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Weëna - Tome 1 : "Aatavismes"

Publié le 15 Juillet 2012, 12:14pm

Catégories : #BD

Ce que les hommes appellent civilisation, c’est l’état actuel des moeurs et ce qu’ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs.

 

Quelque part dans la montagne, au coeur du royaume de Nym-Bruyn, se produit un heureux événement : la naissance de Weena. L’arrivée de ce bébé aux cheveux couleur de cendre met le village d’Halaskini en émoi. Mais le choc éprouvé par la petite communauté n’est rien lorsqu’on sait que le destin de Weëna aura une importance capitale pour l’ensemble du royaume de Nym-Bruyn. Pour lors, Weëna n’en a cure. Elle grandit et a d’autres soucis en tête. Des soucis d’enfants. La couleur de sa robe. Et Gwylym qui ne pense même pas à lui donner un baiser...

 

Entretien avec Corbeyran et Alice Picard, les auteurs du premier opus d’une saga d’héroïc fantasy qui, selon les propres mots du scénariste, met en scène une adolescente, un berger et une couturière.

 

Quelles sont les origines de l’histoire, les conditions de sa création ?
Corbeyran :
De 91 à 95, sous l’impulsion d’un éditeur que le genre intéressait fortement (Soleil - NDLR), j’ai écrit plusieurs albums d’héroïc fantasy ("Dragan", "Dedal", "La Hyène"). Àl’époque, je découvrais l’oeuvre littéraire pléthorique de Robert E. Howard et je dévorais avidement sa série "Conan", mais aussi "le Pacte noir", "Sonia la Rouge", "Steve Costigan", "El Borak", "Agnès de Chastillon" et autres "Vulméa le pirate". Bien que ne partageant pas les idées véhiculées dans ses romans et nouvelles (la supériorité de la race cimmérienne... etc.), j’étais fasciné par personnalité singulière de ses héros au destin extraordinaire. Les personnages d’Howard (les hommes comme les femmes) avaient en commun un sens inné de l’aventure, un courage sans pareil, des moeurs simples, un individualisme forcené, un laconisme désarmant, une pensée brute pour ne pas dire brutale, et une philosophie par l’action qui se résumait à un instinct de survie hyper développé et une peur farouche de l’inconnu (et donc de l’autre et du changement). Conan, El Borak et consorts dégageaient une énergie jubilatoire mais j’étais surtout subjugué par le style d’Howard. Une écriture sans fioriture où chaque phrase éveille une image, un souffle épique où chaque scène est un véritable tableau vivant. J’étais véritablement plongé au coeur de ces poursuites, ces batailles et ces massacres.
Et comme je suis un type très influençable, j’ai affublé mes propres personnages de ce côté "Conan". Je n’ai toutefois pas l’esprit aussi radical qu’Howard, ni (hélas !) la moitié du quart de son immense talent. Mes propres héros de papier s’en trouvaient affectés, affaiblis, bancals comme des colosses aux pieds d’argile. La mayonnaise n’a pas pris. Les ventes ont été timides. J’ai laissé temporairement tombé le genre en me disant que j’y reviendrais un jour ou l’autre. Je suis parti dans d’autres directions chez d’autres éditeurs, mais au fil des années, j’ai continué à accumuler des idées sur un fichier, comme autant de graines qu’on sème au petit bonheur. Ces graines ont fini par germer. Et par donner Weëna.

 

Comment la maison Delcourt a-t-elle reçu ce projet ?
Corbeyran :
Après avoir rencontré Alice, j’ai écrit entièrement le scénario du tome 1. Guy a lu le découpage et a d’emblée apprécié l’histoire. Il a eu le coup de foudre aussi pour les planches d’Alice et nous avons signé le contrat. Par ailleurs, le projet tombait au bon moment car il fallait alimenter la très belle collection "Terres de Légende" pour laquelle je n’avais rien démarrer de nouveau depuis longtemps.

