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Alejandro González Iñárritu , "Birdman"

Publié le 6 Août 2015, 13:26pm

Catégories : #DVD

 Alejandro González Iñárritu , "Birdman"

Quand le paraître prime sur l’être

Synopsis
À l’époque où il incarnait un célèbre super-héros, Riggan Thomson était mondialement connu. Mais de cette célébrité il ne reste plus grand-chose, et il tente aujourd’hui de monter une pièce de théâtre à Broadway dans l’espoir de renouer avec sa gloire perdue. Durant les quelques jours qui précèdent la première, il va devoir tout affronter : sa famille et ses proches, son passé, ses rêves et son ego. S’il s’en sort, le rideau a une chance de s’ouvrir...

 

Au sein d'une énième variation sur le thème du métier de comédien (le vampirisant cinéma de l'industrie hollywoodienne est tout le temps vilipendé, la reconnaissance du talent des grands acteurs étant réservée au seul théâtre élitiste, sauf le « double » de Riggan, Birdman, qui méprise cette forme d'art et pousse Riggan à revenir au cinéma d'action), cette dimension, mythique comme schizophrénique (mélange qui a la dent dure particulièrement aux Etats-Unis) de la métamorphose, rappelle combien certains individus éprouvent viscéralement, au tréfonds de leur être, le besoin d'un changement radical, sinon dans l'histoire collective (capable  visiblement de les oublier malgré leur génie d'un temps), du moins de leur existence singulière. N'est-ce pas après tout ce que vit au quotidien le comédien qui monte sur scène, qui brûle les planches et crève l'écran (définition première et étymologique de l'é-vidence) ?

 

Certains sont plus ego que les autres
De manière aussi obvie qu'explicite, Riggan, peut-être comme tout un chacun ici-bas, est à la recherche, complexe et délicate, avec la mélancolie et la dépression schizophrénique en prime, de la place (en tant qu'homme comme en tant qu'artiste) qui lui revient dans l’univers. Et il a un tel sens de l'ego, lui qui a été connu dix ans auparavant du monde entier avec son rôle de Birdman le super-héros – mais ça c'était avant, avant la traversée du désert dont il n'est à proprement parler, loin s'en faut, pas encore sorti – qu'il se pense surhumain et doté de facultés fantastiques (telle la télékinésie) alors qu'on a affaire seulement aux effets colériques (intériorisés dans son esprit, faussement extériorisés à l'écran) de sa solitude ou de sa frustration.

Riggan, qui malgré la consonance de son nom n'aura pas su agir pour modifier la réalité politique de son pays, peut ainsi espérer, selon une logique du pire, amoindrir par ses prestations d'acteur l'aliénation du citoyen ordinaire : en se transformant, sans même avoir à endosser la panoplie peu discrète d'homme-oiseau qui a assis sa célébrité jadis, l'artiste maudit veut rendre supportable un réel par trop déceptif. Encore ne suffit-il pas de se transformer soi-même, en endossant une perruque et en changeant de jaquette, pour modifier l'ordre du monde ou, ce qui nous est montré tel a prima facie, l'espace paranoïaque d'un théâtre labyrinthique. Riggan l'expérimente bientôt de plein fouet, au fur et à mesure des péripéties grevant les avant-premières de la pièce qui devrait signaler son sacre au vu et au su de tous : prendre de la distance par rapport à son corps propre, s'éloigner des inextricables situations de la mélasse quotidienne où il est plongé jusqu'au cou (ses problèmes avec son ex-femme, ses difficultés avec sa fille qui sort de cure de désintoxication, ses ennuis d'argent pour financer sa pièce salvatrice à Broadway) ne permet pas d'altérer la réalité, plus exactement la normalité, que l'on subit.
Voilà le drame qui se joue dans son esprit qui s'incarne pour le spectateur par les apparitions, démoniques (si on est platonicien) comme démoniaques (si on a l'esprit porté sur le théologique), de Birdman ainsi que par une sourde voix-off hantant un Riggan aux nerfs fort en pelote, qu'on devine, à l'instar de Michaël Douglas dans le film éponyme, au bord de la « chute libre ».

