Un incontournable
Longtemps avant le titre BD éponyme paru chez Novedi en 1985, avec aux commandes Jean Giraud et Marc Mati, voici une transposition du fameux livre d’Orwell en bande dessinée réalisée et diffusée par... la CIA ! Un document exceptionnel pour la première fois réédité par les éditions de L'échappée. L'on sait que cette fable écrite dans les années 40 dans laquelle les animaux chassent leurs maîtres humains et instaurent dans leur ferme un nouveau régime politique qui tourne vite à la dictature était une charge contre le stalinisme. Une critique, comme l'explique remarquablement Patrick Marcolini dans le livret noir central de l'opus (intercalé entre les versions française et créole du titre : Repiblik Zanimo - excellente idée de plus !) que la CIA et les services secrets britanniques décident, en 1951, à l’aube de la guerre froide, de transposer - d'une manière très fidèle - en bande dessinée dans le cadre de leurs opérations de propagande anticommuniste.
Une BD de « propagande » à lire paradoxalement pour sa propre force à annuler toute propagande et sa « visée contre-révolutionnaire » d'origine tant elle irradie une leçon subversive (lire sur ce point dans nos colonnes notre dossier : « Petit bestiaire de la métamorphose comme figure de la révolte »). Orwell n'a en effet jamais cherché qu''à établir que, « pour faire triompher une révolution, le peuple doit se débarrasser de ceux qui prétendent en prendre la direction. »
Pouvoir désormais disposer de la version graphique des années 50 de ce texte dans sa bibliothèque est un indispensable tant la forme dans son historicité même rejoint ici le fond de la critique originaire. C'est même un incontournable !
Métamorphose et subversion
Dans La ferme des Animaux (Folio, 1981), parallèlement à une révolte des animaux de la Ferme gérée par Mr Jones, l’auteur décrit comment toute révolte éthique et politique se trouve “récupérée” par ceux qui restent les maîtres des apparences. Très rapidement, la révolte dégénère. En effet, les animaux, lassés des orages d’indigence que charrie la houle des persécutions humaines répétées, et qui sont tout sauf “bêtes” peuvent, s’ils le souhaitent, larguer enfin les amarres avec le triste rocher de leur sujétion. Il suffit qu’ils le veulent !
C’est malheureusement suite au soulèvement victorieux que Boule de Neige et Napoléon, les deux cochons qui ont été les fers de lance de la révolte contre les humains, vont rapidement s’opposer : l’un déploie son énergie pour offrir de nouvelles propositions, l’autre pour tirer la couverture à soi et accaparer, tel un sophiste flattant son auditoire, l’attention de chacun, au détriment du bien commun de tous. Le désaccord entre les “meneurs” qui n’est encore que rhétorique dégénère bientôt en un conflit politique ouvert correspondant à la décadence de la République idéale, transformée peu à peu en enfer totalitaire. L’atteinte portée aux Sept commandements édictés par les anciens révolutionnaires est telle que, très rapidement, les cochons se distinguent de moins en moins des hommes et de plus en plus des animaux qu’ils considèrent comme une marchandise à exploiter pour améliorer le rendement de leur propriété.
Comble de l’horreur, certains cochons dorment ainsi dans des lits. Seule une jument réagit et va vérifier au fond de la grange ce que disent les premières lois à ce sujet. Mais il est déjà trop tard, la réforme des mentalités entamée par Napoléon s’est accompagnée à l’insu de tous d’une déformation complète des sept lois originaires. Le quatrième commandement, ainsi habilement reformulé devient : "Aucun animal ne dormira dans un lit avec des draps" : la modification terminologique porte, non sur une suppression complète de l’ancienne formule, mais sur un rajout anodin qui en change complètement la substance, sans que les animaux puissent y réagir. Ou fassent un effort minimal pour vérifier, au sens fort, ce qui fonde cette déclaration : "Puisque c’était inscrit sur le mur il fallait se rendre à l’évidence" (Folio, p.76).
La capitulation des animaux est si grande que, ne pouvant plus par eux-mêmes se rendre compte des choses, ils ne peuvent que s’en remettre à une force extérieure qui les aliène et dépossède de tout accès authentique à la vérité de leur situation politique : reddition à l’évidence imposée par Napoléon, réduite ici à la triste adéquation des choses au bon vouloir des dirigeants de la Ferme. Dans les dernières pages de l’oeuvre, les animaux assemblés autour des fenêtres de la salle de réception où Napoléon reçoit les humains à sa table, s’aperçoivent soudain que les traits des cochons commensaux se modifient insensiblement. La similitude est telle qu’il n’y a désormais plus aucune différence morphologique entre les traits du cochon et ceux de l’homme. Napoléon, le nouveau dictateur de la ferme, père de l’horreur économique, est un homme-cochon ou un cochon-homme, c’est-à-dire un être hybride, un monstre que meuvent un orgueil démesuré (hubris en grec) et un égoïsme foncier dans la recherche de gains financiers.
La morale de l’histoire nous permet de concevoir comment, de manière paradoxale, en tout cochon, il y a un homme qui sommeille. Nous voyons bien une fois de plus l’aporie constitutive de toute révolte : toujours rattrapée par le cercle de l’histoire et la soif de pouvoir, elle n’est somme toute authentique qu’au prix de sa propre disparition. La métamorphose qui la scelle se veut pourtant une manifestation d’un exceptionnel rapport à soi, sincère et bouleversant en ce qu’il abat le masque du camouflage consensuel ordinaire. Mais dans ce combat acharné entre l’être “vrai” — d’une vérité qu’il ignore encore mais qu’il apprend dans ses nouvelles entrailles — et le simulateur ou dissimulateur, celui qui s’offre à la pâture des regards, c’est toujours l’individu au pouvoir et manipulant les apparences qui l’emporte. L’homme n’est-il pas le tricheur par excellence ? Napoléon s’identifie à cette ruse suffisante de l’humain qui détermine les animaux, qui en sont en principe démunis, à lui être assujettis à jamais.
Tel est bien l’intérêt que revêt la transmutation bestiale chez l’insoumis : la métamorphose de celui qui se révolte (qui ne se distingue pas dans le fond de la révolte de celui qui se métamorphose) est cet étrange jeu où pour vaincre, id est rafler la mise de l’introspection psychologique la plus critique et lucide, … il n’aurait pas fallu jouer !
frederic grolleau
George Orwell, La Ferme des animaux, bande dessinée, présentation de Patrick Marcolini, traduit du créole au français par Alice Becker-Ho, L'échappée, 23,5 x 28 cm, 2016, 80 p. - 15, 00 €.
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