 

Dans quelle circonstances la rencontre entre scénariste et dessinatrice s’est-elle opérée ?
Corbeyran :
C’est Marc Moreno (le dessinateur du "Régulateur" NDLR) qui nous a mis en contact. Et je tiens à l’en remercier encore une fois ici. On s’est rencontrés chez lui. Eric (le frère de Marc) et Richard (Guérineau NDLR) était là également. Alice a ouvert son book. On a tous flashé sur son stock impressionnant de design et de crobards, sur son univers fantastique et sur l’élégance de son trait.

 

Y a-t-il des modèles qui influencent explicitement le graphisme de Weëna ?
Alice :
ll y a dix ans, j’étais très influencée par le style manga. Ensuite, entre 97 et 99, j’ai travaillé chez Disney. Je crois que c’est un peu le mélange des deux qui cimente le style que j’utilise dans l’album. En outre, j’adore les illustrations d’Alan Lee et de Brian Froud. Sans m’en inspirer directement, ce sont des gens qui m’impressionnent et m’influencent. Je me suis appropriée quelques uns des "standards" de la fantasy traditionnelle (personnages aux oreilles pointues, le château, etc.) et j’en ai réinventé un certain nombre (les lambelles, le village dans la montagne, etc.). Ce mélange de classique et d’originalité me va bien. J’aime l’aspect cosmopolite de l’héroïc fantasy. Dans les futurs albums, Weëna sera amenée à rencontrer d’autres races, d’autres personnages. Je vais me régaler à diversifier les habitants de Nym-Bruyn et à brouiller les pistes : les oreilles pointues ne signifient pas forcément qu’on a affaire à des elfes, pourquoi pas réinventer une nouvelle forme d’elfes, en dehors de la norme "tolkiennesque" ?

 

Comment vous documentez-vous pour construire de toutes pièces un univers historique fictif comme celui du royaume unifié de Nym-Bruyn ?
Corbeyran :
J’ai pris tout mon temps. La création de la structure de la saga s’est étalée sur plusieurs années jusqu’à ce que tout soit stable et logique. L’important dans un récit comme celui-ci, c’est de fabriquer une chape solide. Le récit peut ensuite sinuer de manière plus légère en surface, slalomer entre les zones d’ombre et de lumière, il s’appuie sur quelque chose de dur et le lecteur se sent en sécurité.

 

Quelle est la technique d’Alice devant la feuille blanche ?
Alice :
Ma feuille ne reste pas blanche très longtemps. Dès que je lis un texte, je voyage dans le décor, je rencontre les personnages, comme en direct. Du coup, je ne peux pas faire ce que je veux, j’en viens à être quasiment prisonnière de mes premières impressions. Ces visions me sont presque "dictées" par le support écrit et je me laisse emporter par mon élan. Ces images qui me viennent instantanément touchent aussi bien l’essentiel de l’image que la multitude de petits détails qu’il faudra peaufiner pour rendre la planche la plus vivante possible. 

 

La question de l’inceste est au coeur de nombreuses controverses et affaires judiciaires : la saga de Weëna apporte-t-elle selon vous des éléments de compréhension à ce travers, qui est de tous les temps ?
Corbeyran :

La chape du silence est en partie brisée aujourd’hui et elle continue chaque jour à se fissurer davantage. Du conte de Peau d’Ane au roman de Christine Angot, en passant par "L’histoire d’un vilain rat" (la superbe BD de Bryan Talbot), on en parle de plus en plus. De plus en plus d’affaires remontent à la surface parce que la loi a évolué. Les législateurs ont eu la bonne idée d’allonger considérablement la période de prescription.
Du coup, une femme d’âge mur peut porter devant les tribunaux une abomination qui a anéanti son enfance. Mais les lois n’évoluent que parce que les mentalités changent. Je veux participer à ce mouvement vers l’avant. Je veux en parler. La monstruosité du sujet sera évoqué de manière plutôt métaphorique dans Weëna, mais j’aborderai ce thème de manière plus frontale et plus réaliste dans d’autres albums. Je pense notamment à "Runaway Girl", une trilogie que je prépare avec Régis Lejonc, mais aussi à l’adaptation en BD du bouleversant roman d’Amélie Sarn, "Elle ne pleure pas, elle chante" (paru en avril chez Albin Michel).

