Le Réel
Limiter le monde à la réalité et à la vérité serait illusoire. Il y a aussi le Réel.
Quand nous savons que, traversant les embouteillages pour aller à notre travail, nous y avons passé une heure (mesure objectivable), cela ne dit rien sur « comment nous avons éprouvé cette heure ». Selon que ce travail nous passionne ou nous ennuie, cette heure sera vécue de façon pénible ou salutaire. Quand nous avons passé deux heures avec notre conjoint (mesure objectivable), cela ne renseigne pas sur ce qui a été éprouvé, selon que nous sommes très amoureux ou au bord de la séparation. Pareillement avec les enfants, avec les amis, et avec chaque circonstance et la constellation d’éléments qui l’environnent, aussi bien matériels (comme pour la côte de Bretagne) que psychique (notre relationnel). Le Réel, lui, concerne ce monde psychique, sur lequel la réalité et les mesures ne nous renseignent pas. Par exemple cette femme qui, dans un hôpital, accompagne son jeune enfant atteint de leucémie jusqu’à sa fin de vie, et qui est présente au moment de sa mort. La réalité c’est que son fils meurt. La vérité c’est qu’il est mort. Mais son vécu ne peut simplement se déduire ni de la réalité, ni de la vérité. Cette femme m’a confié quelque chose d’inattendu que même peu de personnes pouvaient entendre « je viens de vivre un des plus beaux moments de ma vie ! ». Je lui ai demandé en quoi ce qu’elle vient de vivre était un des plus beaux moments de sa vie, et elle me répondit « Je viens de mettre mon fils une seconde fois au monde ». Son Réel (un des plus beaux moments de sa vie), ne peut se déduire de la réalité ou de la vérité (elle était présente à la mort de son fils).
Cette notion du Réel nous rend très humble et toujours curieux de ce que nous ignorons au-delà des faits objectivables. Quand, parlant de la dimension ontique, Abraham Maslow écrit : « Il s’agit d’une chose que non seulement nous ne connaissons pas, mais que nous avons peur de connaître » (2006, p104), c’est un peu comme s’il évoquait ce Réel si présent, mais si impalpable, parfois même inquiétant.
Nous venons de voir que les faits (réalité) existent. Que les mesures, démonstrations et vérifications (vérités), sont sujettes à être contextualisées et ne sont jamais « vraies dans l’absolu ». Il s’agit pourtant du monde « objectal » (le monde des objets, celui du « quelque-chose ») qui est tangible. Nous venons aussi de voir que le « Réel », lui, il est imprévisible. C’est ce que je nommerai le monde « subjectal » (celui des Sujets, des Êtres, celui du « quelqu’un »). Le Réel, c’est ce qui est éprouvé par un « Quelqu’un » qui se trouve dans un « Quelque chose », en compagnie d’autres Êtres qui, eux aussi, font cette expérience… il s’y ajoute leurs subtiles interactions.
Le Réel plus « vrai » que la réalité.
Le Réel touche ce qu’on appelle en psychologie la phénoménologie. C’est ce qui est éprouvé. L’art, la poésie, reflètent le Réel et non la réalité… et se moquent bien de la vérité ! C’est la différence entre l’artiste et le technicien. Les deux ont des compétences utiles à l’humanité, mais ils ne couvrent pas le même champ.
Une œuvre peut être techniquement parfaite et même exactement « reproduire la réalité ». Cependant, aussi belle soit-elle, elle ne sera poésie que si elle transcende cette réalité pour refléter surtout le Réel, c’est-à-dire une émotion, un sentiment, une impression non objectivable. Une œuvre peut même être techniquement très imparfaite, mais poétiquement très touchante. Il en va de même d’une interprétation musicale. Le musicien technicien exécute, et aussi brillant que ce soit, rien de touchant (c’est inerte, pour ne pas dire « mort »). Le musicien poète, lui, interprète, et sa musique n’a pas besoin d’être brillante pour être lumineuse (elle nous porte vers la Vie dont elle est le palpitant témoin).
Les hédonistes (Démocrite, Epicure), avaient parfaitement compris cela. Plutôt que de partir à la recherche de choses qui font plaisir, ils développaient leur capacité à éprouver le plaisir grâce ce qui se présentait à eux. Si l’on croit qu’un épicurien recherchait le plaisir de la table on se trompe. Il pouvait aussi bien éprouver le plaisir d’un bon repas, que d’un jeûne. Sa quête était bien celle du plaisir, mais d’un plaisir qu’on est capable d’éprouver avec ce qui s’offre à nous. En fait, il prenait soin de la qualité du Réel (ce qu’il éprouve), indépendamment de la réalité (ce qui se passe). Cette philosophie proposait de rendre notre Réel plus libre de la réalité. Je ne suis pas certain que l’on ait pris la mesure d’une telle subtilité au sujet des hédonistes quand on dit, en raccourci, qu’ils recherchaient le plaisir.
Quand dans un service de soin, ou dans une thérapie, on procède à un recueil de données (évènements de la vie du patient) ou à une anamnèse (le parcours historique de sa santé), nous tentons de rendre compte de la réalité de sa vie… mais cela ne nous renseigne pas sur le Réel de sa vie. Dans le cas de la mère, cité ci-dessus, savoir qu’elle a perdu un enfant et quelle était là au moment de sa mort ne renseigne pas sur la façon dont elle l’a éprouvé, ne nous révèle pas que, pour elle, c’était « un des plus beaux moments de sa vie ». Et quand bien même nous saurions que « c’était un des plus beaux moments de sa vie », nous ne saurions pas en quoi cela peut être un si beau moment ! Pour le savoir, nous devons avoir l’humilité de passer par elle, et lui permettre de nous le révéler.
