Mésentente, divergence et convergence des opinions du peuple et de l’habile sur la justice des lois
Dans le célèbre chapitre "De l’amitié" (I, 28), Montaigne commence par comparer ses Essais à des « grotesques », aux décorations baroques encadrant, pour les prolonger en tous sens, les figures d’un tableau central : le Discours de la servitude volontaire de son défunt ami Etienne de La Boétie. D’excellents commentaires ont ainsi montré le jeu d’échos entre le premier livre des Essais et le Discours, ce texte par lequel Montaigne dit avoir voulu connaître l’ami unique et incomparable avant de l’avoir rencontré. Toutefois, dans ce même chapitre, suite à la publication clandestine du Discours par les partisans de la Réforme (1), Montaigne explique qu’il est contraint d’abandonner la décision de publier lui-même le tableau auquel les Essais devaient se mêler (2).
Or, curieusement, Montaigne semble alors davantage excuser le Discours qu’en faire l’éloge ; il souligne qu’il ne s’agissait que d’un exercice de jeunesse, révélant un naturel sans doute exceptionnel, mais d’une manière encore nécessairement immature (« ce subject fut traicté luy en son enfance, par maniere d'exercitation seulement (3) »). Le génie de La Boétie ne semble pas tenir à ce dont ce Discours traite (un « sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres (4 »). Montaigne n’ose manifestement pas faire l’éloge de son contenu ; il se contente de trouver les signes de la noblesse d’âme de son ami dans les imperfections mêmes de ce texte de jeunesse. En outre, contre ceux qui ont utilisé le Discours à des fins séditieuses, Montaigne rappelle cette maxime de l’ami : Mais il avoit un'autre maxime souverainement empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tres-religieusement aux loix sous lesquelles il estoit nay. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny plus ennemy des remuements et nouvelletez de son temps. Il eut bien plustost employé sa suffisance à les esteindre, que à leur fournir dequoy les émouvoir d'avantage (5).
Toutefois, cette maxime souverainement empreinte en son âme est partout absente du Discours. Certes le Discours n’est pas un appel à la sédition, mais il élude totalement cet impératif d’obéissance aux lois et coutumes, dont Montaigne fera pourtant un des préceptes fondamentaux de l’éthique des Essais. C’est justement à notre sens l’absence de cette maxime dans le Discours qui explique, plus encore que l’accident de leur publication clandestine, la décision finale de ne pas publier ce texte. En effet, le texte de La Boétie veut éveiller son siècle à la conscience de sa servitude, car :
"Il n’est pas croiable comme le peuple, deslors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubly de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se resveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on diroit à le voir qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gaigné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sera contraint et vaincu par la force, mais ceux qui viennent après servent sans regret, et font volontiers ce que leurs devanciers avoient fait par contrainte. C’est cela que les hommes naissant sous le joug, et puis nourris et eslevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensans point avoir autre bien ni autre droict que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l’estat de leur naissance."
Or, Montaigne valide en un sens ce jugement ; il admet parfaitement le caractère fautif et licencieux des lois établies (« Il n'est rien si lourdement et largement fautier que les loix, ny si ordinairement (7) » ; mais il insiste sur la nécessité impérative de leur obéir, en sachant qu’elles ne sont pas justes, simplement parce qu’elles sont lois : « Quiconque leur obeyt parce qu'elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt. Les nostres françoises prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption qui se voit en leur dispensation et execution (8) .» Pourquoi est-il nécessaire d’obéir aux lois parce qu’elles sont lois si elles ne sont pas justes ? Est-ce là simplement la maxime d’un conservatisme politique ?
