Comment préserver la société de la barbarie ?
Synopsis
Pendant la Seconde Guerre mondiale, un avion transportant des garçons issus de la haute société anglaise, envoyés par leurs parents en Australie pendant le Blitz, s’écrase sur une île déserte. Seuls les enfants survivent. Livrés à eux-mêmes dans une nature sauvage et paradisiaque, les enfants tentent de s’organiser en reproduisant les schémas sociaux qui leur ont été inculqués. Mais leur groupe vole en éclats et laisse place à une organisation tribale, sauvage et violente bâtie autour d’un chef charismatique. La civilisation disparaît au profit d’un retour à un état proche de l’animal que les enfants les plus fragiles ou les plus raisonnables paieront de leur vie.
La véritable nature humaine
C’est à William Golding que l’on doit d’avoir posé les bases de cette tragique parabole dans Lord of the flies – Sa Majesté des mouches en 1954, repris sur grand écran par Peter Brook en 1963 : éloignés par la force des choses (le conflit de la seconde guerre mondiale qui fait rage et menace l’Angleterre) de la civilisation britannique du milieu du siècle – que l’on voit apparaître figée par de vieilles photographies dans le générique –, un groupe d’une trentaine d’enfants se retrouve livré à lui-même sur une île déserte du Pacifique. Il s’agit bien de savoir si ces naufragés-Robinson parviendront à survivre et à dépasser les dangers qui les menacent (question rhétorique puisqu’il s’agit d’aspirants d’une école militaire, formés à la rigueur et la discipline, et donc un peu plus aptes que d’autres à survivre dans ces conditions). Ce qui suppose d’abord d’entretenir un feu permanent en vue d’éventuels secours et de construire un abri pour les « petits ».
Mais si l’environnement n’est pas forcément hostile (l’île est plutôt verdoyante et regorge de ressources : fruits, cochons sauvages, eau potable etc.), et si le lieu sans aucun adulte à même d’imposer des interdits évoque la liberté absolue, les enfants vont paradoxalement s’appliquer pour transformer ce paradis en un enfer sans équivalent. Révélant ainsi sans ambages ni détour – quoi de plus proche somme toute de l’innocence que l’enfance ? – dans cet « état de nature », cher aux philosophes tels que Hobbes (« guerre de tous contre tous ») ou Rousseau ce que serait la véritable nature humaine quand on la laisse s‘exprimer sans autorité contraignante et oppressive.
Tout de suite, les survivants, conscients des faiblesses de l’homme seul, choisissent de se regrouper, fidèles à la formule d’Aristote selon laquelle « L’homme est un animal naturellement politique». Le rassemblement se fait de manière « naturelle », les personnalités des uns et des autres (de 6 à 16 ans) se dégagent rapidement, les « meneurs » se manifestant d’eux-mêmes et une hiérarchie se mettant en place — comme s’il existait une prédisposition à gouverner ou à subir (Platon soutenait dans la République que la cité est fondamentalement inégalitaire et que chacun doit rester à sa place, les hommes « inférieurs » devant être dirigés par les hommes « supérieurs » pour leur bien propre). Ralph, garçon sage et raisonnable qui pense à la survie du groupe, est désigné par la communauté et les règles de la société anglaise sont maintenues, pour un temps, dans un environnement des plus exotiques : la relève de la garde autour du feu et même l’heure du thé apparaissent comme d’inamovible piliers de cette micro-société naissante (mais ils seront assez vite laissés de côté tout comme les vêtements – vestes, casquettes, chaussettes hautes, fort ordonnés et snob qu’ils portent, notamment la cape, la coiffe et la collerette des choristes). Il est secondé par Piggy, l’intellectuel à lunettes du groupe dont le physique disgracieux déjà moqué dans les cours de récréation devient rapidement le motif d’un harcèlement instruit par Jack, le garçon le plus âgé et brutal de la troupe (et le seul à disposer d’un couteau — pour dominer la nature comme le groupe), qui va s’autoproclamer chef des « chasseurs » et fera bientôt sécession avec ses séides, mettant en danger toute la petite communauté.
