Le règne de la Bête
Cette animalité de l’homme est traitée dans le film par le recours incessant à l’image de la bête : dès leur arrivée sur l’île, les plus jeunes enfants affirment qu’il y a une « bête » qui rôde alentour (ce sera en premier lieu un serpent sortant de la mer qu’aurait aperçu le très jeune Percival, ensuite un Léviathan supposé vivre au fond des mers puis autre chose). Les plus subtils d’entre eux sous-entendent que la seule bête céans est peut-être en eux mais, très rapidement, à cause de Jack qui perçoit là le levier idéal pour fédérer ceux qui se sont immédiatement orientés vers Ralph, la peur des plus petits à affronter des créatures, monstres et autres fantômes possibles est utilisée pour créer de toutes pièces un culte voué à la « bête » (cette dévotion sera d’abord pratiquée par qu’une minorité d’adeptes qui se séparent des autres avant que l’ensemble du groupe, voulant aussi manger de nouveau la viande que seul le couteau de Jack peut lui apporter, fusionne). Car il y a un chef de trop !
La plus grande partie du groupe sombre alors dans l’obscurantisme ancestral : pour calmer les assauts d’un monstre invisible (mais qui fait bien les affaires du futur dictateur qui se sert de ce prétexte pour faire l’apologie d’une société de chasseurs et non de raisonneurs), les sacrifices et les offrandes se multiplient. La violence s’exerce ainsi dans un premier temps sur un cochon dont la tête est posée de manière triomphale sur un pieu – un trophée sur lequel viennent se rassasier les mouches –, image du diable dans les écrits religieux (d’où le titre de l’oeuvre évoquant à la fois ces insectes bourdonnant au contact de la viande et les enfants eux-mêmes essaimés autour de Jack, expert en crimes de lèse-majesté). On peut déjà comprendre par l’oxymore du titre que Jack ne sera que le un monarque (« Sa Majesté ») de simples « mouches », autrement dit que son pouvoir n’a qu’un caractère insignifiant. Puis elle s’abat sur plusieurs des enfants qui contredisent la posture de Jack.
Cette Bête répugnante que Jack et Ralph ont cru apercevoir lors de leur excursion commune au début du film sur le mont le plus élevé de l’île n’existe pas, bien entendu : elle n’est que le mouvement dans l’air du parachute du pilote de l’avion qui s’est écrasé, pilote portant encore son casque à grosse visière qui ressemble d’ailleurs tel quel à une grosse mouche. Tout porte à penser cependant que les enfants ont un irrépressible besoin, entretenu par le diabolique Jack, de croire en une menace qui pèse sur eux et qui justifie qu’ils puissent régresser à stade de barbarie ou les cris, les danses, les hurlements – bref, la déshumanisation consentie au profit de l’hystérie collective – leur permettent de saborder le lien démocratique incarnés par Ralph et ses proches.
Or, Simon, l’un des enfants montré comme plus réceptif que les autres à l’environnement insulaire, à sa flore comme à sa faune, a eu la curiosité – toute philosophique et qui n’est pas sans rappeler l’ascension dialectique du prisonnier de la caverne platonicienne –, de vérifier ce qu’il en était de cette Bête effrayante et a entrepris de répéter l’expédition originaire tout seul. Simon, l’un des plus jeunes et pourtant des plus lucides qui osait se demander si la bête, finalement, ce n’était pas eux…
Visionnaire parmi les aveuglés, il découvre alors le fondement du mystère de la bête et de l’idole et s’empresse de redescendre vers la plage et les rochers où la tribu de Jack a pris ses quartiers lorsque le groupe des enfants, alors en proie à une sorte de débauche rituelle et de folie collective sous les étoiles, sous l’emprise de son leader et tout en croyant tuer la bête, s’attaque violemment à celui qui est sur le point de révéler la vérité. Certes, Simon meurt par surprise et par méprise : il est pris à tort pour la Bête sortant des bois. Il n’empêche que, massacré à coup de piques et confondu avec les animaux que les enfants traquent au quotidien pour se nourrir et expurger leurs peurs, Simon l’oracle, pour avoir saisi que le monstrueux c’est l’association de la bête et de la peur, finit dans une troublante sérénité à la surface des flots ; nimbé dans la clarté stellaire de l’océan qui l’emporte en douceur pendant que retentit le chant du Seigneur, le Kyrie eleison de la chorale qui est aussi un chant de ralliement du groupe depuis le début – une des scènes les plus magistrales du film, rehaussée par le sobre noir et banc magnifiant l’œuvre tout du long.
Un contrepoint signifiant qu’il vaut peut-être mieux en définitive mourir ainsi plutôt que de participer aux actes excessifs de ceux qui sont encore vivants mais de façon totalement primitive, ce qui constitue pour l’être policé une autre forme de trépas. A l’état de nature, « l’homme est un loup pour l’homme », disait Hobbes, et l’allégorie du film l’illustre avec force.