Montaigne reconnaît parfaitement l’injustice des lois, leur absence de fondement rationnel solide, ainsi que la violence, l’usurpation, l’assujettissement cachés dans leur institution, et dont La Boétie s’étonnait tant que le peuple ne les aperçût pas et continuât d’obéir, comme si cette servitude fut devenue sa condition naturelle. S’il juge cependant nécessaire d’obéir à de telles lois, c’est parce qu’il lui semble que le principe de leur obéissance n’est jamais leur conformité avec l’idée de la justice. L’homme, dit Montaigne, n’est pas « en communication avec ce qui est (9) ». Il n’a pas accès par sa raison au lieu intelligible de Platon, aux Formes. Puisque la connaissance de la véritable justice n’est pas humaine (scepticisme), elle ne peut être le principe
de l’obéissance aux lois ; ainsi, qui leur obéit parce qu’elles sont justes ne leur obéit pas par où il doit. Celui-là les croit justes, mais oublie au même moment son ignorance de l’essence de la justice (ce qui ne signifie pas que certaines lois ne puissent être moins fautives que d’autres !).
Ainsi, parce que nous ne pouvons pas savoir ce qu’est la justice, nous ne devons pas obéir aux lois parce qu’elles sont justes. Les hommes ne pouvant s’entendre en vérité sur ce qu’est la justice, les lois qu’ils institueront ne devront pas être jugées selon leur conformité à un idéal hors de portée, mais selon leur capacité à devenir coutumières pour un peuple : "Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique de leur authorité; elles n'en ont poinct d'autre! Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d'equalité, ont faute d'equité, mais tousjours par des hommes, autheurs vains et irresolus (10)".
Montaigne valide donc pour une part l’analyse de La Boétie sur la servitude volontaire du peuple, mais il en voit le pendant qui échappe à ce discours et fonde l’obéissance aux lois : certes le peuple s’aveugle sur son aliénation dans l’obéissance aux lois, et ne s’aperçoit pas qu’il ne leur obéit que par la coutume, mais il n’y a pas d’autre fondement possible de l’obéissance aux lois pour les lois que cette coutume.
Or c’est une propriété de la coutume d’être d’autant plus efficace qu’elle cache son effet coutumier ; montrer au vulgaire que les lois auxquelles il obéit ne sont pas justes, c’est gravement fragiliser leur maintien en crédit ; montrer le fondement mystique de leur autorité, c’est faire apparaître leur absence de fondement en raison, leur donner l’apparence de l’arbitraire. Le texte de La Boétie, en se concentrant presque exclusivement sur cette mise en lumière de l’absence de véritable fondement des lois, sans en même temps conduire son suffisant lecteur à prendre conscience de l’impossibilité d’appuyer une législation humaine sur l’idée intelligible de la justice, fragilise la manière – certes précaire et imparfaite, mais unique – qu’ont trouvée les hommes, pris dans cet obscur et bas milieu entre le naître et le mourir, de suppléer à leur ignorance de ce qu’est la justice ; cette manière humaine de suppléer à l’absence d’entente rationnelle sur l’idée de justice, c’est la stabilité de l’état civil, le maintien en crédit des lois.
Le corrélat de cette doctrine de Montaigne est cependant le suivant : le vulgaire ne peut pas entendre qu’il lui faut obéir aux lois parce qu’elles sont lois, et non parce qu’elles seraient justes. Cette conscience-là n’est pour Montaigne supportable que chez qui s’est efforcé d’étudier l’humaine condition, de rabattre la maladie « naturelle et originelle » de la présomption, de la « trop bonne opinion que l’homme a de soi ». A l’inverse, chez qui ne s’essaie pas véritablement à cette recherche, chez le « vulgaire », la croyance en la justice des lois semble bien nécessaire à l’obéissance. Il est donc préférable d’entretenir le vulgaire dans sa fausse croyance, et, par la même occasion, dans son aveuglement sur sa servitude, que de lui faire apercevoir son véritable état et le véritable principe de son obéissance. Il nous semble dès lors que, même encadré par les « grotesques » des sceptiques Essais, le Discours de La Boétie est apparu progressivement impubliable à Montaigne pour cette raison (car le publier, c’est bien l’adresser à un lectorat indifférencié). La conséquence est cependant la suivante : pour Montaigne, à la suite de Platon, il faut « piper (11) » le vulgaire, c’est-à-dire le séduire comme un oiseau qu’on attire dans un piège en imitant son chant avec une flûte, pour conserver le fondement mystique de l’autorité des lois.