 

Pourquoi le choix de cette thématique, en quoi la dimension de "fantasy" du récit permet-elle à un expert ès scenarii de traiter sous un jour déjà fort codifié les sujets qui lui tiennent à cœur (l’enfance, l’éducation, le rapport à autrui dans la société...) ?
Corbeyran :
La trame "historique" est importante, mais elle ne doit jamais occulter le destin de l’individu. Ce sont les drames personnels et familiaux qui touchent les gens et les font vibrer car ce sont des situations qu’on a tous vécu, ou tout au moins effleurées, à un moment ou à un autre.

 

Quelles sont les modalités de votre collaboration avec Alice Picard ? Comment communiquez-vous ? Comment s’instaure l’interaction entre vos deux regard sur la saga ?
Corbeyran :
J’avais le tome 1 en tête depuis longtemps mais j’hésitais à lancer la série, à la confier à un dessinateur. Je voulais que cet album soit réalisé par une dessinatrice. C’était impératif car je souhaitais que le personnage de Weëna soit vécu de l’intérieur afin qu’il n’y ait pas de malentendus ni d’ambiguïté sur ce qui allait être montrer. Les dessinateurs (et les scénaristes) ont tendance à considérer les héroïnes de papiers comme des salopes qui allument tout le monde (y compris les lecteurs) ou des victimes suscitant un voyeurisme plus ou moins malsain. Je n’avais pas envie de ça pour Weëna.
J’ai préféré attendre. J’avais le temps car j’étais très occupé par d’autres projets. Alice est arrivée au bon moment avec son graphisme, son univers, son enthousiasme et ses envies. Après la lecture du synopsis, elle m’a rappelé pour me dire que l’histoire correspondait en tout point à l’univers qu’elle désirait développer. Je lui ai laissé prendre en main les décors, les costumes et tous les designs, mais je lui ai demandé d’être garante des réactions de Weëna, je voulais que notre personnage réagisse en fille face aux événements et non qu’elle soit l’objet de mes désirs de mecs.

 

Quelles sont les références (bibliographiques, littéraires, cinématographiques et autres) de la série ?
Corbeyran :
Je pense que l’idée de mettre en scène des personnages perçus a priori comme "faibles" (le trio de choc de la série sera : une jeune fille, un pâtre et une couturière) dans un monde impitoyable de princes tourmentés par leur libido, de sorciers puissants et de démons versatiles (connotés plutôt "costauds"), est une démarche tout à fait "tolkiennesque". C’est David contre Goliath, Frodo contre Sauron. Par ailleurs, je ne sais pas si ça se sent dans ce scénario, mais j’ai beaucoup aimé aussi les oeuvres de fantasy de Leiber et Morckock.

 

Si vous deviez retenir un moment préféré au cours de l’acte de création d’un album, lequel serait-ce ? Et ici en particulier ?
Alice :
L’étape que je préfère, c’est la recherche sur les planches : les roughs. C’est là que tout est dit. Tout le reste, c’est de la technique pure. Intéressant aussi, mais tout est déjà posé narrativement et il ne reste plus alors qu’à passer de longues heures à encrer et à coloriser. Une fois que j’ai terminé une page couleur, je reste longtemps à la contempler. Il y a une sorte de magie qui se produit à ce moment-là car c’est l’aboutissement de tout ce que je voyais potentiellement en lisant.

 

Comment qualifierez-vous les caractéristiques (physiques, morales) de l’héroïne ?
Corbeyran :
Weëna est le contraire d’une héroïne "howardienne", elle est fragile et sensible. Les relations qu’elle entretient avec les gens qu’elle aime sont simples, directes et dénuées de duplicité. Je crois qu’il en existe peu dans ce registre. Nous comptons beaucoup sur cette particularité pour toucher éventuellement aussi un public féminin dans ce genre généralement réservé aux messieurs.

