C’est au Flore que Bernard Rapp a donné rendez-vous à Frédéric Grolleau pour évoquer la sortie en DVD de son film Pas si grave.
N’en déplaise aux amateurs de clichés, c’est notre chroniqueur qui a commandé une tasse de thé Earl Grey tandis que le cinéaste se contentait d’un café serré. Par un redoutable coup du sort cet entretien d’une heure consacré à un film sur la mémoire n’a pas été enregistré sur la bande prévue à cet effet, et l’on doit à l’excellente mémoire du sieur FG de le voir figurer dans les colonnes du Littéraire...
Pas si grave raconte le périple de Léo, Max et Charlie, trois (faux) frères projetés dans le sud de l’Espagne afin d’exaucer le dernier voeu de leur père adoptif, Pablo, un artiste exilé au temps de la guerre civile qui n’a jamais remis les pieds dans son pays et les envoie à la découverte de son passé dont ils ne savent pas grand chose. Après deux films noirs, vous prenez le risque de la comédie ici ?
Bernard Rapp :
Je n’aime pas être catalogué, que ce soit en littérature, à la télévision ou au cinéma, d’où ma constante volonté de changer ,de surprendre pour ne pas me laisser enfermé dans une étiquette, quelle qu’elle soit. Je portais ce scénario en moi depuis longue date et j’ai ressenti le besoin d’en faire quelque chose qui irait à contresens de ce que j’avais réalisé jusqu’alors. D’où le passage du thriller psychologique au road movie chaleureux et musical (avec des rythmes empruntés à Sergent Garcia, Gladiators, Souad Massi, Dusminguet ou encore Manu Chao, les rythmes latins, du Maghreb, reggaes ou plus classiques...)
N’êtes-vous pas tombé dans le piège de l’auto-référenciation tacite, en multipliant des renvois à des êtres, des situations personnelles mais qui restent gratuites pour le spectateur ?
Non car je ne suis pas obligé de vous dire que la voiture des trois protagonistes est une Volvo jaune parce que j’ai eu un jour une voiture de cette couleur et que je tenais à ce qu’elle soit présente dans le film pour évoquer le souvenir, la mémoire. Je ne suis pas obligé de vous dire non plus que le capitaine de la guardia civil que je croque existe, ni que j’ai rencontré cette jeune femme superbe et autonome qui distribue des coups de boule - ce qui n’était pas sans poser quelques problèmes dans nos relations ! Maintenant je ne vous cache pas que j’ai été un peu déçu de la réaction du public lors de la sortie du film en salle. Pas si grave a tout de même fait 250 000 entrées, ce n’est pas une catastrophe mais j’avais atteint un score beaucoup plus honorable avec Une affaire de goût.
Cela veut dire que le public, comme la critique, n’aime pas qu’on perturbe ses habitudes et ses repères ?
En un certain sens oui, même si j’avoue ne pas me soucier de la critique, dont je me plais seulement à souligner la grande prévisibilité (je m’amuse souvent à deviner quel genre de papier écriront les critiques de Studio, de Télérama ou du Figaro lorsqu’un film - un des miens ou d’un autre cinéaste - sort, et je me trompe rarement !) En ce qui concerne Pas si grave je n’en conclus pas d’ailleurs que j’ai eu tort de vouloir mettre en scène mes souvenirs, ou le thème qui m’est cher de la filiation et du passage de relais entre les générations. Mais que, peut-être je m’y suis mal pris, que je n’ai pas été assez démonstratif et que je ne suis pas allé assez loin dans mes propos.
S’il fallait changer quelque chose dans ce film, que serait- ce ?
C’est un film qui m’est cher, puisque j’y projette aussi ma propre relation avec mon père, j’ai mis du soin à travailler certaines images, à monter des plans séquences compliqués (comme la seule scène du film ou Leo se confie à Angela), donc je ne renie rien. Simplement j’ai peut être eu tort de ne pas envoyer tout de suite les trois frères à Valence, de les faire traîner en route depuis Liège jusque dans le sud...
Mais il fallait cette lenteur ci pour que le road moavie initiatique s’installe, et que les relations distendues entre eux se tissent, à la longue précisément.
Oui, d’autant plus que, personne n’y a suffisamment insisté à mes yeux, les échanges entre eux trois passent surtout par le regard. C’est toujours dans le regard de l’un qu’on sait ce qui arrive à l’autre et inversement. Je tenais à cette structure circulaire, en miroir, pour faire comprendre que le voyage va peu à peu les changer, modifier ce qu’ils croient être leur identité pour les révéler à eux-mêmes une fois qu’ils auront accepté de se dé-placer, d’être dé-paysés. Et le voyage en voiture au milieu de splendides paysages était idéal pour cela.