Ainsi, si le scepticisme philosophique peut tout balancer, les lois font exception – du moins dans son discours exotérique. Mais s’il faut souvent « tout destroussement » piper les hommes vulgaires pour leur bien, cela n’introduit-il pas au moins une tension au cœur de l’écriture des Essais, d’un texte que Montaigne avait choisi de publier ? Comment le texte peut-il en effet parfaitement respecter son exigence de sincérité, s’il doit piper son lecteur vulgaire au sujet des lois ? Montaigne peut-il à la fois respecter d’un côté la nécessité de piper son lecteur vulgaire sur ce sujet, et de l’autre celle d’être publiquement sincère pour que, selon son expression, sa peinture ne fourvoie pas ?
Nous ne pouvons ambitionner de répondre ici à cette interrogation, de montrer comment dans le détail l’écriture des Essais prend en charge cette difficulté qui menace de biaiser le « sot projet » qu’a Montaigne de se peindre. Contentons-nous de constater que le problème politique tel qu’il est appréhendé par Montaigne sur les bases d’une anthropologie sceptique, affecte l’écriture et la construction des Essais – l’effet le plus manifeste de cette appréhension singulière du problème politique nous paraissant être la décision de ne pas publier le Discours. L’opinion de l’habile et du peuple divergeront ainsi toujours au sujet des lois ; les hommes ne s’entendront en aucune manière au sujet de la justice ; l’habile en s’adressant au vulgaire mentira (12).
*
Pascal a sans doute le premier vu le problème que posent pour l’éthique de Montaigne les effets de son analyse critique du fondement mystique de l’autorité des lois : Montaigne a tort. La coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste, mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste. Sinon il ne la suivrait plus quoiqu’elle fût coutume, car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice. La coutume sans cela passerait pour tyrannie, mais l’empire de la raison et de la justice n’est non plus tyrannique que celui de la délectation. Ce sont les principes naturels à l’homme.
Il serait donc bon qu’on obéit aux lois et coutumes parce qu’elles sont lois, qu’on sût qu’il n’y en a aucune vraie et juste à introduire, que nous n’y connaissons rien et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues : par ce moyen on ne les quitterait jamais. Mais le peuple n’est pas susceptible de cette doctrine, et ainsi comme il croit que la vérité se peut trouver et qu’elle est dans les lois et coutumes, il les croit et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité (téméraire) sans (raison) vérité) (13). Selon une lecture courante, le « tort » de Montaigne consisterait ici à ne pas avoir vu que le peuple ne puisse pas obéir aux lois parce qu’elles sont lois, mais aussi parce qu’il les croit justes. La critique pascalienne mérite toutefois une interprétation plus fine.
En quoi consiste donc le tort de Montaigne ? Celui-ci n’ignore pas qu’il faille, pour asseoir la stabilité des lois, dissimuler au peuple l’injustice de leur institution (14), qu’il le « piper ». Pascal le sait pertinemment. Les citations des Essais dans les fragments des Pensées consacrés au problème du fondement de l’obéissance aux lois (15) sont si abondantes (Pascal s’approprie tous les passages de Montaigne que nous avons cités) qu’on pourrait peiner souvent à voir une divergence majeure entre le point de vue de l’éthique des Essais et celui de l’habile dans les Pensées sur ce sujet (16). Ce tort n’a donc rien d’évident. Mais en outre, Pascal paraît se contredire. En effet, dans un autre fragment, il semblait en effet juger que le peuple était susceptible d’obéir aux lois parce qu’elles sont lois :
"Injustice
Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement [c’est] la définition de la justice (17)."