Il est à noter que-Ralph et Piggy eux-mêmes se sont laissé entraîner dans la danse de folie au cours de la nuit précédente, et ne prennent conscience de l’horreur de la mort de Simon que le lendemain. Dorénavant, deux mondes s’opposent radicalement : en bas, la clairière des simples « humains», de la raison et de l’égalité au bord du lagon où Ralph se voit abandonné de tous et, en haut, le monde minéral et lieu symbolique du pouvoir tant matériel que brutal des guerriers où est nichée, pour convoquer un vocabulaire laboétien, la tanière du tyran.
Celle du surhomme halluciné au regard chargé de folie meurtrière qui a atteint les hauteurs où règnent les dieux, là où rien ni personne ne pourra prétendre s’opposer à son bon plaisir… Entre les deux bat le coeur de la forêt où règne encore (Simon le bouc émissaire ayant été éliminé) le mystère, la peur qu’une idole dérisoire tente de conjurer.
La racine du mal
Ce premier meurtre semble scelle le destin de cette dystopie qui atteint un point de non-retour: il sera bientôt suivi de celui de Piggy, écrasé sciemment par un rocher tandis que lui et Ralph venaient discuter avec Jack pour le faire revenir à la raison (et accessoirement lui demander de rendre à Piggy ses lunettes, dérobées par les nervis de Jack lors d’un raid éclair sur la plage, seul outil – rival du couteau – hérité de la civilisation technologique et nécessaire pour allumer, grâce aux rayons solaires, le feu prométhéen dont tous ont besoin). Des lunettes centrales dans le film d’ailleurs car constituant non seulement l’objet de toutes les convoitises, mais surtout le principal instrument de pouvoir (inversant le mythe de Prométhée, Jack se livrera à une véritable « guerre du feu » pour les ravir après les avoir ébréchées dès les premières séquences en molestant, déjà, Piggy. Le feu ne sert ici qu’à faire naître la cécité et la destruction).
Dans les deux meurtres, nous sommes plongés dans l’extrême brutalité des temps d’avant toute forme de civilisation, où les rites funéraires n’existent pas et où la mort d’autrui ne fait l’objet d’aucun recueillement. Or, Piggy était sur l’île l’ambassadeur de la civilisation : détenant la puissance de la parole, son « arme » face aux moqueries, il était toujours capable de mettre des mots sur les choses et de les expliquer tandis que les enfants chutent toujours plus avant dans l’écueil de la violence muette. La vue courte en même temps que lucide, Piggy (le porcinet) concentre tous les attributs de la bête noire : avec son asthme, son embonpoint, ses lunettes d’intellectuel et sa condition d’orphelin, il est depuis le début ce cochon que les autres enfants veulent inconsciemment tuer.
Lorsqu’il disparaît, la conque est également détruite, double signe que, définitivement, le geste supplante le verbe, la violence remplace la loi. L’influence du chef charismatique est devenue si forte dans le groupe vivant maintenant dans une caverne en haut d’un amas rocheux qu’elle inhibe les autres enfants au point de leur faire accepter toutes les formes de la brutalité. Ainsi, alors qu’il n’y avait pas de règles particulières, désormais des châtiments corporels et représailles diverses sont imposés à ceux qui dévient de l’idéologie prônée par ce chef au visage recouvert d’un morceau de peau de cochon et d’une sorte de peinture de guerre, les victimes retournant alors avec les autres bannis.
A la suite de ce nouveau meurtre, qui voit là encore comme avec Simon le corps sans vie de Piggy emporté par les vagues, mais dans un contexte houleux et inquiétant cette fois-ci (comme si la nature elle-même, l’île, se retournait contre ses hôtes aussi belliqueux que parasitaires), Ralph s’enfuit, poursuivi par Jack et sa meute, bien décidés — au sens propre — à lui « faire la peau ». René Girard nous invite en ce sens à poser, dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, que la chasse est une façon ritualisée de chercher des victimes à sacrifier. La chasse aux cochons initiale et légitimée par la survie devient de facto ultérieurement une chasse à l’homme gratuite où la fumée déclenchée par les chasseurs n’est plus salvatrice mais homicide.
Cette chasse à l’homme et la scène finale nous offrent le résumé de l’histoire. Tout se passe comme si la réalité rattrapait les enfants : sous l’œil extérieur des officiers de marine débarquant d’un bateau attiré vers l’île par le feu déclenché par le groupe pour débusquer Ralph – un incendie hors de contrôle qui assure la destruction de l’habitat comme de la sécurité mêmes des méchants enfants sur le point de s’autodétruire in fine pour, ultime sacrifice, immoler le sage Ralph –, cette micro-société qui s’est organisée sur l’île ne se donne plus que comme le reflet de la violence, de la peur et de la haine. Tous ces sentiments qui amènent les Hommes à se battre tout au long de l’Histoire dans nos sociétés en négligeant l’apport de l’éducation et de la culture.
