Etudier l'histoire de l'idée de réalité au cours des âges ou tenter d'en présenter une théorie, ce serait retracer l'histoire entière de la philosophie et des sciences, ou bâtir toute une métaphysique. On se contentera de distinguer, d'un point de vue surtout logique, les diverses manières dont l'esprit peut concevoir le réel.
Le réel, à l'origine, c'est la chose même (res), et la chose, c'est l'ensemble des qualités sensibles que les lois de la perceptions et l'éducation des sens nous amènent à objectiver. De quelque manière que se fasse la distinction primitive du moi et du non-moi - qu'elle soit immédiatement saisie dans certaines sensations avec le sentiment direct de notre propre activité et de notre effort, ou qu'elle tienne à la forme spatiale inhérente aux impressions du toucher et de la vue, qui nous fait apparaître les choses comme des parties extérieures à des parties et extérieures à notre propre corps, ou bien enfin qu'elle ne se précise que peu à peu, par l'expérience et l'association des sensations et des images - nous arrivons de bonne heure à séparer du reste de nos états de conscience certaines données que nous considérons comme indépendantes de la connaissance que nous en avons, permanentes en dehors de nous, et réelles.
Elles sont telles que, n'étant ni des états de plaisir ni des états de douleur, nous pouvons les percevoir sans penser à nous-mêmes comme les percevant actuellement; elles apparaissent de plus comme inséparables les unes des autres, constituées en un groupe, indissoluble; et encore, à peu près identiques et stables aussi longtemps qu'elles nous sont fournies par nos sens; enfin, la vie sociale non, révèle bientôt qu'elles sont perçues à peu près de même, dans les mêmes conditions et avec les mêmes caractères, par tous les autres humains. Autour de ces données fondamentales, qui relèvent surtout du toucher et de la vue, nous groupons comme leurs propriétés les autres qualités sensibles, son, odeur, etc., plus passagères et plus variables ; nous les regardons comme la cause de tous les effets agréables ou douloureux qui accompagnent en nous leur présence; nous croyons enfin, sur la foi de l'habitude, et peut-être aussi des principes de la raison, à l'unité intime de l'agrégat qu'elles constituent : nous avons l'idée d'un objet, d'une chose, d'une réalité. Même, à l'origine, nous ne concevons de réalités que de cet ordre, comme objets perceptibles et étendus dans l'espace, et, s'il s'agit de nous-mêmes, nous ne séparons pas l'idée que nous avons de notre existence propre, de l'existence de notre corps. S'il est des êtres ou des choses qui ne tombent pas sous nos sens, c'est qu'ils sont ténus et subtils ; mais en tant que réels, ils sont conçus comme perceptibles en soi et situés dans l'espace. L'enfant, comme l'adulte, et la philosophie primitive, identifient le sensible et le réel.
Mais la réflexion et l'expérience interviennent. Les sens sont sujets à l'erreur ou à l'illusion. Le rêve nous fait apparaître des objets imaginaires, tels qu'ils se contredisent entre eux et s'évanouissent brusquement au contact de notre expérience de l'état de veille, qui est cohérente et une; la maladie, le délire, évoquent des fantômes que l'un de nos sens nous atteste tandis que les autres les démentent, ou que les démentent les souvenirs de nos impressions passées et l'unanime témoignage des autres hommes. Bien plus, ces qualités sensibles que nous sommes habitués à voir constamment associées et dont le groupement constitue notre idée de l'objet, parfois se dissocient brusquement et nous exposent à de fausses prévisions de l'avenir. Ce n'est pas tout : à y regarder de plus près, les données par lesquelles nous définissons la réalité des choses ne sont jamais absolument permanentes ni identiques avec elles-mêmes ; elles ne sont que moins fugitives et moins variables, mais sans cesse elles se transforment et s'écoulent. On peut donc se tromper dans l'estimation du réel; tout ce qui nous apparaît tel ne l'est pas; et les choses mêmes qu'il nous faut bien continuer à dire réelles ne semblent pas exister toutes au même degré, plus on moins dépendantes qu'elles sont de conditions particulières, elles-mêmes changeantes. L'opposition de l'apparence et de la réalité s'impose à nous.