Mais à la fin du processus, les enfants finissent par se diviser en deux camps (l’objet du désir étant le pouvoir, il divise) : ceux qui se laissent aller à leurs instincts primitifs et ceux qui s’efforcent de sauver (en les incarnant) les bienfaits de la civilisation. Une opposition ultra-violente qui, portant moins sur la survie que sur l’organisation sociale entre les enfants, met en avant trois axes susceptibles d’une analyse philosophique : le rôle de l’éducation dans le maintien de sociétés pacifiés (au regard de la question : avons-nous vraiment besoin d’être gouvernés ?), les mécanismes de peur qui ont stigmatisé le XXème siècle et, surtout, la nature conflictuelle de l’Homme qui est au coeur de nombreux écrits philosophiques (Machiavel, Hobbes, Kant, Rousseau…). Après tout, les hommes rêvent souvent, plus jeunes, d’avoir tous les droits, de mener une vie où toute loi et toute autorité seraient absentes. Mais serions-nous plus libres et heureux pour autant ?
Sa Majesté des Mouches, en nous confrontant à ces jeunes enfants condamnés à exister seuls, tuant tous les animaux qu’ils croisent sur leur passage pour persévérer dans leur être et se livrant à des tribulations et autres libations tribales spontanées, nous donne à observer le processus de déshumanisation, ou plutôt celui du retour à l’état de nature (le stade où les hommes ne sont pas organisés en société selon Rousseau). Un retour à l’état naturel que l’on peut aussi entendre comme un retour à l’état tribal. Les enfants vont bientôt y être menés de main de maître par un leader charismatique qui s’est dégagé du groupe fédéré par Ralph et Piggy et qui impose sa vision à quelques-uns. Progressivement, alors même qu’il prône la violence pour la survie, ce leader va l’emporter sur le souci du collectif par son envie de créer son propre groupe, sans règles et où chacun s’amuse et chasse à sa guise.
Et ces petits Anglais, qui n’hésitaient pas à rappeler au début du film, lorsqu’ils se retrouvent tous sur la plage au milieu des chants religieux du Kyrié eleisonentonné par les membres de la chorale huppée de leur école privée, que leur pays est une nation supérieure aux autres (« Il n’y a rien de plus civilisés qu’un Anglais ! » — L’Angleterre est elle-même une (grande) île, il est vrai), de remettre soudain en cause ce que leur civilisation a construit pour se métamorphoser en hommes préhistoriques pour qui le meurtre est anecdotique, loin de toute préoccupation morale.
Le réalisateur, par sa relecture très sobre du roman de Golding, nous interroge bien de façon on ne peut plus claire sur les fondements de nos civilisations. Et sur le sens de notre véritable nature.
De la société à la barbarie
Dans un premier temps pourtant, les enfants essayent de s’organiser en instaurant des règles, des lois et une hiérarchie, matérialisée par leur cher Ralph (“The rules are the only thing we’ve got” dit-il non sans justesse) et son allié principal, Piggy (lequel sera poursuivi par la cruauté illimitée des enfants y compris au bout du monde…) Ainsi, sur le modèle de l’organisation grecque du cinquième siècle, Ralph convoque l’assemblée des citoyens (la plage remplace la Pnyx athénienne), organise le vote pour élire un dirigeant et distribue les tâches à chacun pour le bien-vivre commun. La conque – coquillage qui rassemble et donne le pouvoir de la parole lors des assemblée – symbolise précisément cette république en construction. Le feu, dont Ralph impose l’entretien dans la foulée, joue dans ce contexte un rôle primordial puisque, si l’on en croit le mythe de Prométhée dans le Protagoras de Platon, il constitue, avec l’intelligence technique, le tout premier indice de la culture, par opposition à la nature
Mais rien ne semble pouvoir entraver l’essor de la croyance et la déliquescence des règles dans cet univers, aussi nouveau et primitif serait-il, où les instincts primaires – sans doute réprimés par la civilisation d’avant pour reprendre un célèbre topos freudien du Malaise dans la culture – revient au galop.
