Yslaire revisite le XXe siècle dans une épopée angélique entre l’essai, le reportage et le roman photo
Les anges veillent-ils ?
31 février 1998 : une psychanalyste travaillant aux Etat-Unis reçoit sur l’écran de son ordinateur une série d’images et de photos, apparemment disparates mais renvoyant toutes à ce siècle qui s’achève. L’ensemble de ces informations dépasse d’abord la vieille femme, elle est âgée de 98 ans, puis commence peu à peu à dessiner un halo de signification.
S’ensuit tous les mois un courrier électronique émanant d’un "ange" : @nonymous, qui incite l’héroïne fatiguée à qui échoit cette "mission" à scruter son passé, qui est aussi celui d’une époque. Ces messages ne contiennent jamais de phrases écrites mais simplement des photographies censées s’agglomérer aux premières reçues par la psychanalyste dans sa boîte aux lettres informatique.
Usée par une vie bien remplie, de ces joies comme de ces souffrances qui sont le lot de l’ "humaine condition", la psychanalyste Eva Stern, qui a connu Freud, Staline, de Beauvoir et les Rolling Stones, relève le gant et tente de résoudre ce rébus morcelé qu’un expéditeur facétieux lui fait ainsi parvenir. De rendre à leur vérité ces "clichés" qui sont autant de prismes de la réalité historique, qu’il convient de restituer par-delà les images qui la polluent à trop vouloir l’exprimer.
A travers cette relation épistolaire high tech, c’est donc en fait le XXe siècle lui-même qui se trouve passé au crible, avec ses douleurs et ses massacres. L’ange qui correspond avec Eva semble incarner alors une sorte de conscience surplombant les errances humaines pour en dénoncer la fatuité. Point de vue métaphysique oblige, l’ange virtuel qui s’adresse à la psychanalyste l’amène à regarder en face le miroir d’un siècle marqué par les larmes et le sang. A déchiffrer par là même le sens de l’Histoire au cours de laquelle les passions et les intérêts des individus ne cessent de s’opposer sans parvenir à réaliser un bien commun digne de ce nom.
Yslaire s’en donne à coeur joie en livrant ici une bande dessinée aux couleurs sombres qui ne ressemble pas aux schémas traditionnels, sur le modèle de la série Sambre, imprégnée des demi-teintes du XIXe siècle, qui a contribué à sa réputation : ainsi XXe ciel.com se présente comme un palette graphique d’une richesse époustouflante, la photo le disputant au trait du dessinateur, et le quasi-monologue de Eva Stern aux dialogues usuellement distribués entre les protagonistes de l’oeuvre.
Des interprétations psychanalytiques à la somptuosité des représentations, le lecteur chavire dans un monde du non-lieu. Sorte d’utopie angélique qui n’interdit pas pour autant de porter un jugement critique sur les faits et gestes des hommes au cours d’un siècle d’inventions technologiques et de destructions concomitantes.
On en prend plein les yeux, légèrement enivrés et stupéfaits par ce scénario hors du commun dont la mise en page chahute à elle seule les "cadres" stéréotypées de la BD. Ce jeu sur les apparences, cette plongée dans le couple conscience-inconscient au coeur de l’homme, ce "time-travel" enfin qu’offrent Eva Stern et son ange muet font littéralement éclater nos repères en la matière, à telle enseigne que l’appellation même de "bande dessinée" paraît restreindre l’ambition, incontestablement réalisée dans ce premier volume, de l’auteur. A chaque lecteur désormais d’estimer la validité des informations enregistrées dans sa mémoire en consultant ce miroir, évidemment déformé, du siècle !
Signalons d’ailleurs qu’à l’instar de ce qui, grâce à la mémoire, ne meurt vraiment jamais, l’histoire éditoriale de XXe ciel.com est étonnante : Yslaire a tout d’abord ouvert en 1997 un site web conçu avec l’aide de la psychanalyste Laurence Erlich. Les travaux et les échanges qui s’en sont ensuivis lui ont permis d’éditer chez Delcourt le premier volume de la série s’intitulant Mémoires du XXe ciel. Puis Les Humanoïdes associés ont eu la lumineuse idée de reprendre ce projet liant la bande dessinée, la psychanalyse et le réseau Internet en lui conférant une autre présentation : d’où ces "Mémoires 98", premier volet de l’oeuvre rebaptisée "XXe ciel.com."
Bernard Yslaire poursuit ici, avec un mode de narration hors du commun, son analyse d’un XXe siècle pétri par les guerres et les massacres. Mais à la différence du premier album où la psychanalyste Eva Stern devait, quasi seule, reconstituer les bribes de son passé à partir de documents envoyés par le fantomatique @nonymous sur sa boîte à lettres électroniques, d’autres personnages viennent prendre place autour de la presque centenaire, prolongeant les fils de trame posés dans le premier volet de la série.
Ainsi se trouve précisé le portrait du photographe Frank Stern, "offciellement fauché lors de la première guerre mondiale, créateur surtout de la revue " XXe ciel " faisant l’admiration de Lénine et disparu plus tard en URSS. Sont évoquées également les relations d’Eva avec trois garçons, les Archanges, qui reprennent aux USA, en plein "Power flower", la revue de Franck, tandis qu’en 1999 Lucienne, fille de l’un d’entre eux, cherche qui est son père...
Fresque qui embrasse les grands drames du siècle à travers le prisme des passions individuelles, ce 2e tome de "XXe ciel.com" se donne comme un album étonnant en flash back qui bouleverse les repères routiniers du lecteur de BD. Photographie, aviation et psychanalyse deviennent trois axes principaux autour desquels s’articulent l’historie singulière de trois individus - comme l’Histoire synoptique de l’humanité entière. Mis en place au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue par le mystérieux @nonymous faisant office de "Deux ex machina", les liens entre les protagonistes renvoient à autant d’associations logiques possibles, davantage imposées que délivrées par le lecteur lui-même.
Cet arbitraire requis par l’histoire fait que l’amateur de scénario linéaire en est pour ses frais - ce qui déplaira évidemment à certains mais permet en même temps à Yslaire de jouer sur nos nerfs en triturant les cordes du suspense, montant d’un cran encore dans la réalisation d’une épopée qui se situe entre l’essai, le reportage et le roman photo.
Le mélange de crayonnés hâtifs et d’images assistées par ordinateur est époustouflant. Il y a là un exigence de mise en tension des code narratifs qu’il faut saluer quand bien même l’ensemble resterait elliptique pour la plupart.
Lire notre entretien avec Yslaire
frederic grolleau
Yslaire, XXe ciel.com, | ||
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