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Peter Brook, "Sa majesté des mouches" (1)

Publié le 29 Juin 2018, 20:33pm

Catégories : #Philo & Cinéma, #DVD

Peter Brook, "Sa majesté des mouches" (1)

Comment pré­ser­ver la société de la barbarie ? 

Synop­sis

Pendant la Seconde Guerre mon­diale, un avion trans­por­tant des gar­çons issus de la haute société anglaise, envoyés par leurs parents en Aus­tra­lie pen­dant le Blitz, s’écrase sur une île déserte. Seuls les enfants sur­vivent. Livrés à eux-mêmes dans une nature sau­vage et para­di­siaque, les enfants tentent de s’organiser en repro­dui­sant les sché­mas sociaux qui leur ont été incul­qués. Mais leur groupe vole en éclats et laisse place à une orga­ni­sa­tion tri­bale, sau­vage et vio­lente bâtie autour d’un chef cha­ris­ma­tique. La civi­li­sa­tion dis­pa­raît au pro­fit d’un retour à un état proche de l’animal que les enfants les plus fra­giles ou les plus rai­son­nables paie­ront de leur vie.

La véri­table nature humaine

C’est à William Gol­ding que l’on doit d’avoir posé les bases de cette tra­gique para­bole dans Lord of the flies – Sa Majesté des mouches en 1954, repris sur grand écran par Peter Brook en 1963 : éloi­gnés par la force des choses (le conflit de la seconde guerre mon­diale qui fait rage et menace l’Angleterre)  de la civi­li­sa­tion bri­tan­nique du milieu du siècle – que l’on voit appa­raître figée par de vieilles pho­to­gra­phies dans le géné­rique  –, un groupe d’une tren­taine d’enfants se retrouve livré à lui-même sur une île déserte du Paci­fique. Il s’agit bien de savoir si ces naufragés-Robinson par­vien­dront à sur­vivre et à dépas­ser les dan­gers qui les menacent (ques­tion rhé­to­rique puisqu’il s’agit d’aspirants d’une école mili­taire, for­més à la rigueur et la dis­ci­pline, et donc un peu plus aptes que d’autres à sur­vivre dans ces condi­tions). Ce qui sup­pose d’abord d’entretenir un feu per­ma­nent en vue d’éventuels secours et de construire un abri pour les « petits ».
Mais si l’environnement n’est pas for­cé­ment hos­tile (l’île est plu­tôt ver­doyante et regorge de res­sources : fruits, cochons sau­vages, eau potable etc.), et si le lieu sans aucun adulte à même d’imposer des inter­dits évoque la liberté abso­lue, les enfants vont para­doxa­le­ment s’appliquer pour trans­for­mer ce para­dis en un enfer sans équi­valent. Révé­lant ainsi sans ambages ni détour – quoi de plus proche somme toute de l’innocence que l’enfance ? – dans cet « état de nature », cher aux phi­lo­sophes tels que Hobbes (« guerre de tous contre tous ») ou Rous­seau ce que serait la véri­table nature humaine quand on la laisse s‘exprimer sans auto­rité contrai­gnante et oppressive.

