L’éternité c’est long, surtout vers la fin
Zéro K désigne le degré zéro sur l’échelle de Kelvin, soit le zéro absolu (- 273,15 degrés Celsius), la température la plus froide physiquement possible atteignable. Mais c’est aussi chez De Lillo le nom du programme auquel sont soumis les corps cryogénisés de riches individus dans l’attente d’une renaissance promise par les concepteurs du projet dit plus généralement de « La Convergence ». Lequel s’incarne dans un complexe labyrinthique, froid et neutre implanté au Kazakhstan, où le sexuagénaire et richissime financier new-yorkais Ross Lockhart convie son fils Jeffrey, narrateur du roman éponyme, pour assister à la « transition » de sa compagne, Artis, atteinte d’une maladie incurable et sur le point de franchir le pas vers l’immortalité.
Un choix auquel adhère également Ross, pourtant en bonne santé mais décidé à rejoindre quelques temps plus tard sa moitié dans cet ultime voyage vers un monde meilleur censé advenir – quoique sans certitude – dans dix mille ans et quelques.
La première moitié du roman déploie dans une drôle d’ambiance – corps nus-chrysalides cryogénisés, flottant dans des capsules transparentes d’azote liquide entourés d’écrans vidéo passant en boucle des séquences de beauté naturelle mais aussi de catastrophes, de conflits, de guerres dans l’ultra-monde — les questionnements métaphysiques des uns et des autres sur l’intérêt ou la limite du transhumanisme, via l’errance de Jeffrey dans les locaux de la Convergence.
La deuxième moitié, encore plus atone si cela était possible, expose les aléas de Jeffrey à Manhattan, confronté à la violence de la société américaine ordinaire, soit à la mort urbaine, et tentant d’incarner comme faire se peut, en toute simplicité, le carpe diem horacien tandis que, de partout, la fin de l’histoire et du monde s’approche.
S’il ne fait aucun doute que De Lillo, loin de verser dans la science-fiction, se moque une nouvelle fois des travers de la technologie et du capitalisme prétendant, en tuant la mort, extirper l’homme de l’angoisse chère aux existentialistes par un énième tour de passe-passe, il n’en reste pas moins que le parti pris de l’écriture déroute tant le ton, saccadé et pesant, manque de la fluidité attendue en général du genre romanesque. Au vu des nombreuses pages ici dédiées à la question du langage (comme dans maints autres de ses romans – voir Les Nomsen 1982), son soubassement, sa richesse, son amenuisement toujours possible (de facto le thème le plus intéressant dans ce 17ème roman de l’auteur), on imagine sans peine qu’il s’agit là d’une stratégie délibérée afin de confronter chaque lecteur à sa propre vulnérabilité linguistique et culturelle. De figurer une langue nouvelle qui serait adaptée à la viabilité humaine infinie à venir.
Mais il faut tout de même attendre la cent-cinquantaine de pages avant que le récit ne s’étoffe quelque peu et que le soliloque de Jeffrey acquiert un sens synoptique qui dépasse la gratuité des énoncés constellant la narration en mode « zéro absolu de la langue » depuis son début. Le transhumanisme ne demeure par ailleurs qu’une ombre portée, abordé par de trop petites touches éparses pour constituer pleinement le tableau magistral, ad vitam aeternam, qu’on en attendait sous la plume du roué de De Lillo.
Par-delà l’intention romanesque louable (rappeler que la vie humaine n’est telle qu’au regard de la mort inéluctable qui l’ oriente et la scelle, que c’est hic et nuncqu’il faut parvenir à ex-sister et pas en fantasmant un ailleurs high tech), la démarche tout en poncifs sur la vie et la mort qui louche vers une assomption de la freudienne « inquiétante étrangeté » ne convainc ainsi pas suffisamment. Voire elle semble à son corps défendant mimer ce dont elle voudrait dénoncer le spectre scientiste : l’ennui.
Pour vouloir moquer ceux qui prétendent repousser les limites de la grande faucheuse, Don de Lillo ne parvient pas, las, à repousser les limites du roman. L’on se souvient alors du mot de Kafka se plaisant à observer : « L’éternité c’est long, surtout vers la fin » et l’on se dit : ce roman sur l’éternité est (trop) long, surtout vers le début.
frederic grolleau
Don DeLillo, Zero K. ‚trad. de l’américain par Francis Kerline, Actes Sud, 2017, 297 p. — 22,80 €.
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