 

Quand l'identité bat de l'aile : en avoir ou pas...
De là le parasitage permanent, et esthétiquement réussi – notamment par la vertu des plans-séquences (avec une moyenne de durée entre cinq et dix minutes chacun !) filant la matière filmique même –, entre film et réalité, entre cinéma et théâtre, entre symbole et icônes, entre imagination débridée et perception lucide, qui alimente l'œuvre tout du long. Mais où situer le réel au juste dans un long métrage dont la première image, Riggan en slip, en lévitation dans sa loge, laisse d'emblée entendre que la caméra est ici tout sauf objective ? A dire le vrai, il est bien difficile de déterminer, en tant que spectateur, à quel Michael Keaton on a affaire : un ancien super-héros sur le retour, ce fameux Birdman lui-même ou encore l'acteur Michael Keaton à la fin de carrière difficile après avoir autrefois incarné à l'écran deux Batman plus ou moins ailés et zélés qui ont fait florès.

Et par ailleurs, Iñárritu (à qui l'on doit Babel, 21 grammes ou Amours chiennes) ne se contente pas de jongler entre différents degrés de réalité, il s'ingénie à multiplier pour mieux les brouiller les pistes, qu'elles soient visuelles ou sonores : longueur exceptionnelle des plans-séquences offrant un « direct » unitaire ininterrompu (sur le modèle originaire de La corde d'Hitchcock) avec d'imperceptibles raccords de montage tout de même, omniprésence de la musique assourdissante à l'envi, pléthoriques ellipses (avec parfois de surprenants bonds dans le temps à l'intérieur d'une même scène), dialogues quasi permanents et éruptifs : tout concourt, pour notre plus grande joie, à accentuer une perception psychotique d’un monde confondu avec le chaos le plus total (voir la séquence où Riggan/Birdman vole entre les gratte-ciels en combattant l'ennemi, avec des explosions en rafale dans la rue tandis que les passants demeurent complètement indifférents).


Par ce dispositif des plans continus, le réalisateur crée un pont indéfectible entre cinéma et théâtre. Ce qui vaut pour les personnages/personnes vaut aussi pour les lieux : on ne constate aucune rupture entre les coulisses et la scène ; la parenté trouble entre sujet et mise en scène se poursuit jusque dans le personnage d'Edward Norton, l'acteur prétentieux Thomson qui veut être le plus réaliste possible dans son jeu (son credo est qu'on "joue" dans la vie privée alors qu'on est pleinement soi-même quand on parvient à vivre un rôle), affichant sur scène une impressionnante érection et proposant à sa partenaire de ne pas simuler la copulation de leurs personnages devant le public (la critique pourtant acérée qui se proposait de balayer la mise en scène de Riggan ne s'y trompera pas et saluera contre toute attente la performance dite « méta-réaliste » de Thomson).

Quant au dernier geste de Riggan sur scène, il est auréolé d'une ambiguïté complète tant il est possible d'y voir aussi bien une véritable tentative de suicide qu'un effort désespéré pour montrer au public jusqu'où un acteur est capable de vider ses tripes sur les planches. Ou encore le seul expédient disponible afin de faire surgir dans ce monde artificieux et fictif du théâtre une part de réel incompressible. Sommes-nous face à un film sur le théâtre ou à du théâtre filmé, toute distance abolie entre le 6ème et le 7ème art, nous ne savons plus trop.