Tout de suite, les sur­vi­vants, conscients des fai­blesses de l’homme seul, choi­sissent de se regrou­per, fidèles à la for­mule d’Aristote selon laquelle « L’homme est un ani­mal natu­rel­le­ment poli­tique». Le ras­sem­ble­ment se fait de manière « natu­relle », les per­son­na­li­tés des uns et des autres (de 6 à 16 ans) se dégagent rapi­de­ment, les « meneurs » se mani­fes­tant d’eux-mêmes et une hié­rar­chie se met­tant en place — comme s’il exis­tait une pré­dis­po­si­tion à gou­ver­ner ou à subir (Pla­ton sou­te­nait dans la Répu­blique que la cité est fon­da­men­ta­le­ment inéga­li­taire et que cha­cun doit res­ter à sa place, les hommes « infé­rieurs » devant être diri­gés par les hommes « supé­rieurs » pour leur bien propre). Ralph, gar­çon sage et rai­son­nable qui pense à la sur­vie du groupe, est dési­gné par la com­mu­nauté et les règles de la société anglaise sont main­te­nues, pour un temps, dans un envi­ron­ne­ment des plus exo­tiques :  la relève de la garde autour du feu et même l’heure du thé appa­raissent comme d’inamovible piliers de cette micro-société nais­sante (mais ils seront assez vite lais­sés de côté tout comme les vête­ments – vestes, cas­quettes, chaus­settes hautes, fort ordon­nés et snob qu’ils portent, notam­ment la  cape, la coiffe et la col­le­rette  des cho­ristes). Il est secondé par Piggy, l’intellectuel à lunettes du groupe dont le phy­sique dis­gra­cieux déjà moqué dans les cours de récréa­tion devient rapi­de­ment le motif d’un har­cè­le­ment ins­truit par Jack, le gar­çon le plus âgé et bru­tal de la troupe (et le seul à dis­po­ser d’un cou­teau — pour domi­ner  la nature comme le groupe), qui va s’autoproclamer chef des « chas­seurs »  et fera bien­tôt séces­sion avec ses séides, met­tant en dan­ger toute la petite communauté.

Mais à la fin du pro­ces­sus, les enfants finissent par se divi­ser en deux camps (l’objet du désir étant le pou­voir, il divise) : ceux qui se laissent aller à leurs ins­tincts pri­mi­tifs et ceux qui s’efforcent de sau­ver (en les incar­nant) les bien­faits de la civi­li­sa­tion. Une oppo­si­tion ultra-violente qui, por­tant moins sur la sur­vie que sur l’organisation sociale entre les enfants, met en avant trois axes sus­cep­tibles d’une ana­lyse phi­lo­so­phique : le rôle de l’éducation dans le main­tien de socié­tés paci­fiés (au regard de la ques­tion : avons-nous vrai­ment besoin d’être gou­ver­nés ?), les méca­nismes de peur qui ont stig­ma­tisé le XXème siècle et, sur­tout, la nature conflic­tuelle de l’Homme qui est au coeur de nom­breux écrits phi­lo­so­phiques (Machia­vel, Hobbes, Kant, Rous­seau…). Après tout, les hommes rêvent sou­vent, plus jeunes, d’avoir tous les droits, de mener une vie où toute loi et toute auto­rité seraient absentes. Mais serions-nous plus libres et heu­reux pour autant ?
Sa Majesté des Mouches, en nous confron­tant à ces jeunes enfants condam­nés à exis­ter seuls, tuant tous les ani­maux qu’ils croisent sur leur pas­sage pour per­sé­vé­rer dans leur être et se livrant à des tri­bu­la­tions et autres liba­tions tri­bales spon­ta­nées, nous donne à obser­ver le pro­ces­sus de déshu­ma­ni­sa­tion, ou plu­tôt celui du retour à l’état de nature (le stade où les hommes ne sont pas orga­ni­sés en société selon Rous­seau). Un retour à l’état natu­rel que l’on peut aussi entendre comme un retour à l’état tri­bal. Les enfants vont bien­tôt y être menés de main de maître par un lea­der cha­ris­ma­tique qui s’est dégagé du groupe fédéré par Ralph et Piggy et qui impose sa vision à quelques-uns. Pro­gres­si­ve­ment, alors même qu’il prône la vio­lence pour la sur­vie, ce lea­der va l’emporter sur le souci du col­lec­tif par son envie de créer son propre groupe, sans règles et où cha­cun s’amuse et chasse à sa guise.

