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Dans la bulle hypertechnique où règne l’apesanteur ces « nourritures extraterrestres » sont consommées à l’aide d’un chalumeau. C’est l’envers régressif de cette hypertechnicité : notre homme de l’espace fait ainsi le « bébé ». Telle est la valse de l’espace : plus ça progresse, plus ça régresse. Le cosmonaute téte à la bulle hypertechnique… La fin est proche.

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(Ci-dessus). Voici au reste comment se présente la micro-planète hypertechnique. On ne marche plus à l’extérieur de la « balle » et en suivant les rythmes solaires et lunaires mais à l’intérieur de la « bulle » et dans une lumière artificielle permanente. Nous ne verrons par ailleurs que des êtres humains dits de « race blanche ». De même les fauteuils kitsch de l’espace ressemblent à des sortes de cactus sans aiguilles et constituant un paysage en réalité de désolation. Comparons :

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La fillette du cosmonaute elle-même est réduite à une image. Kubrick l’a filmée se contorsionnant sur sa chaise. D’être une image est un supplice. Elle préférerait sans doute jouer avec son papa. Dans l’image elle est le seule être vivant. Elle n’a pas de chat par exemple et ne tient même pas un nounours en peluche. C’est le bonheur! Elle est devenue elle-même un petit monolithe vivant.

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Ce n’est pas absolument probant, Kubrick ayant du probablement dissimulé quelque peu son discours, mais il semble que le seul être humain dit de couleur qu’on voit dans le film est l’homme de droite à la casquette. Et il appartient à « la caste des serviteurs ».

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Au reste le monde est dominé par deux puissances « blanches » : les Etats-Unis et la Russie, dont le drapeau, dans ce film qui date de 1968, n’est déjà plus un drapeau rouge :

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La réunion au sommet ne rassemble que des américains et des russes de « race blanche ». L’homme que l’on voit de dos est un journaliste. Il vient de prendre quelques photos. Son habit rayé de quasi forçat donne une idée de la liberté d’expressoin dont il jouit dans cet univers.

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La bulle va se resserrer jusqu’à faire régresser le monolithe humain – l’être supérieur de « race blanche » – au statut d’embryon.

C’est au reste un « embryon totalement métaphysique » et absolument  séparé de la terre. Comme s’il ne nous restait plus que nos yeux pour pleurer sur une terre désormais inaccessible.

La bulle ultime ne fera plus, désormais, que permettre à un regard de survivre.

Comme si le cinéma, procédant lui-même d’une machinerie, avait pour objet de nous révéler le désastre.  

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S’il a lu Heidegger, Kubrick l’a lu de manière très personnelle. La métaphysique d’un monde hypertechnique n’est pas elle-même métaphysique.

Elle est le fait d’un processus suicidaire dont la dynamique mortifère est celle d’un « darwinisme  social » qu’aucune politique n’est parvenue à contrecarrer.

C’est la métaphysique triomphante de l’homme blanc. Il a éliminé ou soumis tous ses concurrents. Il est devenu lui-même un monolithe et un absolu d’absurdité et de barbarie.

Le film de Kubrick, comme tous ses films, sont des films-catastrophes. Mais le génie du réalisateur tient à que le spectacle soit ainsi tenu qu’il nous le fait transcender vers une forme de méditation.

 

source : http://skildy.blog.lemonde.fr/2007/08/17/sur-quelques-plans-de-2001-lodyssee-de-lespace-s-kubrick/

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