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Philip K. Dick, "Ubik"

Publié le 18 Février 2022, 17:33pm

Catégories : #ROMANS

Philip K. Dick, "Ubik"

Tout et rien à la fois

Il est assez difficile de présenter cet ouvrage de K. Dick qui date de 1969 quand on sait que 1. il est censé être un chef-d'oeuvre absolu et que 2. l'histoire ne se prête guère à l'exercice du résumé sans encourir le risque de la défloration.
Ubik a en effet pour intérêt notable de perturber les structures et linéarités classiques du roman SF – ce qui présuppose que le lecteur ne soit pas trop averti de ce qu'il va découvrir.

Disons tout de même que nous sommes projetés dans le futur, en 1992, à une époque où l’humanité a établi des « colonies » spatiales sur Mars et sur la Lune, et où sévissent des individus aux pouvoirs psychiques : télépathes et précognitifs chargés d’espionner les entreprises ou les particuliers (les lecteurs assidus de K. Dick reconnaissent les fameux précogs de Minority Report). La compagnie de Glen Runciter, en concurrence avec celle de Hollis Entreprise, est une une société spécialisée dans les neutraliseurs« anti-psi » et destinée à contrecarrer ces individus au pouvoir particulier.
Alcoolique et sans le sou, le personnage principal du roman, Joe Chip, un testeur de champ psi mais qui, lui, ne possède pas de pouvoirs psychiques (point essentiel pour la suite !), au service de Runciter Associates, nous apparaît d'emblée comme dépassé par ce monde archi-consumériste où la moindre action - ouvrir ou fermer une porte, prendre une douche, utiliser sa cafetière, coûte quelque chose et où la moindre machine est dotée d'un programme lui permettant de « parler » (une porte qui s'exprime avec « suffisance », peut ainsi « avoir raison » quand elle stipule que « le paiement pour son ouverture et sa fermeture faisait partie des charges et n’avait rien de facultatif. ») Voilà pour la technologie au service du capitalisme.

L'intrigue commence lorsqu'une importante mission est confiée à Runciter qui part avec Joe et sa meilleure équipe d’anti-psi sur la Lune... mais ils sont tous dès leur arrivée victime d’un attentat ourdi par Hollis. Tué au cours de l’explosion, Glen Runciter est emporté par Chip et ses collègues au Moratorium, où se trouve déjà sa femme, Ella, pour qu'il y soit placé dans un état de « semi-vie ». Afin de procéder à un bref bilan, actons donc que les avancées technoscientifiques de cette société de 1992 sont rien moins que phénoménales (et rendues par l'auteur grâce à moults néologismes qui pourront agacer) : les vivants y possèdent des facultés extraordinaires, la Terre n’est plus le seul espace d’expérimentation et les morts ...n'y sont plus vraiment morts.
A l'évidence, on retrouve bien là un des motifs récurrents de l'œuvre de Dick qui interroge la notion même de réalité à travers la mise en scène d’univers truqués, ou l’humanité, par le truchement de personnages qui redéfinissent les limites de l’humanité.

De fait, le roman dystopique et le style dickien se mettent en branle surtout après cette étape narrative. Car, dès lors, l’équipe d’anti-psi menée par Joe Chip commence à vivre des dérèglements de la réalité : la plupart des objets environnant  régressent vers le passé, et un membre de l’équipe meurt soudain comme « desséché ».
Puis, se multiplient pour les survivants des manifestations et des messages de Glen Runciter (par exemple sur des pièces de monnaie ou dans des paquets de cigarettes) – un Runciter présent mais sans être vraiment là non plus.

Cette régression entropique du monde enfle de plus en plus - jusqu'à 1939 !, la mort frappant un à un les membres de l'équipe de Joe tandis qu'est vanté en permanence au fil des pages le produit à multiples facettes Ubik, présenté (sous forme d’aérosol à vaporiser sur les objets ou les personnes altérées) comme seul antidote à la perte des repères perceptifs du réel vécue par les protagonistes. Issue “d’ubiquité” qui signifie en latin la possibilité d’être dans plusieurs endroits à la fois, Dick insiste à l'envi sur cette marque de fabrique qui revient avec des objets différents à chaque début de chapitre.
Une redondance soulignant, par-delà cette omniprésence/potence caractérisant les dieux, qu’un produit est à la fois tout et rien... Le cœur du roman tient ici à ce que Philip K. Dick assimile dans un discours publicitaire ce produit supposément divin au consumérisme, ce qui lui permet non seulement de pourfendre la société de consommation en plein essor au début des seventies, mais aussi de perturber l’exercice d’interprétation du lecteur, bien en mal de déterminer les propriétés véritables de l’aérosol. Comment donc pouvoir être sauvé in extremis par un objet et ses vertus qui se trouvent sur le plan discursif et narratif remis en cause par l’auteur ? Là est le dilemme. Soit la possibilité d'une impossibilité.

Dans cet univers où les altérations frappent principalement l’environnement et les objets avant de dégrader les individus pour les vider de leur force vitale, Dick met ainsi en place deux critiques parallèles du futuriste milieu de vie humain : d'un côté, une société hyper-marchandisée, au libéralisme exacerbé intolérable ; de l'autre, une nouvelle façon de penser la mort puisque ici, avant le décès définitif, le mourant est placé dans un caisson cryogénisé dans un institut spécialisé, état au sens propre entre la vie et la mort (« la semi-vie »), où il lui toujours possible, même s'il perd chaque jour de ses capacités et finira bien à terme par décéder, de communiquer grâce à un appareil qui amplifie les sons qu'il émet.

Cette conception particulière de la mort ou de l'après-vie effective accompagne alors le périple de Joe Chip et du reste de son équipe tentant de reconstruire le sens objectif des choses, entre réalité et fiction. Démarche d'autant plus délicate et vaine – et quasi hallucinatoire – qu'elle se heurte tout du long de la narration pervertie à un véritable renversement du temps faussant toutes les perspectives et représentations habituelles.
Jusqu'au twist final relançant, avec un art consommé, l'interprétation des pages qui ont précédé car remettant en question la réalité admise par la diégèse, les personnages, et même le lecteur.

Sans avoir besoin d'en dire plus, et tout en regrettant que la plupart des personnages de l'équipe de Chip ne dispose pas d'un profil plus détaillé par le romancier, on comprend que Dick s'en prend à la cohérence putative de la caméra objective au gré d'un écriture paranoïaque qui déstabilise en permanence, par ses fausses pistes et autres circonvolutions ou inversions temporelles, le lecteur.
Si la première moitié de Ubik, agitant toute une série d’illusions à l’œuvre dans des mondes truqués qui piègent les personnages, n'est pas celle qui, malgré cette nouvelle traduction, a le mieux vieilli, il vaut la peine d'attendre le mitan du texte pour être soi-même interpellé par le regard orwellien que jette le prolifique K. Dick sur ses congénères.

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frederic grolleau

Philip K. Dick, Ubik, nouvelle traduction (Anglais) : Hélène Collon, J'ai lu, février 2022, 256 p. - 18,00 €.

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