Et ces petits Anglais, qui n’hésitaient pas à rap­pe­ler au début du film, lorsqu’ils se retrouvent tous sur la plage au milieu des chants reli­gieux du Kyrié elei­sonentonné par les membres de la cho­rale hup­pée de leur école pri­vée, que leur pays est une nation supé­rieure aux autres (« Il n’y a rien de plus civi­li­sés qu’un Anglais ! » — L’Angleterre est elle-même une (grande) île, il est vrai), de remettre sou­dain en cause ce que leur civi­li­sa­tion a construit pour se méta­mor­pho­ser en hommes pré­his­to­riques pour qui le meurtre est anec­do­tique, loin de toute pré­oc­cu­pa­tion morale.
Le réa­li­sa­teur, par sa relec­ture très sobre du roman de Gol­ding, nous inter­roge bien de façon on ne peut plus claire sur les fon­de­ments de nos civi­li­sa­tions. Et sur le sens de notre véri­table nature.

De la société à la bar­ba­rie
Dans un pre­mier temps pour­tant, les enfants essayent de s’organiser en ins­tau­rant des règles, des lois et une hié­rar­chie, maté­ria­li­sée par leur cher Ralph (“The rules are the only thing we’ve got” dit-il non sans jus­tesse) et son allié prin­ci­pal, Piggy (lequel sera pour­suivi par la cruauté illi­mi­tée des enfants y com­pris au bout du monde…) Ainsi, sur le modèle de l’organisation grecque du cin­quième siècle, Ralph convoque l’assemblée des citoyens (la plage rem­place la Pnyx athé­nienne), orga­nise le vote pour élire un diri­geant et dis­tri­bue les tâches à cha­cun pour le bien-vivre com­mun. La conque – coquillage qui ras­semble et donne le pou­voir de la parole lors des assem­blée – sym­bo­lise pré­ci­sé­ment cette répu­blique en construc­tion. Le feu, dont Ralph impose l’entretien dans la fou­lée,  joue dans ce contexte un rôle pri­mor­dial puisque, si l’on en croit le mythe de Pro­mé­thée  dans le Pro­ta­go­ras de Pla­ton, il consti­tue, avec l’intelligence tech­nique, le tout pre­mier indice de la culture, par oppo­si­tion à la nature
Mais rien ne semble pou­voir entra­ver l’essor de la croyance et la déli­ques­cence des règles dans cet uni­vers, aussi nou­veau et pri­mi­tif serait-il, où les ins­tincts pri­maires – sans doute répri­més par la civi­li­sa­tion d’avant pour reprendre un célèbre topos freu­dien du Malaise dans la culture – revient au galop.

Outre la com­plexité des rap­ports psy­cho­lo­giques entre les enfants (et en par­ti­cu­lier la ques­tion de l’appartenance au groupe / l’angoisse de l’exclusion), P. Brook concentre en effet son atten­tion sur les manœuvres insi­dieuse de Jack, le plus âgé et phy­si­que­ment le plus puis­sant des enfants, qui n’a pas digéré de n’avoir pas été élu immé­dia­te­ment chef et qui va recon­qué­rir de haute lutte ce titre (en allant jusqu’au pugi­lat avec Ralph dans les scènes finales) en bro­car­dant le res­pec­ter du prin­cipe démo­cra­tique défendu par Ralph et Piggy.
On en a un aperçu pré­mo­ni­toire dans les scènes d’ouverture où, sous la férule de Jack, les enfants aban­donnent comme un seul homme le feu civi­li­sa­tion­nel – allumé à la demande Ralph pour atti­rer d’éventuels avions de secours – au pro­fit de la traque du pre­mier cochon sau­vage qui tom­bera sous les coups de la horde en phase de cohé­sion et d’une bai­gnade nus dans le lagon,  au soleil (un plan-séquence sur la rela­tion édé­nique corps/nature d’une grande pureté sug­gé­rant la nais­sance du monde et l’aube de l’humanité )… Pour ce faire, Jack n’aura de cesse, pour asseoir sa domi­na­tion, que de réac­ti­ver la pri­mi­ti­vité pul­sion­nelle que cha­cun tente de camou­fler sous le ver­nis des pré­séances et autres valeurs moralisatrices.