Or Pascal semble ici préconiser une « doctrine » très proche de celle de Montaigne. Il n’ignore manifestement pas plus que l’auteur des Essais le caractère inadéquat du mot de « justice » pour légitimer l’obéissance aux lois, comme l’indique bien le titre de ce fragment (« Injustice »). Mais paraît-il pas croire qu’on puisse faire que le peuple obéisse aux lois parce qu’elles sont lois ? Ne semble-t-il pas le juger « susceptible de cette doctrine » ? On ne comprend plus du tout en quoi Montaigne aurait tort dans le fragment 525 (18)… Pourtant, les deux textes ne se contredisent qu’en apparence. Il ne faudrait en effet se
résoudre à conclure que le Fr. 525 contredit l’espoir du Fr. 66, qu’à partir du moment où on identifierait la doctrine dont le peuple n’est pas susceptible avec celle proposée dans le Fr. 66.
Or, ce n’est pas le cas. En effet, d’emblée, dans le fragment 66, Pascal souligne bien plus que ne le fait Montaigne, combien la réception par le peuple de l’opinion qu’il faut obéir aux lois parce qu’elles sont lois, si elle devait être possible, dépendrait de sa croyance préalable en la justice des lois (« Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes… »). Il n’est pas possible que le peuple obéisse aux lois parce qu’elles sont lois sans qu’il ne leur obéisse d’abord parce qu’il les croit justes. C’est pourquoi, même si le peuple était susceptible de suivre la « doctrine » de Montaigne sur les lois, il faudrait impérativement qu’il entendît que l’obéissance aux lois (parce qu’elles sont lois) est « proprement […] la définition de la justice ».
Pascal jugerait idéal, afin de prévenir toute sédition, que le peuple parvienne à identifier le fondement mystique de l’autorité des lois à la « définition de la justice ». Or le sens de la proposition de Montaigne sur le fondement mystique de l’autorité des lois était bien de justifier l’obéissance aux lois par le seul fait qu’elles sont lois, en excluant de leur obéir parce qu’elles seraient justes. Le point de vue de l’éthique sur les lois chez Montaigne repose sur la conscience qu’elles ne peuvent pas être dites justes, sauf à mentir (l’habile) ou être ignorant (le vulgaire). En aucun cas Montaigne n’aurait fait du « fondement mystique de l’autorité des lois » la « définition de la justice ». La doctrine dont il faudrait persuader le peuple reposerait donc toujours sur sa croyance plus fondamentale en la justice des lois. Sa position ne serait pas celle de l’habile.
Mais Montaigne disait-il autre chose ? Pourquoi a-t-il tort ? Que montre en fait ici Pascal ? Reprenons. Pour Pascal, il est aisé de faire voir au peuple le point de vue du demi-habile (le point de vue qui fait apparaître le caractère « fautier » des lois, et nourrit ainsi leur irrespect, voire la sédition) ; en revanche, il est impossible que le peuple accède au point de vue véritable de l’habile. En apparence, une telle affirmation paraît condescendante à l’égard du peuple et de sa crédulité. Mais il y a en fait moins là un préjugé qu’une condition proprement logique. En effet, les lois ne se maintiennent en crédit initialement que parce que le peuple les croit justes ; la doctrine de l’habile sur les lois n’a pas de sens si les lois ne se maintiennent déjà en crédit. La conclusion que tire Pascal, et que n’aurait pas vue Montaigne, est en fait la suivante : l’illusion du peuple sur la justice des lois conditionne tout sens du discours de l’habile. Ainsi, qui méprise l’opinion du vulgaire sur la prétendue justice des lois ne s’aperçoit pas que c’est là la condition la plus nécessaire de toute doctrine de l’obéissance aux lois et de toute doctrine humaine de la justice.