L'expérience la plus commune nous révèle en outre des qualités plus fondamentales que d'autres, qui soutiennent celles-ci, et demeurent quand elles s'évanouissent; la réflexion philosophique nous suggère l'idée d'un support dernier, au-delà duquel il n'y a plus rien, absolument identique à soi et immobile en soi à tous les moments, qui ne peut se produire ni disparaître sans que la chose même, soit on ne soit plus. La substance apparaît dès lors comme la seule réalité véritable.
On cherche donc la substance. Pour les uns, c'est quelque chose encore de sensible en soi, que nous pourrions saisir et percevoir si nos sens étaient plus subtils, si nous pouvions écarter les apparences multiples et changeantes qui la cachent, pour atteindre l'intimité des choses; et c'est l'eau, ou l'air, ou le feu (Thalès, Anaximène, Héraclite); ou bien la confusion même d'une matière vague et indistincte d'où sortiront, en se précisant, les choses avec leurs qualités définies (Anaximandre); ou comme une mixture primitive des quatre éléments (homoeoméries d'Anaxagore); ou bien encore des particules dernières et insécables, sans autre qualité pour les définir que les formes diverses qu'elles dessinent dans l'étendue et la portion d'espace qu'elles remplissent de leur résistance (les atomistes).
Mais voici que d'autres, par une réflexion plus profonde et plus éloignée de la connaissance sensible, s'avisent que, s'il faut définir la réalité véritable par la permanence et l'identité, ces caractères ne se rencontrent guère dans la représentation proprement dite, dans ce qui est sensible, individuel et concret, mais seulement dans des rapports, dans les relations des parties, ou leurs proportions, ou leur mesure; il y a donc une existence intelligible à côté de l'existence spatiale, une vérité en face de la réalité. Et hardiment, on objectivera ces rapports, ces relations intelligibles, ces vérités ; on en fera les choses mêmes, la réalité dernière: tels seront les nombres des Pythagoriciens ou l'Etre absolu des Eléates, ou les idées de Platon.
Aristote reviendra bien à une position intermédiaire plus voisine de la croyance commune : séparer l'intelligible du sensible, c'est, selon lui, le réduire à n'être qu'une abstraction de l'esprit ; est seul et absolument réel l'être défini et individuel, constitué par une matière sensible que détermine et en qui s'actualise une forme spécifique.
Mais la logique de la doctrine de la substance entraîne la pensée dans une autre voie: si tout ce qui tombe sous les sens est mobile et divers, la réalité dernière doit être une et immobile, et sentes les essences pures peuvent l'être. Mais les nombres, les idées à leur tour, ne peuvent pas être réelles toutes au même titre, elles dépendent les unes des autres, elles sont relatives l'une à l'autre ; d'où, parmi les idées mêmes, des relations analogues à celles de la substance et de l'accident; et de là, chez les néo-platoniciens, l'idée d'une réalité dernière d'où tout sort et qui n'est encore rien de défini, supérieure à tout et puissance de tout. Le réel, qui est d'abord la chose même, l'ensemble le mieux défini eu le plus riche de caractères particuliers et sensibles, en arrive ainsi à être conçu comme le concept le plus vague et le plus abstrait, sans que s'y retrouve plus rien de représentable ni de nommable, le contraire de la «chose», l'indéfini même...