Or, quand la bar­ba­rie ins­tinc­tive de l’homme refait sur­face en cas de ten­sion, la démo­cra­tie est éra­di­quée. Ici, les voix des plus faibles ou des plus rai­son­nables (les « démo­crates ») se trouvent effa­cées par les hur­le­ments (des « mili­taires ») de la meute de Jack, lequel rem­place habi­le­ment le son de la conque com­mu­nau­taire (signe de ras­sem­ble­ment répu­bli­cain et de main­tien du lien social) par le chant de guerre : Kill the beast ! qui n’est pas sans rap­pe­ler l’hymne funeste repris en choeur par les bêtes alié­nées de La ferme des ani­maux de G. Orwell.
C’est un fait : ceux qui sont forts et en armes obtiennent dans cette petite société humaine – pétrie de bons prin­cipes au départ – le droit de vie et de mort sur tout le monde, et même le droit de façon­ner les pen­sées et d’obscurcir les consciences. Un « droit » de fait mis jadis en avant par Cal­li­clès dans le Gor­giaspla­to­ni­cien et qui signe ni plus ni moins que la ruine de tout droit juri­dique et moral effectif.

Quel’évolution ne soit pas syno­nyme de pro­grès, c’est bien ce que Gol­ding enten­dait lorsqu’il écri­vait (Cible mou­vante, Gal­li­mard, 1985) : « Notre monde dit civi­lisé n’est qu’un mythe ou règne la vio­lence et qui se lais­sera vaincre et détruire par le mal. Avant la seconde Guerre mon­diale ma géné­ra­tion eut, dans l’ensemble, une croyance libé­rale et naïve dans la per­fec­ti­bi­lité de l’homme. La guerre nous fit subir un endur­cis­se­ment sinon phy­sique, du moins moral et nous elle donna une inévi­table rudesse. L’après-guerre nous fit voir peu à peu ce que l’homme peut faire à l’homme, ce que l’Animal pou­vait faire à sa propre espèce. »
Ainsi, plus Ralph voit son pou­voir s’effriter tan­dis que Jack ren­force en pro­por­tion le sien, plus la régres­sion vers la bar­ba­rie s’achève, consa­crant in fine le règne de la tyrannie.

Ce que le Rous­seau du Dis­cours sur l’origine et les fon­de­ments de l’inégalité parmi les hommes appelle « un juste milieu entre l’indolence de l’état pri­mi­tif et la pétu­lante acti­vité de notre amour-propre » et  qu’il défi­nit comme « l’époque la plus heu­reuse et la plus durable » — une« véri­table jeu­nesse du monde »  qu’il attri­bue à l’insularité : « De grandes inon­da­tions ou des trem­ble­ments de terre envi­ron­nèrent d’eau ou de pré­ci­pices des can­tons habi­tés ; des révo­lu­tions du globe déta­chèrent et cou­pèrent en îles des por­tions du conti­nent. On conçoit qu’entre des hommes ainsi rap­pro­chés et for­cés de vivre ensemble, il dut se for­mer un idiome com­mun plu­tôt qu’entre ceux qui erraient libre­ment dans les forêts de la terre ferme. ») reçoit un bru­tal coup d’arrêt.
Car ces col­lé­giens à la beauté angé­lique issus de la meilleure société anglaise versent dans une forme de sau­va­ge­rie pri­mi­tive qui congé­die avec force l’humanisme rous­seauiste si pré­gnant dans la deuxième moi­tié du XXe siècle – « l’homme est bon, c’est la société qui le per­ver­tit » – et nous font objec­ti­ver com­bien il est aisé de som­brer dans une bar­ba­rie allant jusqu’aux meurtres.  Face à l’âge sans pitié de ces enfants et der­rière les façades de l’éducation civi­li­sée demeurent, indé­ra­ci­nables, les pas­sions pri­mi­tives mons­trueuses (héri­tées davan­tage de Sade que de Rous­seau) de l’Homme hanté par ses peurs les plus ances­trales. Un homme, n’en déplaise aux Lumières, qui ne naît pas bon.

à suivre partie 2

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