Mais le point de vue de l’habile suppose qu’il aperçoive l’injustice première des lois, leur « usurpation » ; si tel avait été le point de vue du peuple, il n’aurait pas pu s’illusionner sur les lois pour leur obéir ; l’habile n’aurait pu à son tour donner sens à sa doctrine de l’obéissance aux lois. Montaigne n’a donc pas bien vu que le problème fondamental n’était pas que le peuple ou l’habile obéît aux lois parce qu’elles sont lois, mais que le peuple pût croire les lois justes alors qu’originellement elles ne le sont nécessairement pas. Pascal résume le problème politique en une formule extraordinairement dense dans le Fr. 103 :
« n’ayant pu faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
Laissons de côté ici la justification théorique chez Pascal du premier terme de cet énoncé, et admettons-le comme une hypothèse. Il est évident que la proposition : « on a fait que ce qui est fort fût juste » comporte une violence. Pascal n’ignore pas l’hétérogénéité fondamentale de la justice et de la force, et aperçoit avant Rousseau toutes les absurdités de la prétendue notion d’un « droit du plus fort ». Son idée est néanmoins que la force ne parviendra jamais à établir une obéissance coutumière aux lois si elle ne parvient, malgré son hétérogénéité fondamentale avec la justice, à symboliser, à figurer, la justice aux yeux du peuple. Tant que la force apparaît seulement comme force elle n’est en effet que tyrannie (« la force sans la justice est tyrannique ») ; elle est capable de soumettre, mais sa domination est toujours temporaire et instable. La force ne pourra symboliser la justice qu’en agissant sur l’imagination du peuple.
Toutefois, il ne suffit pas à la force de se dire juste, de prendre le déguisement de la justice, de se théâtraliser pour que le peuple s’illusionne à son sujet. Le peuple est sans doute prêt à s’illusionner sur la force pour s’aveugler sur son assujettissement en obéissant aux lois parce qu’il les croit justes, mais tant que l’apparence tyrannique de la force reste manifeste, il ne le peut. La justice figurée n’est pas une simple parodie de justice. De fait, la force ne peut parvenir à symboliser la justice sans modifier réellement son usage initial, sans le régler. Certes en se modifiant réellement la force ne cesse pas d’être hétérogène à la justice ; elle ne change pas fondamentalement l’aliénation et l’usurpation initiale, mais elle parvient cependant à apparaître « juste » aux yeux du peuple. L’imagination accomplit alors la pseudo-synthèse dont la raison montre aisément la contradiction. Il n’y a là ni contrat, ni convention collective, ni accord en raison ou en vérité (19) sur une idée du juste : cette « justice » n’est obtenue que par la décision de la force de régler suffisamment son usage pour rendre possible la figuration de la justice aux yeux du peuple.
Ce que le peuple appellera « justice », l’habile apercevra qu’il n’en est que la figure (ce qui « porte absence et présence ») : il en connaîtra l’hétérogénéité avec la véritable idée de justice (hors de notre portée en l’absence d’une grâce divine, surnaturelle), il en verra l’artifice et les contradictions. Pourtant, parce que rien d’humain ne pourra mieux figurer la justice, à la différence de Montaigne, l’habile pascalien comprendra la nécessité d’appeler aussi « justice », comme le peuple, ce qui n’en est que la figure, ce qui en soi n’est pas juste, est une usurpation :
« Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple (20). »
Cette pensée de derrière doit certes être tue, dans la mesure où son expression publique est foncièrement nuisible à l’illusion de justice du peuple sur laquelle repose tout l’édifice politique (ce qu’on ne peut dire il faut le taire : c’est là, en un sens presque wittgensteinien, le caractère mystique du fondement de l’autorité des lois), mais l’habile ne mentira pas au peuple, lorsque taisant cette pensée de derrière, il dira qu’il faut obéir aux lois parce qu’elles sont justes. Ce qu’il faut convenir d’appeler « justice », en parlant comme le peuple, n’est en un sens qu’une fausse image de la véritable justice, mais en un autre sens, le plus parfait simulacre humain de la justice (un tableau et une fausse image de la charité, dit Pascal).