Le problème se complique encore et se transforme. L'Antiquité, objectiviste et naturaliste, se posait le problème de l'être : où est la réalité véritable et dernière, fondement de toutes les apparences? Et qu'elle répondit par les atomes ou par les idées, elle considérait les uns comme les autres en soi et absolument, hors de l'esprit et indépendants de lui. Les modernes changent de point de vue : non seulement les qualités sensibles ne peuvent pas être la réalité absolue parce qu'elles se contredisent et s'écoulent, mais elles ne peuvent pas l'être surtout parce qu'elles sont des qualités sensibles, c.-à-d. des états de conscience : elles n'existent qu'en et par moi. Comment passer, non plus de l'apparent au réel, mais du connu au réel? Tel est le problème nouveau, qui correspond sans doute à une phase de réflexion plus avancée, à un repliement sur soi plus intime.
Il est vrai qu'en le posant, Descartes y fournit une réponse, à la fois indiscutable, et pleine de périls. Mes états de conscience, au moins en tant que tels, en moi et pour moi, existent, et par là même j'existe, puisque je les éprouve ; mais toute autre connaissance, toute réalité extérieurs au moi et à sa pensée, est indirecte, induite, et ne se fonde que sur la démonstration métaphysique; sans doute, il reste d'autre part des connaissances certaines, déductives et évidentes, tissu d'idées claires mathématiquement enchaînées ; mais elles sont vraies plutôt que réelles, et de la vérité à la réalité, nul passage direct et nécessaire, en dehors de celui qu'autorise la foi en la véracité divine.
Les sciences modernes, d'un point de vue au fond très différent, semblent nous acculer à la même difficulté, en réduisant progressivement, en physique, les qualités sensibles au mouvement, et en montrant de plus en plus, en physiologie, qu'elles sont relatives à la constitution de nos organes et à la nature de notre sensibilité.
Tout ce que nous connaissons nous est donc intérieur, et n'est donc réel qu'en nous; et la liaison de nos idées, d'où naît notre notion de la vérité, n'exprime pas nécessairement la réalité absolue. Bien plus encore, si le, seule réalité directement connue, indiscutable et certaine, est celle de mes états de conscience, Descartes avait tort d'en conclure la réalité certaine du moi en tant que substance qui pense : nous ne saisissons directement que les modes, jamais la substance. Il faut renoncer d'ailleurs à cette notion de substance, ou l'on voulait voir la réalité véritable, et qui n'est qu'une fiction inutile et contradictoire. Contradictoire parce que, destinée à expliquer la multiplicité et la diversité des apparences sensibles, elle doit rester en elle-même identique et une; inutile, parce que, ou bien elle, n'explique pas continent le multiple et le divers phénoménal sort de l'unité substantielle, ou bien elle ne l'explique qu'en transportant dans la cause une multiplicité et une diversité correspondantes à celles de l'effet, ce qui est doubler la difficulté, loin de la résoudre, - Il n'y a donc bien que des sensations, toutes réelles au même titre, et leurs lois.
Ces lois mêmes, que sont-elles, et d'où viennent-elles ? Conditions de toute connaissance, supérieures à toutes nos expériences et immanentes en elles, elles s'imposent, selon Kant, à la matière sensible et multiple de nos impressions comme autant de formes unificatrices, universelles et nécessaires; et plus que jamais, chez lui, la vérité semble par là différente de la réalité proprement dite et étrangère à elle; la réalité véritable est insaisissable, et tout au plus peut-on, non pas la connaître, mais la conclure, pour des raisons morales. Ces noumènes inconnaissables, les successeurs de Kant les rejettent : les catégories de la pensée ne sont pas comme des milieux déformateurs interposés entre la réalité externe et la connaissance que nous eu avons, il n'y a rien en dehors de la pensée; les lois de la pensée font la réalité même des choses; pleinement intelligibles et déductibles les unes des autres, elles constituent une logique vivante et créatrice, et de proche en proche et d'idée en idée elles nous font assister au déploiement de l'universelle pensée, intérieure à tout et à nous-mêmes, fond commun, substance et cause de tout ce qui est. Le réel ne fait qu'un avec le rationnel, avec le vrai.