Il semble alors nettement, aux confins du cogito cartésien et de l'être shakespearien, au pourtour de la relation dialectique qui unit ces grandes notions philosophiques que sont l'amour et la vacuité, que Birdman interroge de manière principale les fondations de l’identité prétendue personnelle, ce moi énigmatique Hume que présentait dans le Traité de la nature humaine, contre les « chimères des métaphysiciens » y voyant une pure substance, tel un simple faisceau de sensations confuses se bousculant sur les planches d'un théâtre (justement). Loin de réduire le débat au fait de savoir si Riggan réussira à supprimer la menace représentée par son double diabolique, la réflexion humaniste que soulève le film est bien alors de déterminer s'il n'y a pas plutôt une kyrielle d'éléments pluriels et pas tous nécessairement tangibles - dont le regard d'autrui - qui interviennent dans la construction de cette identité prétendument egologique.

Le drame du personnage principal tient dès  lors, malgré les effets de comique induits, à ce qu'il ne sait pas s'il est Riggan ou Birdman (ce dernier valant comme indice du Surmoi freudien inhérent à chacun). Et à ce qu'il tarde à comprendre, trop obnubilé par la vanité puérile de la réussite, de la fortune et de la célébrité, que chaque homme est peu de chose au regard de l'absoluité des valeurs, des sentiments, de l'amour, qui seuls nous sauveront du naufrage généralisé de la société : de l'intérêt vertueux de savoir faire montre, dans la rencontre altruiste, d'un désengagement envers les « bords déchiquettés » de toute vérité (Melville). Sans doute est-ce pour cela que, dans une scène d'une rare sobriété, la fille perdue de Riggan lui assène que chaque être humain n'est qu'un modeste tiret porté au crayon sur un rouleau de papier toilettes dévidé qui en contient des milliers (Riggan effacera malencontreusement l'humanité entière en se mouchant dans le feuillet qui la circonscrit au sein de cet univers) : poussière – même si c'est d'étoiles, ces stars US –, tu n'es que poussière...

La pulsion scopique ou l'évacuation du monde
L'on comprend mieux à cette aune alors l'exigence d'authenticité et de vérité de Riggan. Si la nostalgie demeure, inamovible en lui, d'avoir été l'aussi puissant que renommé Birdman (dont il paraît avoir tant de mal à se défaire), il ne cesse dans le même temps, en allant jusqu'à miser sa chemise (il en est réduit, lui qui a refusé Birdman IV, rendez-vous compte, à financer lui-même l'adaptation pour la scène d'une nouvelle de Raymond Carver, « Parlez-moi d’amour », voire à hypothéquer sa maison afin de payer les cachets de l'acteur qu'il vient de recruter à la veille de la générale), de tout mettre en oeuvre pour se débarrasser de ce carcan asphyxiant afin de « performer » de manière authentique, en faisant du « vrai théâtre » – graal de celui qui attend jusqu'au désespoir et au suicide (si l'on accorde un once de réalisme à l'avant-dernière scène du film) la reconnaissance de ses pairs.


Sa folie – indéniable –, en tant que produit de la société de masse et de consommation, ne saurait être rachetée que par la thérapie assumée que rend possible, en circuit fermé/ouvert, le lien acteur/public. Ce qui importe au plus haut point, au-delà de l'estime de soi immédiate, c'est donc de briller (s'envoler ?) sur scène, même après avoir saccager sa loge ou s'être pris le bec avec ses proches quant au destin de ce spectacle semblant mort-né.
Bref, de parvenir à se faire aimer ou désirer. Que ce soit par les attraits d’une pièce hautement intellectuelle ou les vertus cathartique d'un blockbuster (quand bien même le cinéaste inspiré livrerait-il ici une critique virulente du nouveau Hollywood qui privilégie les films à gros budgets sans contenu). Finalement, tout n'est-il pas vain sauf l’amour qui, lui, est absolu ? Iñárritu flirte ici avec Opening night où Cassavetes filmait avec maestria la folie que permettait de canaliser la thérapie par la scène et le jeu). Il n'est pas certain que cette dimension thérapeutique positive soit présente dans Birdman si l'on nous accorde que le dernier plan maintient une persistance narcissique dans le fantasme du tout-est-possible au mépris de la réalité la plus élémentaire (ne serait-ce que le principe de la gravité).

