Le langage est principalement (mais pas uniquement) un instrument de communication. Il a vocation à permettre aux hommes de communiquer entre eux des contenus de pensées. A ce titre, la parole est un facteur de rapprochement. Mais n’est –elle que cela ? Le plus souvent, elle désunit les hommes, les divise ou active leurs conflits, elle peut pousser à la haine, calomnier ou diffamer, insulter, invectiver ou tout simplement servir la ruse et le mensonge.. La question qui se pose est bien sûr d’ordre théorique : par essence, la parole rapproche t-elle les hommes, autrement dit quel est le statut ontologique de la parole ? Elle est aussi d’ordre pratique : quel usage de la parole les hommes doivent-ils faire, et quelle part de liberté entre dans cet exercice difficile ? La parole est un acte, un acte difficile qui engage la liberté et la responsabilité humaine. La question ne pose pas seulement le difficile rapport de l’homme parlant à la vérité, mais celui de l’exercice même de la parole, et la question de l’essence du langage qui soutient cet exercice.
Nous verrons d’abord à quelles conditions la parole peut avoir ces vertus de rapprochement, puis nous
analyserons la puissance intrinsèque à la parole, et son ambivalence profonde avant de réfléchir au
rapport que le verbe entretient avec le pouvoir.
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Pour que la parole rapproche les hommes, il est nécessaire qu’ils partagent la même langue. Hormis circonstances extrêmes dans lesquelles l’expérience partagée entre largement dans le rapprochement – souvent éphémère des hommes, - la condition pour que la parole soit source de rapprochement est un langage commun. L’épisode biblique de Babel est à ce titre formidablement instructif. Mais le projet humain aussi. Et selon toute apparence, l’unité projetée par les hommes n’est pas souhaitable. Chacun de nous peut pourtant faire l’expérience de ces moments privilégiés au cours desquels la parole contribue à une étroite intimité, et à cette fraternité à laquelle nous semblons aspirer et que Malraux ou Camus ont célébrée dans leur œuvre romanesque. La question qui se pose est cependant : est-ce la parole qui est la source de cette proximité où n’est-elle que le signe d’une intimité préexistante, le plus souvent fragile au demeurant. Par ailleurs, pour parler avec autrui, je dois aussi pouvoir lui faire confiance et postuler que l’homme n’est pas nécessairement comme l’a dit Hobbes un loup pour l’homme mais qu’il peut aussi être un ami pour l’homme et que son désir est un désir de communication et non de domination, par la ruse sophistique ou par l’intimidation. L’art de la parole ou la sophistique, combattue par Socrate rappelle que la parole est aussi un instrument de
manipulation d’autrui.
Le langage, nul ne l’ignore, obéit à des lois et pas seulement celles des règles linguistiques qui servent à assurer la communication des messages, ce que les linguistes ont théorisé avec le formalisme conceptuel qui leur est propre. Pour qu’un individu puisse parler avec autrui, il fait appel à deux types de connaissances langagières bien distinctes : d’une part ses connaissances linguistiques formelles et, d’autre part, ses connaissances communicatives. La théorie des actes du langage « inventée » par Austin et relayée par Searle a pour vocation de s’intéresser à tous les moyens par lesquels s’exerce la fonction agissante inhérente au langage. Or, les situations de communication construite par les hommes sont le plus souvent solidement hiérarchisées. Souvent même elles peuvent s’avérer humiliantes, ou déshumanisantes. Mais elles ne visent pas systématiquement le rapprochement mais le rappel des différences statutaires. La parole contribue à structurer des rapports de pouvoir et/ou d’autorité.
Mais la fonction agissante du langage peut également être employée pour le bien, pour réconforter, encourager et soigner les plaies de l’âme. La parole à ce titre a une fonction thérapeutique. Elle peut inscrire une vocation, nouer un destin hors du commun, relever les hommes. Elle peut aussi les rassembler lorsqu’un même objectif les réunit. C’est par la parole et dans la parole qu’ils s’organisent. Si l’appel du 18 Juin demeure une grande date nationale, c’est parce qu’il a rassemblé les hommes d’honneur autour d’une même lutte. Mais le constat d’expérience est implacable : l’énergie ou les énergies de la parole demandent à être renouvelées, elles sont provisoires, éphémères même, sauf événement exceptionnel.
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La parole semble donc relever de différents statuts. Le dialogue amoureux, le serment, la parole informelle ou purement instrumentale : autant de statuts différents. Dans Histoire et Vérité, Paul Ricœur rappelait que Protagoras dégage quatre racines de la parole : le commandement, le vœu ou la prière, la question et la réponse. Par la prière, les hommes s’unissent aussi, et la prière est une parole, parole liturgique des chrétiens, ou formules liturgiques patinées par les siècles : elle unit les hommes dans une communion provisoire, éphémère mais néanmoins réelle. Par la parole lyrique, le poète chante les sentiments fondamentaux de l’espèce humaine et de la solitude. Cette dernière seule implique un autre rapport que celui d’une intersubjectivité humaine, elle s’adresse à Dieu, aux Dieux, aux arbres, à la nature ou à quelque autre instance avec laquelle le poète entre en communication.