Le phénoménisme pur prend la position exactement inverse. Les lois des phénomènes sont elles-mêmes des phénomènes, connues en eux et par eux : assistant au déroulement indéfini de nos états intérieurs, nous y dégageons quelques consécutions constantes ou quelques rapports permanents, mais la réalité et la nature, c.-à-d. l'ordre des phénomènes dans une conscience, ne se déduit ni ne se devine, il s'observe, et il n'a pas d'autre garantie ni de fondement plus solide que l'observation et l'habitude qui lui ont donné naissance. Tout ce qui est perçu, est, et au même titre; tout au plus y a-t-il des perceptions plus répétées, plus familières que d'autres et une tendance en nous à nous y fier pour l'avenir; ce que nous appelons vérité et raison n'est rien de plus que ce phénomène intérieur, que cette habitude de venue invincible en nous. Dire d'ailleurs, en ce sens, que tout est réel, équivaut à dire que rien ne l'est; il n'est plus de vérité absolue ni d'affirmations nécessaires, plus de substances ni de lois; une poussière confuse et changeante d'apparences, voilà tout ce que nous laisse le relativisme empirique.
Il est vrai que quelques-uns ont tenté de concilier le phénoménisme avec le criticisme (Renouvier), et affirmé, en même temps que la loi d'universelle relativité, l'existence de catégories présentes et nécessaires à tous les états de conscience et dont aucune habitude ne pourrait expliquer la genèse. Mais si les états de conscience n'admettent rien en dehors d'eux, ni nature, ni esprit, s'ils sont posés en soi, sans qu'il y ait de causes profondes ni de raisons pleinement intelligibles à en chercher, les lois qu'on y découvre ne peuvent fonder nulle certitude; on se demande comment nous pouvons les connaître autrement que par l'observation ou l'analyse intérieure, et de quel droit nous pouvons donc en garantir la nécessité, de quel droit aussi nous leur donnerions plus de valeur qu'aux antres qualités sensibles qui les accompagnent, plus changeantes peut-être, mais plus concrètes, et, selon l'instinct commun de l'humanité, plus réelles aussi. De là la tendance, chez certains penseurs (Boutroux) à se dégager des lois de l'entendement et de la pensée logique, comme d'obstacles plutôt que d'aides à l'intuition du réel, et, la recherche de la sensation simple et immédiate, aussi purifiée qu'il se peut des apports de la pensée abstraite et de la réflexion - connaissance seule intime et fidèle de la réalité, qui n'est plus ni intérieure ni extérieure, mais absolue, étant la représentation et la chose même (Bergson). Ainsi comme un cycle qui, en se refermant, retrouve son point de départ, la pensée métaphysique la plus raffinée revient à concevoir le réel à peu près à la manière de l'instinct primitif et irréfléchi, et à réaliser aussi, à sa façon, les qualités sensibles.
Ce phénoménisme radical, qui d'intellectualiste tend peut-être, en suivant sa logique propre, à devenir intuitioniste, fournit-il pourtant à la pensée une position tenable? On peut en douter, si l'on songe que nos états intérieurs ne deviennent conscients et ne se déterminent que par les différences ou le contraste qu'ils présentent entre eux, c.-à-d. par l'ensemble des rapports qui les définissant or, un rapport ne saurait être une chose, un phénomène, un état, mais un acte, et implique donc une activité extérieure et supérieure aux ternies constitutifs du rapport même qui les pose et par là même les crée pour nous. Cette activité immédiatement donnée dans toute connaissance, de la plus humble sensation à la réflexion la plus haute, constitue peut-être l'intuition directe de la réalité par excellence, l'esprit. Et c'est sans doute à cette lumière intime de la conscience, qu'apparaît, puis que s'éclaircit et se légitime pour la raison notre croyance à des réalités externes, qui ne peuvent être dites vraiment réelles et absolues que si on les. interprète, d'après nous-mêmes, comme des activités spirituelles, n'existant par soi que parce qu'elles existent pour soi. (D. Parodi)
source :
https://www.cosmovisions.com/realite.htm
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