Ainsi, les opinions du peuple et de l’habile auront toujours la même expression publique : « il faut obéir aux lois parce qu’elles sont justes » ; mais jamais ils ne s’entendront réellement sur le mot de « justice ». Bien plutôt, dès qu’ils s’entendent réellement sur ce mot, c’est que les lois ne se maintiennent plus en crédit, le peuple étant désillusionné. Sans duplicité, il n’y a plus de convergence. La convergence des opinions repose donc ici sur la duplicité du mot « justice », et cette duplicité est ce que la « pensée de derrière » tait. La piperie n’est cependant plus un mensonge, mais le silence de la pensée de derrière.
*
Je voudrais conclure en pointant trois conséquences :
1. La convergence sur fond de duplicité des opinions de l’habile et du peuple sur la justice des lois imite à son tour autant qu’il est possible dans ses effets, ce que, nécessairement, elle n’est pas : un accord en raison sur l’essence de la justice. Il y a identité des effets entre la justice figurée et la véritable justice, mais différence radicale en nature. Comme le dira Nicole dans ses Essais de morale, l’art politique parvient à produire les effets de la charité à partir de l’amour-propre !
2. Pascal ne pouvait destiner ses Pensées à une véritable publication ; selon leur propre logique, il fallait qu’elles restent tues publiquement.
3. Si, moi qui m’exprime publiquement devant vous, je croyais véritablement comme Montaigne et Pascal en l’impossibilité d’un accord rationnel des hommes au sujet de la justice, je ferais mieux de vite finir comme j’aurais dû commencer, en taisant maintenant devant vous ma pensée de derrière.
Christophe Litwin, Université de New York
Notes :
1 Voir sur ce point le commentaire de Villey dans Montaigne, Essais, PUF, 1924, Livre I, Chapitre XXVIII, p. 183 : Quand il écrit la première partie de cet essai, Montaigne se propose d’y publier le Discours de la servitude volontaire ; il a renoncé à ce projet lorsqu’il écrit la seconde parce que ce discours a été « publié à mauvaise fin » dans l’intervalle. Or l’œuvre de La Boétie, dont un fragment à la vérité fort court avait été donné par les protestants, en 1574, dans le Réveil matin des français, parut en entier au milieu de libelles séditieux dans les Mémoires de l’Estat de France, en 1576.
2 Cf. Montaigne, Les Essais, I, XXVIII, p. 194 : Parce que j'ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'autres escris de leur farine, je me suis dédit de le loger icy. Et affin que la memoire de l'auteur n'en soit interessée en l'endroit de ceux qui n'ont peu connoistre de pres ses opinions et ses actions, je les advise que ce subject fut traicté par luy en son enfance, par maniere d'exercitation seulement, comme subjet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres. Je ne fay nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escrivoit, car il estoit assez conscientieux pour ne mentir pas mesmes en se jouant. Et sçay davantage que, s'il eut eu à choisir, il eut mieux aimé estre nay à Venise qu'à Sarlac : et avec raison.
3 Montaigne, Les Essais, I, XXVIII, p. 194.
4 Montaigne, Les Essais, I, XXVIII, p. 194.
5 Montaigne, Les Essais, I, XXVIII, p. 194.
6 La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire, Droz, 1987, p. 46.
7 Montaigne, Les Essais, III, 13, p.1072.
8 Montaigne, Les Essais, III, 13, p.1072.
9 Cf. Montaigne, Les Essais, Livre I, Chapitre III, p. 17 : « Estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. » Cf. aussi : Livre II, Chapitre XII, p. 601 : « Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naistre et le mourir.»