Outre la complexité des rapports psychologiques entre les enfants (et en particulier la question de l’appartenance au groupe / l’angoisse de l’exclusion), P. Brook concentre en effet son attention sur les manœuvres insidieuse de Jack, le plus âgé et physiquement le plus puissant des enfants, qui n’a pas digéré de n’avoir pas été élu immédiatement chef et qui va reconquérir de haute lutte ce titre (en allant jusqu’au pugilat avec Ralph dans les scènes finales) en brocardant le respecter du principe démocratique défendu par Ralph et Piggy.
On en a un aperçu prémonitoire dans les scènes d’ouverture où, sous la férule de Jack, les enfants abandonnent comme un seul homme le feu civilisationnel – allumé à la demande Ralph pour attirer d’éventuels avions de secours – au profit de la traque du premier cochon sauvage qui tombera sous les coups de la horde en phase de cohésion et d’une baignade nus dans le lagon, au soleil (un plan-séquence sur la relation édénique corps/nature d’une grande pureté suggérant la naissance du monde et l’aube de l’humanité )… Pour ce faire, Jack n’aura de cesse, pour asseoir sa domination, que de réactiver la primitivité pulsionnelle que chacun tente de camoufler sous le vernis des préséances et autres valeurs moralisatrices.
Or, quand la barbarie instinctive de l’homme refait surface en cas de tension, la démocratie est éradiquée. Ici, les voix des plus faibles ou des plus raisonnables (les « démocrates ») se trouvent effacées par les hurlements (des « militaires ») de la meute de Jack, lequel remplace habilement le son de la conque communautaire (signe de rassemblement républicain et de maintien du lien social) par le chant de guerre : Kill the beast ! qui n’est pas sans rappeler l’hymne funeste repris en choeur par les bêtes aliénées de La ferme des animaux de G. Orwell.
C’est un fait : ceux qui sont forts et en armes obtiennent dans cette petite société humaine – pétrie de bons principes au départ – le droit de vie et de mort sur tout le monde, et même le droit de façonner les pensées et d’obscurcir les consciences. Un « droit » de fait mis jadis en avant par Calliclès dans le Gorgiasplatonicien et qui signe ni plus ni moins que la ruine de tout droit juridique et moral effectif.
Quel’évolution ne soit pas synonyme de progrès, c’est bien ce que Golding entendait lorsqu’il écrivait (Cible mouvante, Gallimard, 1985) : « Notre monde dit civilisé n’est qu’un mythe ou règne la violence et qui se laissera vaincre et détruire par le mal. Avant la seconde Guerre mondiale ma génération eut, dans l’ensemble, une croyance libérale et naïve dans la perfectibilité de l’homme. La guerre nous fit subir un endurcissement sinon physique, du moins moral et nous elle donna une inévitable rudesse. L’après-guerre nous fit voir peu à peu ce que l’homme peut faire à l’homme, ce que l’Animal pouvait faire à sa propre espèce. »
Ainsi, plus Ralph voit son pouvoir s’effriter tandis que Jack renforce en proportion le sien, plus la régression vers la barbarie s’achève, consacrant in fine le règne de la tyrannie.
Ce que le Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes appelle « un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre » et qu’il définit comme « l’époque la plus heureuse et la plus durable » — une« véritable jeunesse du monde » qu’il attribue à l’insularité : « De grandes inondations ou des tremblements de terre environnèrent d’eau ou de précipices des cantons habités ; des révolutions du globe détachèrent et coupèrent en îles des portions du continent. On conçoit qu’entre des hommes ainsi rapprochés et forcés de vivre ensemble, il dut se former un idiome commun plutôt qu’entre ceux qui erraient librement dans les forêts de la terre ferme. ») reçoit un brutal coup d’arrêt.
Car ces collégiens à la beauté angélique issus de la meilleure société anglaise versent dans une forme de sauvagerie primitive qui congédie avec force l’humanisme rousseauiste si prégnant dans la deuxième moitié du XXe siècle – « l’homme est bon, c’est la société qui le pervertit » – et nous font objectiver combien il est aisé de sombrer dans une barbarie allant jusqu’aux meurtres. Face à l’âge sans pitié de ces enfants et derrière les façades de l’éducation civilisée demeurent, indéracinables, les passions primitives monstrueuses (héritées davantage de Sade que de Rousseau) de l’Homme hanté par ses peurs les plus ancestrales. Un homme, n’en déplaise aux Lumières, qui ne naît pas bon.
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