En définitive, cette catastrophe que représente l’émergence de la loi du plus fort au sein d’une société organisée (et qui était annoncée lors du générique par les photographies et les bruitages montrant la société des adultes mise en danger par la guerre, équivalent de la loi du plus fort à l’échelle internationale) ne saurait être extérieure : évacués pour être protégés des conséquences de la bestialité humaine, les enfants se sont vus rattrapés par elle — puisqu’ils l’abritent en eux-mêmes. D’où la question légitime qui en découle : Ralph ayant échoué à conserver les règles de vie en société sur l’île, sommes-nous comme lui condamnés à être le témoin impuissant de la ruine du monde ? face à la barbarie (du conflit insulaire, de la guerre internationale) existe-t-il seulement une autorité capable d’imposer la paix à tous ?
Ce qui remonte ici du tréfonds à la surface, ce n’est pas le bien, le respect moral ou le souci altruiste mais un fond commun mortifère, arc-bouté sur les figures du bouc-émissaire, du meurtre rituel, du totem et du tabou. Si pour les philosophes de l’antiquité aux Lumières (à l’exception de Kant) le Mal avait pour origine l’erreur du jugement, ici le Mal (la vraie « bête » selon Simon) – celui qui, avec le totalitarisme et en particulier le nazisme, menace le monde dit civilisé et qui amène à la Shoah – est niché au cœur même de l’enfant, au fond de l’homme.
L’ultime scène présentant le brasier de l’île contrasté par le paisible bord de mer, le paradis transmué en géhenne, met en avant ce qu’il reste d’enfants qui ont perdu lambeau par lambeau leur humanité. Le long plan presque final de Peter Brook (qui affirme que “le livre de Golding est une histoire de l’homme abrégée”) immortalise le regard de Ralph remontant, lentement, des chaussures du deus ex machina militaire à son visage : pour la première fois depuis le générique, initial un corps humain se (re)constitue face à lui, dans son entier – une réincarnation qui s’accompagne cependant des signes ostensibles d’une civilisation par définition encline à la violence.
Jusqu’au bout, Sa Majesté des mouches est un récit de régression vers la barbarie par élection d’un bouc-émissaire et par élimination de victimes allant jusqu’à frôler l’anéantissement collectif. Que le crime ou le meurtre originel (soudant la communauté en la dotant d’un père symbolique) soit fondateur de la civilisation, Freud nous l’a déjà appris dans Totem et Tabou. Le cercle semble ainsi bouclé.
Conclusion
Contre toute attente angélique, les enfants soi-disant « innocents » d’avant la culture – et dont Freud souligne que chacun est plutôt le prototype même du « petit pervers polymorphe » – illustrent bel et bien dans ce mythe cinématographique de la création de l’homme qu’est Sa Majesté des mouches la nature conflictuelle de l’être humain.
Qui ne voit ici dans tragique relecture du mythe de Robinson Crusoé que, sans référent adulte, ces enfants (bien qu’éduqués – et à l’anglaise ou à l’ancienne s’il vous plaît) au lieu de construire une cité enfin idéale vont, en moins de trois mois, être happés par la violence à travers un processus de haine et de peur identique en tous points à celui qu’on observe dans les régimes autoritaires à travers le monde ?
Les questions philosophiques posées par le film sont manifestes : comment organiser la vie sociale ? Que faire d’un pouvoir sans limite ? Sommes-nous plus libres en l’absence de loi ? La réponse, tout aussi claire : en apparence donc, les enfants naufragés et rescapés du crash aérien sont sauvés, à l’instar de la morale et du happy end. Mais en vérité ils ne sont plus ceux qu’ils étaient lorsqu’ils ont quitté la mère Patrie. Pour avoir voulu fuir le totalitarisme ils ont étayé, sans le secours de quiconque, tout seuls, « comme des grands » pourrait-on dire, la pire des tyrannies, sur le modèle du peuple dénoncé par Platon au livre VIII de la République qui, sous la harangue du bourdon-démagogue, tombe dans le feu par peur de fumée.
Sous l’influence d’un chef charismatique qui impose son mode de vie et sa pensée, la haine à l’égard de ceux qui entendent diriger le groupe par la sagesse est bien à l’origine de la peur, source de tous les vices.
Tous les individus qui, à rebours de cette posture idéologique, choisiront la voie de la liberté s’exposeront en conséquence à un sombre avenir. Mais sera-t-il plus radieux, l’avenir de ceux qui, revenus de l’île maudite, de la part belzébuthéenne que chacun porte en soi, devront à nouveau s’intégrer à la société ? Et, peut-être, incorporer les armées de Sa Majesté pour une guerre pire encore et bien plus meurtrière même si officiellement reconnue ?
Reste qu’il s’agissait moins pour Golding et Brook de montrer le surgissement des instincts les plus primitifs en l’absence de règles que d’établir en quoi l’Etat, quand il est organisation politique légitime, constitue la seule condition des libertés individuelles. Voire, les réalise.
frederic grolleau
Sa Majesté des mouches
réalisateur : Peter Brook (1963)
avec : James Aubrey, Tom Chapin, Hugh Edwards
genre : aventure, drame
Durée : 1h 32mn
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