Dans ce modèle, la parole s’institue essentiellement dans un rapport de soi à soi. Mais ce rapport s’élargit aux autres hommes qui lisent les vers qui ont traversés les siècles et à travers lesquelles ils se rencontrent. Le vœu ou le serment procèdent d’une même racine. Les mots d’amour ont par exemple une valeur particulière. Comme l’a formulé R. Barthes, « prononcés par la personne autorisée, à la date et au lieu prévus, les mots d’amour ont une action immédiate. D’où leur force et leur gravité. Avec les engagements publics ou privés, les ordres, les insultes, les malédictions ou autres jurons, ils s’inscrivent dans la série des « performatifs », « mots-actes », qui portent en eux-mêmes leur propre accomplissement ». Bafoués, trahis, ils sont alors porteurs d’une charge de violence qui peut aller jusqu’au désir de vengeance, traduit par la malédiction. La parole peut donc détruire les hommes et s’ordonner à leur soif de vengeance, ou de justice. Mais elle peut aussi sanctionner leur désir d’engagement, soutenir leur aspiration à se comprendre, à communiquer leurs expériences, souvent maladroitement et souvent de manière imparfaite. Sans le geste qui l’accompagne, parfois la soutient, elle peut n’être que froid discours. Dans le travail, dans l’apprentissage, le mode d’emploi n’est d’aucun usage. Il faut un rapport humain, fait de geste et de parole pour que se transmette tout un univers de savoir-faire, de technicité, de connaissance et de pratiques. Et à ce titre, elle est inappréciable, et sans doute l’un des biens les plus précieux.
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Mais c’est dans le monde du travail et dans son organisation problématique que l’on peut aussi voir tous les enjeux de pouvoir de la parole. Strictement hiérarchisée le plus souvent – que cela soit perçu, caché ou exprimé –, la parole soutient un monde de rapports de force et de domination. Elle sert principalement comme l’a montré Pierre Bourdieu à établir des distinctions entre les hommes, distinctions qui sont aussi autant d’exclusions. Instrument de pouvoir et de domination cachée, elle est pire en ce cas que toutes les sophistiques dénoncées par Socrate.
Cela signifie t-il pour autant que la parole humaine n’est que mensonge et que par essence elle ne peut que désunir les hommes, les diviser ou les pousser à des actes moralement répréhensibles? On voit bien à quel point la parole s’inscrit dans un usage moral ou tout au moins éthique. Partout les hommes ont mis en place des protocoles pour la maîtriser, la rendre plus puissante, ou en atténuer la force. Sont-ils dédouanés de toute responsabilité envers leurs propos ? Sont-ils prisonniers du monde de langage auquel ils appartiennent?
C’est bien la liberté et la responsabilité humaine qui sont en jeu dans cette question. L’histoire des hommes est riche de ces exemples de propagande réussie, où l’union d’une nation se fait contre une autre, criminellement. La puissance propre à la parole et que la poésie rend visible, sa charge incantatoire est détournée au profit d’une idéologie. Le nazisme comme le communisme ont montré la puissance des « phraséologies », usage dévoyé de la valeur illocutoire des mots. Toutes les rhétoriques diverses témoignent que les hommes ont sentis le pouvoir des mots sur les autres hommes et ont cherché à le développer, pour le meilleur parfois, mais souvent pour le pire.
Les contrats non respectés, la parole donnée non tenue, des conventions orales non respectées, autant de source de désunion, non par la parole mais par le non respect de la justice. Parce que les hommes savent combien les promesses sont fragiles, ils soutiennent la justice et le respect des droits les plus fondamentaux par des actes écrits. Ainsi à la source du droit se trouve le contrat, qui est aussi une parole, mais une parole écrite, faite non pour rapprocher mais pour garantir. Parce que les hommes savent que les paroles s’envolent mais que les écrits demeurent. Et pour faire respecter son droit, il faut un témoignage écrit. Les hommes, on le sait, mentent, ou déguisent et oblitèrent la vérité à leur avantage.
Ainsi, la parole semble bien frappée d’une profonde ambivalence, non de soi, mais liées aux hommes qui l’utilisent et à leur imperfection. Source de rapprochement, voire de communion, elle est aussi source de désunion. Fragile, éphémère, elle tire dans le meilleur des cas sa puissance et sa valeur de ladignité de la personne qui la profère, ou dans le pire, des moyens de manipulation utilisés. C’est son usage, et son mésusage qui témoigne autant qu’elle et d’elle que de la qualité de ceux qui en ont l’usage, et donc la responsabilité. Les hommes sont responsables de ce qu’ils disent et ce qu’ils disent tire à conséquence. Une parole peut non seulement rapprocher, guérir, relever, mais elle peut aussi, meurtrir et parfois tuer, symboliquement certes, mais tuer quand même.
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