Ce qui est touchant avec le Réel d’une personne, c’est qu’il échappe à l’analyse intellectuelle, au recueil technique de l’information, à l’interprétation que peuvent en faire ses interlocuteurs. On ne peut y accéder qu’avec l’humilité de l’ignorance et, quoi que l’on sache en termes de faits, rester curieux de la façon dont ces faits ont été éprouvés.
Réalité
Le mot « réalité » vient du latin « realis » qui signifie « effectif, qui existe par soi-même » dérivé de « res » qui signifie « chose ». La réalité est donc le monde des choses, des objets ; alors que le « Réel » c’est celui des Êtres, des sujets.
La « réalité » est ce qui est mesurable, objectivable, sensoriellement perceptible, scientifiquement démontrable, même si à certains endroits, ce n’est pas si simple. Ainsi quand nous tentons de savoir quelque chose à propos du début de notre Univers (qui bien sûr échappe à nos sens), Etienne Klein (scientifique) nous fait remarquer avec humour et justesse :
« Si on voit dans le big-bang l’amorce de tout ce qui est, on tombe immanquablement sur une autre question métaphysique, celle de savoir ce qui a pu le déclencher au milieu de nulle part, en plein cœur du néant (le néant aurait-il du cœur ?). Le néant ne saurait de lui-même exploser, à moins de contenir un « principe explosif » qui le rendrait ipso facto distinct de lui-même » (Klein, 2010, p.52)
Il est donc des endroits où la réalité ne se laisse pas aisément investiguer pas l’intellect. La science aussi sophistiquée et précise soit-elle reste sans réponse absolue. Nous éprouvons alors comme une contrariété intellectuelle, très bien décrite par Edgard Morin :
« Le calculable et le mesurable ne sont plus qu’une province dans l’incalculable et le démesuré. Et perdre l’Ordre du monde pour les scientifiques […] est aussi désespérant que perdre Dieu pour un croyant » (Morin-1999, p.160).
Le physicien contemporain Carlo Rovelli contribue à de telles remises en cause de ce qui est établi, entre autres en abordant la notion de temps et d’énergie. Là où nous pensions nos logiques bien rangées et établies une fois pour toute, ses recherches le conduisent à nous proposer :
Quand sur notre planète nous recevons l’énergie du soleil : « Pour avancer, le monde n’a pas besoin d’énergie. Il a besoin de basse entropie. […] L’énergie qui entre est plus ou moins égale à celle qui sort, nous ne gagnons pas d’énergie dans l’échange (et si nous en gagnons, c’est un désastre pour le réchauffement climatique) » (Rovelli, 2018, p.186)
Il précise que ce n’est pas l’énergie qui nous fait fonctionner, mais le bas niveau d’entropie de l’énergie reçue, par rapport au haut niveau d’entropie de l’énergie restituée (p.188). Entre les deux, diversification, organisation, structuration. C’est finalement l’entropie qui en est le moteur et non l’énergie. Mais en plus, l’entropie et le temps se trouvent, selon ses recherches, en équivalence… au point que le temps n’existe pas vraiment en tant que temps :
« Et voici donc le temps : il est entièrement dans le présent, dans notre esprit comme mémoire et comme anticipation […] Il n’y a pas de différence entre passé et futur dans les équations qui gouvernent les événements du monde […] Au niveau le plus fondamental que nous connaissions aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose qui ressemble au temps de notre expérience. Il n’y a pas de variable « temps » spéciale, il n’y a pas de différence entre passé et futur, il n’y a pas d’espace-temps. » (ibid., p.209-2011)
Il évoque la notion de perspective (p.169), d’observateur, d’« où l’observateur observe » etc. La notion de « réalité » devient donc quasi évanescente dès que les questions se précisent. En scientifique, il nous ajoute que :
« Lorsque nous ne parvenons pas à formuler un problème avec précision, souvent, ce n’est pas parce que le problème est profond : c’est parce qu’il s’agit d’un faux problème ».
Dans les 239 pages de son ouvrage « L’ordre du temps », où ses recherches deviennent accessibles au grand public, voilà que ce qu’on appelle « la réalité » est profondément remise en cause, ainsi que bien des « vérités » antérieurement établies. Il parle, entre autres, de notre façon initiale de « flouter le monde » (p.160 -176) et que notre difficulté vient d’un manque de précision (d’acuité pourrions-nous dire).
Quant à qui nous sommes, il ose une incartade psycho philosophique plutôt pertinente :
« Nous sommes pour nous-mêmes dans une large mesure ce que nous voyons et avons vu de nous dans le miroir que nous tendent nos amis, nos amours, nos ennemis » (Ibid., p. 203).
Ainsi, d’une certaine façon, même la réalité n’existe pas indépendamment des Êtres, qui eux-mêmes existent selon le regard d’autrui. Du fait des différentes perspectives, la réalité semble alors intimement liée à l’expérience humaine ! Il se peut donc que, contrairement à son étymologie (signifiant « effectif, qui existe par soi-même »), ce qu’on appelle « réalité » soit interdépendant avec le phénomène humain.
source :
https://www.maieusthesie.com/nouveautes/article/realite_verite_reel.htm
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