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Michel Houel­le­becq, La carte et le ter­ri­toire

Publié le 7 Février 2019, 10:32am

Catégories : #ROMANS

Michel Houel­le­becq, La carte et le ter­ri­toire

Michel Houellebecq, La carte et le territoire

De l’in-figurable

Face à l’insondable ques­tion qui sous-tend  tout du long ce roman d’anticipation, la carte est-elle  plus inté­res­sante que le ter­ri­toire ? (tra­dui­sez : la repré­sen­ta­tion du réel l’emporte-telle sur le réel lui-même ?), deux artistes, le peintre Jed Mar­tin et l’écrivain Michel Houel­le­becq lui-même, tentent vers 2040 de prendre posi­tion.
Mar­tin, ayant abonné la pho­to­gra­phie inca­pable d’appréhender la vérité pour y par­ve­nir au tra­vers de toiles figu­ra­tives sérielles des­ti­nées à déli­vrer un cer­tain inven­taire du monde — à par­tir de la dénon­cia­tion du consu­mé­risme capi­ta­liste, du tout éco­no­mique et du pou­voir de l’argent -; le  maniaco-dépressif Houel­le­becq (créa­ture gol­lu­mique /golémique qui finira assas­si­née par son propre créa­teur) par le biais de ses fort lucides romans.
Se des­sine en creux à chaque fois l’objet et la fina­lité du texte : sai­sir, don­ner figure à ce qu’il reste d’humain, de rai­son en cha­cun de nous face à la folie et au mal ambiants qui gan­grènent l’énigmatique beauté dans leur déploie­ment bau­drillar­dien obscène.

C’est sur­tout ce tableau narratif-là ou cette struc­ture réticulaire-ci, Michel Houel­le­becq com­men­tant Michel Houel­le­becq en train de com­men­ter (dia­lo­guant avec son chauffe-eau, sic) un monde en dérive, infi­gu­rable dans sa chair phé­no­mé­no­lo­gique qui donne sa saveur à cet opus des plus sar­cas­tiques et non dénué d’humour.
Tout comme Mar­tin frappé par la beauté méta­phy­sique d’une carte Miche­lin subli­mant une par­tie du ter­ri­toire alsa­cien qu’elle re-présente, Houel­le­becq met en scène dans sa mise en abyme des per­son­nages ver­ti­gi­neux qui rendent son roman plus inté­res­sant que l’univers au sein duquel se déroule le roman.

En assu­mant ainsi (et en se jouant de ) la part de fic­tif, de fac­tice inhé­rente à toute créa­tion artis­tique, l’écrivain atteint sans pareille son coeur de cible phi­lo­so­phique : l’inquiétude onto­lo­gique quant à la place de l’Homme dans le temps, dans l’espace, dans l’Histoire. La recherche d’un arrière-monde pla­to­ni­cien sal­va­teur où seraient encore nichées (pour com­bien de temps ?) des valeurs spi­ri­tuelles, essen­tielles parce que fon­da­trices de notre huma­nité per­due et désor­mais assi­mi­lée depuis Hei­deg­ger à n’être que le “fonc­tion­naire de la tech­nique”. (On retrouve d’ailleurs de cette arkhé grecque dans le rôle joué par le père de Jed Mar­tin, qui est archi-tecte).

Une approche qui réjouit d’autant plus le lec­teur que Houel­le­becq brouille les lignes entre les genres lit­té­raires et emprunte aussi ses codes à l’utopie/uchronie : il mêle joyeu­se­ment des per­son­na­li­tés exis­tantes à ses per­son­nages, en en déli­vrant  des carac­té­ris­tiques bor­der­line (l’ ancien patron de TF1, Patrick Le Lay est un ivrogne fini, Phi­lippe Sol­lers est mort depuis long­temps,  Jean-Pierre Per­naut a fait son coming-out en direct à la télé, Fré­dé­ric Beig­be­der, « Sartre des années 2010 », est aimable…)
Cette jouis­sive dis­tor­sion d’une réa­lité sociale recou­verte par une éco­no­mie létale éle­vée au rang de der­nière idole sur Terre et appuyée par le dégoût de la chair (écho de la per­pé­tua­tion gro­tesque de l’espèce) se fait clai­re­ment jour dans les der­nières œuvres de Mar­tin repré­sen­tant dans ses vidéo­grammes des arte­facts englou­tis par la végé­ta­tion qui reprend, inexo­rable, ses droits sur les pré­caires comme déri­soires pro­duc­tions humaines.
Ultime inven­taire avant la grande extinction.

Car l’artiste/artisan Jed Mar­tin, comme le roman­cier mora­liste lui-même, ne fait que cher­cher la struc­ture de toute chose. Ce qui revient à affir­mer somme toute que l’Idée – un rien réac – que l’on se fait de la réa­lité sera tou­jours supé­rieure à cette réa­lité à pro­pre­ment par­ler.
Rai­son pour laquelle, en défi­ni­tive, “la carte est [bel et bien ] plus impor­tante que le territoire”.

fre­de­ric grolleau

Michel Houel­le­becq, La carte et le ter­ri­toire, J’ai lu, jan­vier 2019, 416 p. — 9,90 €.

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