"Ce que l’on possède et le moyen par lequel on l’a obtenu (…) sont (…) étroitement liés".
Qu’un texte aussi subversif que La ferme aux animaux de George Orwell (lequel, dès 1945, s’appuyait sur une fable animalière pour décrire dénoncer un mode de gestion politique antidémocratique ; en l’occurrence la révolution russe, le régime communiste et le pouvoir dictatorial imposé par un Staline) puisse faire l’objet – sous nom propre – d’une adaptation sous forme de bande dessinée était déjà un procédé dont on a dit le plus grand bien à l’occasion d'une reparution de ce titre chez L’échappée en 2016 (sans oublier l’adaptation par Jean Giraud et Marc Bati album en 1985).
Mais que de surcroît les éléments avancés par le visionnaire Orwell puissent de nos jours être réactualisés au prisme d’une bande dessinée obéissant aux codifications usuelles (aspect moderne, couleurs, mise en page dynamique etc), voilà un pari qui paraissait des plus difficiles.
Il est pourtant ici tenu avec maestria par les auteurs qui parviennent parfaitement à rendre accessible à tous l’abnégation et l’héroïsme nécessaires pour alimenter la recherche pacifique de liberté – sur le modèle de ce qu’ont réussi à mettre en place avec Gandhi et Mandela au XXe siècle, notamment avec la fameuse résistance passive). Certes, pour ce faire, il a fallu planter un nouveau décor, transposer l’univers de la ferme et des cochons à celui du château et des chiens, troquer le whisky contre le champagne, proposer de nouveaux personnages et des interactions absentes du texte d’Orwell.
Mais le résultat est le même : permettre à toutes les consciences d’entendre le chant de la liberté et de la vérité seul à même, à l’aide de l’arme humoristique, d’éteindre la peur entretenue par les tyrans en place – avec la complicité de l'Homme (ce point fondamental demeure inchangé). La revisite graphique et scénaristique de ce bestiaire demeure bel et bien une incomparable moyen de figurer le sens de la révolte, tant (m)orale que politique, comme nous l’avons analysé dans notre dossier à travers Orwell, Kafka et Darrieussecq : Petit bestiaire de la métamorphose comme figure de la révolte.
Xavier Dorison, qui choisit un angle plus universel que le conte orwellien, décrit l’inexorable transformation de l’ancienne ferme en prison, structure indissociable du totalitarisme : la somptueuse appellation de château n’y changera pas grand-chose – car c’est toujours par le langage que la liberté est assaillie. Mais l’ironie de cette cruelle histoire tient encore à ce que ce soit ce même langage qui parvient à rétablir le droit et la justice, sans sombrer dans une violence identique à celle de l’ennemi : en l’occurrence la roi-taureau Silvio encadré par ses féroces lieutenants-chiens numérotés.
C’est donc, tout « bêtement », une représentation théâtrale tenue par un modeste rat âgé, racontant l’histoire d’un peuple et d’un fakir qui luttent contre un roi en désobéissant civiquement, qui mettra le feu aux poudres insurrectionnelles. Le rat chassé puis pourchassé sera sauvé par une chatte rebelle, la Miss Bengalore mère esseulée de plusieurs chatons donnant son nom à ce premier volet de la série (prévue en 4 tomes), et le lapin César : à eux trois, ils vont entamer une série d’actions politiques pour déstabiliser Silvio et sa clique, en mettant en avant le symbole de la marguerite, en écho à une oie perdant la vie pour avoir contester la famine qui sévit au Château. Car c’est bien de la lutte inégale mais point désespérée pour autant des plus faibles contre les plus forts dans un contexte d’isolement « total » qu’il s’agit.
Dorison modifie en ce sens la fable d’Orwell pour imaginer une issue heureuse à la sédition : la révolution suppose d’abord une évolution des mentalités (la représentation des notions de désobéissance civile et de non-violence) afin d’échapper aux griffes de la dictature. Loin d’une simple bande dessinée mais servi par un dessin expressif et crédible (qu’un lettrage dense et très petit gâche néanmoins souvent), Le château des animaux peut se lire comme un véritable bréviaire de l’art politique.
Comme, de plus, dans l’album ne comporte qu’une seule faute de rédaction – la dernière vignette au bas de la page 64 : « Nous, on est pas pressés… » -, on n’en saurait que trop conseiller la lecture.
frederic grolleau
Xavier Dorison (scénario), Félix Delep (dessin et couleurs) & Jessica Bodard (cou-leurs), Le château des animaux – t.01 : "Miss Bengalore", Casterman, septembre 2019, 72 p. – 15,95 €.
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