 

Weëna va affronter une famille incestueuse en même temps que des hordes de barbares. On ne sait au juste lesquels de ces individus sont plus " barbares " que les autres mais la question de la barbarie (de ce qui est extérieur à la société policée), de la monstruosité perçue comme écart par rapport à une norme, revient dans la plupart de vos textes. Pouvez-vous expliciter pour nous quel sens vous conférer à ces termes ?
Corbeyran :
Ce que les hommes appellent civilisation, c’est l’état actuel des moeurs et ce qu’ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs. 
Je crois que cette définition d’Anatole France résume à elle seule le processus qui est à l’oeuvre lorsqu’on évoque ce thème. On est tous le barbare de quelqu’un. Quant au monstre, il est par essence en dehors de la norme. Au sens large du terme, il représente "l’autre", celui qui est différent et rejeté justement en tant que tel. Or, ce qui est différent ne t’invalide pas, ne t’amoindrit pas, au contraire, il t’augmente, t’enrichit. Ainsi le corps social qui rejette le monstre, se condamne aussi sûrement qu’il se protège. En étant rejetés au-delà de la frontière normative, nos personnages apprendront à surmonter leur peur et à entrevoir des réponses à ces deux questions : "Qui est le barbare ?" "Qui est le monstre ?"

 

Sans déflorer le suspense des titres à venir, quelle va être l’évolution de Weëna ?
Corbeyran :
Le drame vécu par Weëna dans le premier épisode va la propulser hors de son village natal, hors du cocon. Elle va rencontrer du monde, grandir, mûrir, apprendre à dissimuler. A devenir adulte.

 

Pouvez-vous pointer les séquences que vous préférez le plus dans ce premier album ?
Alice :
Le contraste entre les scènes légères et dramatiques a rythmé mon boulot et m’a évité de m’ennuyer. Du coup, je les aime toutes. Elles ont tous un petit quelque chose qui m’a bien plu. J’ai eu autant de plaisir à dessiner le troupeau de lambelles broutant les pâturage que la scène de massacre. J’ai adoré designer le village pour le détruire à la fin, comme on brûle un décor de cinéma pour la séquence finale.

 

Soutiendriez-vous que tout destin est une forme d’atavisme, pour reprendre le titre de ce premier opus, ou au contraire ce qui s’en échappe ?
Corbeyran :
Nous naissons tous "marqués" d’une certaine manière puisque nous portons tous plus ou moins péniblement le poids de notre héritage qu’il soit biologique, culturel ou familial. Mais il faut savoir qu’un secret de famille est parfois plus lourd à porter qu’une bosse sur le dos.
Notre vie entière consiste à affronter et à comprendre nos bosses ou nos secrets et parfois à tenter de "modifier" notre héritage. Pour moi, le destin n’est pas la fatalité, c’est au contraire ce combat qu’on livre en permanence et qui nous amène à nous transformer, à nous sublimer, à changer de route lorsque celle qu’on a choisi pour vous ne vous convient pas. Le destin, c’est le droit qu’on s’octroie soi-même (parfois au prix de sacrifices) de "bifurquer". Cette expérience de chacun n’est inscrite nulle et ne s’hérite pas. Elle n’est vécue que parce qu’on en a la volonté et ne vaut pas pour un autre que soi. S’arracher à la fatalité, c’est ce que vont tenter de faire (chacun à leur manière) tous les protagonistes du récit. C’est le thème principal de cette saga.

 

Eu égard à la quarantaine d’albums qui sont derrière vous (et devant tous les lecteurs), y a-t-il une "philosophie Corbeyran" ?
Corbeyran :
Mon credo, c’est plutôt "les copains d’abord" (et les copines), ce qui n’empêche pas d’être pro. J’aime travailler en confiance, et me mettre en danger avec des gens que j’aime. J’ai parfois tendance à être trop naïf et les coups de poignards dans le dos me font toujours aussi mal, même après 12 ans d’expérience. Et puis, ce n’est pas pour dire que vous n’avez pas relu vos fiches, mais j’approche tout doucement des 70 albums (rires).

   
 

 

Propos recueillis par Frederic Grolleau le 13 septembre 2002.

Alice Picard (dessin) / Corbeyran (scénario), Weëna - Tome 1 : "Aatavismes", Delcourt, 2002, 48 p. - 12,50 €.

 

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