10 Montaigne, Les Essais, Livre III, Chapitre 13, p.1072.
11 Cf. Montaigne, Les Essais, Livre II, Chapitre XII, p. 512 :
Ils [les philosophes grecs] ont voulu considerer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la société publique, comme leurs religions; et a esté raisonnable, pour cette consideration, que les communes opinions ils n'ayent voulu les espelucher au vif aux fins de n'engendrer du trouble en l'obeïssance des lois et coustumes de leur pays. Platon traicte ce mystere d'un jeu assez descouvert. Car, où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il faict le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant, et si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions, autant utiles à persuader à la commune que ridicules à persuader à soy-mesme, sachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et, sur toutes, les plus farouches et enormes. Et pourtant, en ses loix, il a grand soing qu'on ne chante en publiq que des poesies desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin; et, estant si facile d'imprimer tous fantosmes en l'esprit humain, que c'est injustice de ne le paistre plustost de mensonges profitables que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dict tout destroussement en sa republique que, pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper.
12 Constatons encore ce second effet paradoxal : alors que d’un côté les Essais semblent ôter à tout homme le privilège de se dire plus homme qu’un homme, chaque homme portant « la forme entière de l’humaine condition », de l’autre, la prise de conscience du problème politique risque de pousser insensiblement au mépris des « hommes vulgaires », de ce peuple dont parlait La Boétie, jugeant nécessaire de lui mentir au sujet des lois, et d’entretenir son état de servitude.
13 Pascal, Fr. 525 (325).
14 Voir en particulier dans les Pensées, le Fr. 60 [294]. L’édition de Philippe Sellier des Pensées, pp. 867-871 montre très précisément comment ce fragment est entièrement composé de citations des Essais.
15 Voir en particulier dans les Pensées, le Fr. 60 [294]. L’édition de Philippe Sellier des Pensées, pp. 867-871 montre très précisément comment ce fragment est entièrement composé de citations des Essais.
16 C’est ce que semble aussi penser Starobinski dans Montaigne en mouvement, Op. Cit., p. 475.
17 Pascal, Pensées, Fr. 66 [326].
18 Un excellent commentateur comme G. Ferreyrolles voit ainsi une contradiction entre les deux fragments des Pensées, dont il rend compte ainsi : La solution idéale est de faire une nation d’habiles. Malgré Machiavel, la parfaite sûreté ne se trouve que dans la vérité ; le vœu le plus profond de Pascal politique est sans nul doute que la piperie n’ait plus d’objet. Malheureusement l’espoir du fragment 66 – « voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela » au peuple – une autre pensée en déclare catégoriquement l’inanité : « Le peuple n’est pas susceptible d’une telle doctrine » (Fr. 525). Le remède, certes, serait radical s’il était applicable, mais cette condition jamais ne sera remplie. Le peuple ne peut admettre la seule législation possible et ne peut vouloir que la seule impossible. L’effort pédagogique se heurte ici à une barrière infranchissable : alors que le peuple est capable de s’ouvrir à la demi-habileté, il ne serait plus peuple s’il pouvait être habile, et l’invincibilité de son incompréhension, redoublant l’impossibilité d’atteindre à la justice qu’il souhaite, lave décidément de reproche le recours à la piperie… G. Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique, Op. cit., pp. 119-120. Nous ne suivons pas Ferreyrolles sur ce point. Il nous semble qu’en fait les deux textes ne se contredisent pas.
19 Le fragment 66 hésite à la fin entre ces deux formulations. En fait, pour Pascal, elles ne sont pas équivalentes : tout accord au sujet d’une vérité ne repose pas nécessairement sur un accord en raison ; certaines vérités, notamment celles qui sont connues immédiatement à la manière des principes, sont connues par le cœur. Je ne développe pas ce point ici.
20. Pascal, Pensées, 91 [336].
Bibliographie
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source : http://french.chass.utoronto.ca/SESDEF/pages/2009/articles/litwin_2009.pdf
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