fredericgrolleau.com


Don DeLillo, "Zero K"

Publié le 21 Octobre 2017, 16:35pm

Catégories : #ROMANS

L’éternité c’est long, sur­tout vers la fin

ro K désigne  le degré zéro sur l’échelle de Kel­vin, soit  le zéro absolu (- 273,15 degrés Cel­sius), la tem­pé­ra­ture la plus froide phy­si­que­ment pos­sible attei­gnable. Mais c’est aussi chez De Lillo  le nom du pro­gramme auquel sont sou­mis les corps cryo­gé­ni­sés de riches indi­vi­dus dans l’attente d’une  renais­sance pro­mise par les concep­teurs du pro­jet dit plus géné­ra­le­ment de « La Conver­gence ». Lequel s’incarne dans un com­plexe laby­rin­thique, froid et neutre implanté au Kaza­khs­tan, où le sexua­gé­naire et richis­sime finan­cier new-yorkais Ross Lock­hart convie son fils Jef­frey, nar­ra­teur du roman épo­nyme, pour assis­ter  à la « tran­si­tion » de sa com­pagne, Artis, atteinte d’une mala­die incu­rable et sur le point de fran­chir le pas vers l’immortalité.
Un choix auquel adhère éga­le­ment Ross, pour­tant en bonne santé mais décidé à rejoindre quelques temps plus tard sa moi­tié dans cet ultime voyage vers un monde meilleur censé adve­nir – quoique sans cer­ti­tude – dans dix mille ans et quelques.

La pre­mière moi­tié du roman déploie dans une drôle d’ambiance – corps nus-chrysalides cryo­gé­ni­sés, flot­tant dans des cap­sules trans­pa­rentes d’azote liquide entou­rés d’écrans vidéo pas­sant en boucle des séquences  de beauté natu­relle mais aussi de catas­trophes, de conflits, de guerres dans l’ultra-monde —  les ques­tion­ne­ments méta­phy­siques des uns et des autres sur l’intérêt ou la limite du trans­hu­ma­nisme, via l’errance de Jef­frey dans les locaux de la Conver­gence.
La deuxième moi­tié, encore plus atone si cela était pos­sible, expose les aléas de Jef­frey à Man­hat­tan, confronté à la vio­lence de la société amé­ri­caine ordi­naire, soit à la mort urbaine, et ten­tant d’incarner comme faire se peut, en toute sim­pli­cité,  le carpe diem hora­cien tan­dis que, de par­tout, la fin de l’histoire et du monde s’approche.

S’il ne fait aucun doute que De Lillo, loin de ver­ser dans la science-fiction, se moque une nou­velle fois des tra­vers de la tech­no­lo­gie et du capi­ta­lisme pré­ten­dant, en tuant la mort,  extir­per l’homme de l’angoisse chère aux exis­ten­tia­listes par un énième tour de passe-passe,  il n’en reste pas moins que le parti pris de l’écriture déroute tant le ton, sac­cadé et pesant, manque de la flui­dité atten­due en géné­ral du genre roma­nesque. Au vu des nom­breuses pages ici dédiées à la ques­tion du lan­gage (comme dans maints autres de ses romans – voir Les Nomsen 1982), son sou­bas­se­ment, sa richesse, son ame­nui­se­ment tou­jours pos­sible (de facto le thème le plus inté­res­sant dans ce 17ème roman de l’auteur), on ima­gine sans peine qu’il s’agit là d’une stra­té­gie déli­bé­rée afin  de confron­ter chaque lec­teur à sa propre vul­né­ra­bi­lité lin­guis­tique et cultu­relle. De figu­rer une langue nou­velle qui serait adap­tée  à la via­bi­lité humaine infi­nie à venir.
Mais il faut tout de même attendre la cent-cinquantaine de pages avant que le récit ne s’étoffe quelque peu et que le soli­loque de Jef­frey acquiert un sens synop­tique qui dépasse la gra­tuité des énon­cés constel­lant la nar­ra­tion en mode « zéro absolu de la langue » depuis son début. Le trans­hu­ma­nisme ne demeure par ailleurs qu’une ombre por­tée, abordé par de trop petites touches éparses pour consti­tuer plei­ne­ment le tableau magis­tral, ad vitam aeter­nam,  qu’on en atten­dait sous la plume du roué de De Lillo.

Par-delà l’intention roma­nesque louable (rap­pe­ler que la vie humaine n’est telle qu’au regard de la mort iné­luc­table qui l’ oriente et la scelle, que c’est hic et nuncqu’il faut par­ve­nir à ex-sister et pas en fan­tas­mant un ailleurs high tech), la démarche tout en pon­cifs sur la vie et la mort qui louche vers une assomp­tion de la freu­dienne « inquié­tante étran­geté » ne convainc ainsi pas suf­fi­sam­ment. Voire elle semble à son corps défen­dant mimer ce dont elle vou­drait dénon­cer le spectre scien­tiste : l’ennui.
Pour vou­loir moquer ceux qui pré­tendent repous­ser les limites de la grande fau­cheuse, Don de Lillo ne par­vient pas, las, à repous­ser les limites du roman. L’on se sou­vient alors du mot de Kafka se plai­sant à obser­ver : « L’éternité c’est long, sur­tout vers la fin » et l’on se dit :  ce roman sur l’éternité est (trop) long, sur­tout vers le début.

fre­de­ric grolleau

Don DeLillo, Zero K. ‚trad. de l’américain par Fran­cis Ker­line, Actes Sud, 2017, 297 p. — 22,80 €.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article