Michel Houellebecq, La carte et le territoire
Face à l’insondable question qui sous-tend tout du long ce roman d’anticipation, la carte est-elle plus intéressante que le territoire ? (traduisez : la représentation du réel l’emporte-telle sur le réel lui-même ?), deux artistes, le peintre Jed Martin et l’écrivain Michel Houellebecq lui-même, tentent vers 2040 de prendre position.
Martin, ayant abonné la photographie incapable d’appréhender la vérité pour y parvenir au travers de toiles figuratives sérielles destinées à délivrer un certain inventaire du monde — à partir de la dénonciation du consumérisme capitaliste, du tout économique et du pouvoir de l’argent -; le maniaco-dépressif Houellebecq (créature gollumique /golémique qui finira assassinée par son propre créateur) par le biais de ses fort lucides romans.
Se dessine en creux à chaque fois l’objet et la finalité du texte : saisir, donner figure à ce qu’il reste d’humain, de raison en chacun de nous face à la folie et au mal ambiants qui gangrènent l’énigmatique beauté dans leur déploiement baudrillardien obscène.
C’est surtout ce tableau narratif-là ou cette structure réticulaire-ci, Michel Houellebecq commentant Michel Houellebecq en train de commenter (dialoguant avec son chauffe-eau, sic) un monde en dérive, infigurable dans sa chair phénoménologique qui donne sa saveur à cet opus des plus sarcastiques et non dénué d’humour.
Tout comme Martin frappé par la beauté métaphysique d’une carte Michelin sublimant une partie du territoire alsacien qu’elle re-présente, Houellebecq met en scène dans sa mise en abyme des personnages vertigineux qui rendent son roman plus intéressant que l’univers au sein duquel se déroule le roman.
En assumant ainsi (et en se jouant de ) la part de fictif, de factice inhérente à toute création artistique, l’écrivain atteint sans pareille son coeur de cible philosophique : l’inquiétude ontologique quant à la place de l’Homme dans le temps, dans l’espace, dans l’Histoire. La recherche d’un arrière-monde platonicien salvateur où seraient encore nichées (pour combien de temps ?) des valeurs spirituelles, essentielles parce que fondatrices de notre humanité perdue et désormais assimilée depuis Heidegger à n’être que le “fonctionnaire de la technique”. (On retrouve d’ailleurs de cette arkhé grecque dans le rôle joué par le père de Jed Martin, qui est archi-tecte).
Une approche qui réjouit d’autant plus le lecteur que Houellebecq brouille les lignes entre les genres littéraires et emprunte aussi ses codes à l’utopie/uchronie : il mêle joyeusement des personnalités existantes à ses personnages, en en délivrant des caractéristiques borderline (l’ ancien patron de TF1, Patrick Le Lay est un ivrogne fini, Philippe Sollers est mort depuis longtemps, Jean-Pierre Pernaut a fait son coming-out en direct à la télé, Frédéric Beigbeder, « Sartre des années 2010 », est aimable…)
Cette jouissive distorsion d’une réalité sociale recouverte par une économie létale élevée au rang de dernière idole sur Terre et appuyée par le dégoût de la chair (écho de la perpétuation grotesque de l’espèce) se fait clairement jour dans les dernières œuvres de Martin représentant dans ses vidéogrammes des artefacts engloutis par la végétation qui reprend, inexorable, ses droits sur les précaires comme dérisoires productions humaines.
Ultime inventaire avant la grande extinction.
Car l’artiste/artisan Jed Martin, comme le romancier moraliste lui-même, ne fait que chercher la structure de toute chose. Ce qui revient à affirmer somme toute que l’Idée – un rien réac – que l’on se fait de la réalité sera toujours supérieure à cette réalité à proprement parler.
Raison pour laquelle, en définitive, “la carte est [bel et bien ] plus importante que le territoire”.
frederic grolleau
Michel Houellebecq, La carte et le territoire, J’ai lu, janvier 2019, 416 p. — 9,90 €.
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