D'où une question essentielle que Descartes n'aurait pas reniée dans le Discours de la Méthode : la frontière entre les deux se révélant brouillée, sommes-nous condamnés à prendre nos désirs, nos fantasmes pour des réalités ou, relation symétrique inversée, à tenir la réalité pour quelque chose de l'ordre du désir ? Impossible partant, forme et fond se rejoignant dans le projet qui nous est soumis (les aléas d'une vedette de l'industrie hollywoodienne qui tente un come back sur les nobles planches, au grand dam de la critique), de passer sous silence le parti pris du réalisateur. La pollution paranoïaque, consentie et encouragée, de l'image du réel par le fictif Birdman et ses exploits, contribue en effet et sans cesse à assimiler la réalité à la fiction, et inversement.


De même, la caméra, souvent placée sur l'épaule et située au plus près des visages (serait-ce le fantasme psychotique ou la pulsion fusionnelle d’entrer dans le corps et l’esprit de l’autre ?), qui serait censée parfois lâcher prise ou épouser le « il y a » phénoménologique dans son doux affleurement à la surface irisée du réel, obéit-elle au principe inverse de tout saisir, de multiplier les enchaînements fluides, de ne jamais cesser – sauf à de rares reprises – son mouvement de préhension du monde y compris dans ses détails les plus insignifiants, la pulsion scopique mise en avant par Lacan balayant tout sur son passage. Tout, c'est-à-dire le monde et les êtres qui le peuplent au profit du seul Personnage qui incarne la jouissance recevable.
Forme cinématographique de la folie, le plan-séquence est le pendant d'un humour noir tragique qui pousse à se demander si Riggan est en train de pleurer dans le rire ou de rire dans les pleurs. Et qui amène chacun à douter, en même temps que l'anti-héros, de la « réalité » de ce que l'écran montre. Les super-héros empruntés à Marvel n'existent pas empiriquement, ce qui n'empêche certains, détachés des vicissitudes du monde réel, de leur vouer un culte. Riggan n’est pas plus surhumain que chacun de nous, il ne combat pas le crime en sillonnant le ciel même s'il en rêve : le fantastique qui s'immisce d'aventure dans le récit n'a donc aucunement pour fonction ici d'être point de rupture mais de nous faire prendre conscience de certaines virtualités ou réalités du quotidien. Cela est-il suffisant pour renouer avec le souhait heideggerien, eu égard au Dasein, d' "habiter le monde en poète", rien n'est moins sûr tant Birdman vise à consacrer la dilution de l’être-au-monde.

Reste que, nul ne le contestera, le pansement qu'on lui appose à l'hôpital après qu'il ait tourné contre lui-même, non pas le revolver factice habituel du théâtre, mais une arme véritable lui donne un nez (refait) en forme de bec. Et qu'on ne sait pas si son ultime saut par la fenêtre doit être interprété comme un moyen de s'envoler (vraiment) ou d'en finir (une bonne fois pour toutes) avec cette mascarade qu'est la vie. Et si Riggan parvenait à échapper à l'emprise de l'homme-oiseau en déployant ses rémiges et devenant bel et bien Birdman ?
La morale de l'histoire, en hommage à la persévérance, à la détermination pourrait être la suivante : on peut être divorcé, has been, vieillissant, en conflit avec ses démons, "plumé", il est toujours possible pour celui qui a la foi de dépasser ses tortures intérieures pour prendre son envol. Le sous-titre du film (« La surprenante vertu de L’Ignorance ») le claironne sans ambages : le moindre simple d'esprit volontariste disposera toujours d'un royaume prêt à l'accueillir car l'obstination méta-réaliste, l’ignorance, donne des ailes.

frederic grolleau

Birdman
Réalisateur : Alejandro González Iñárritu (2015)
Avec : Michael Keaton, Zach Galifianakis, Edward Norton, Naomi Watts
Genre : Comédie, Drame
Durée : 1H59mn
Distibution DVD : Twentieth Century Fox France - 17,99 €.

 Alejandro González Iñárritu , "Birdman"
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