Malgré la fantastique bande originale du film, le soleil ambiant et le desengagno impalpable qui nimbe les journées de nos héros, c’est donc un film sur l’inquiétude au sens propre ?
Oui mais c’est aussi une comédie qui se veut légère, et qui multiplie les clins d’œil, notamment à Almodovar et à la comédie américaine. Il est possible que le titre du film ait trompé certains qui s’attendaient de ma part à un nouveau film noir et qui ont été surpris par le ton décalé que j’adopte ici. Mais au fond Pas si grave s’inscrit dans la cohérence de mes films précédents : il y est toujours question du lien social, de ce qui nous rattache ou sépare des autres et de la dette que nous nourrissons à leur égard.
On vous a reproché lors de la sortie du film en salles d’avoir donné dans la caricature facile avec les portraits trop accusés du militaire chanteur de cabaret, du torrero infirme et de la belle espagnole fougueuse...
Je vous l’accorde mais je ne pense pas que l’on ferait grand-chose, et encore moins du cinéma, si l’on devait se soucier de ce qu’en pensera la critique. Par ailleurs il ne faut pas confondre la caricature et la référenciation , or je renvoie de manière directe dans ce film aux sources qui m’inspirent et on peut pas m’accuser de faire dans l’elliptique. Quant aux personnages qui accompagnent les trois frères, je n’ai fait que puiser dans la réalité, dans mes souvenirs pour les faire advenir...
Pourquoi fallait-il que deux des trois artistes soient des intermittents, et des bruiteurs de cinéma de surcroît- ce qui donne lieu d’ailleurs à une des très belles scènes du film ?
En fait, ils sont intermittents non pas parce que j’aurais anticipé la vague de conflit qui allait s’abattre cet été sur tout une partie de la profession, mais parce que leur métier correspond à ce qu’ils sont dans la vie : coupés de leurs racines et à la recherche d’eux-mêmes, fédérés par l’éducation que leur ont donné Pablo et Pilar, et en bisbille les uns avec les autres, éloignés et ne se retrouvant que lorsqu’un d’eux morfle. Ce sont des intermittents de la vie - et donc dans la vie.
Vous insistez beaucoup dans votre commentaire audio, dans les bonus de cette nouvelle édition, sur le rôle joué par l’art dans le développement de leur personalité...
La quête dans laquelle ils se lancent est une fausse quête dont ils ne conçoivent pas l’enjeu véritable. Il sont lancés, eux de la génération suivante, dans cette aventure par deux vieillards, anciens combattants de la guerre d’Espagne qui les manipulent pour qu’ils découvrent au nom du rapt d’une " vierge pourpre " fétiche, leurs vrais visages. Je n’ai pas voulu cependant faire un film sur la guerre d’Espagne, j’y insiste, mais sur le sens positif aussi de la manipulation (ce qui rejoint certains aspects de Tiré à part et de Une affaire de goût). La création artistique est fondamentale tout au long du film car elle est le vecteur au nom duquel s’animent les personnages, qu’ils soient trompettiste autodidacte, chirurgien aux doigts de fée s’entraînant sur les quartiers de bœuf ou champion de tir homosexuel ! Vous avez vu, n’est-ce pas, que la vierge en question, protégée dans le bastion de la Guardia civil par une commandant de garnisons des plus cocasses est absolument laide, et ne justifie en rien l’engouement à son égard de Pablo pendant la guerre : c’est qu’elle n’est qu’un prétexte aux retrouvailles des uns et des autres avec la place qui leur est propre.
Vos commentaires audio sont très explicatifs et généreux : vous estimez que la sortie en DVD de Pas si grave lui donnera une nouvelle chance auprès du public ?
Pour dire les choses de manière franche le cinéma se situe pour moi dans la salle obscure au milieu et au contact des autres, qui participent avec vous à ce qui se passe sur l’écran, ce que ne peut pas restituer le dvd à la maison. Maintenant j’estime que le support dvd est en effet une belle occasion de faire (re)découvrir ce film à ceux qui ne l’auraient pas vu (par exemple à cause de la sortie simultanée de L’Auberge espagnole de Klapisch ou de la première semaine de la guerre en Irak qui a découragé beaucoup de gens à se rendre au cinéma). De plus, c’était la première fois que je me livrais au commentaire audio sur l’un de mes films et cela m’a amusé et passionné au plus haut point. Je suis entré dans une salle face au défilement de mes propres images, j’ai pris le micro et, sans filet, j’ai commencé à les commenter. D’un seul coup, tous les souvenirs sur les conditions de préparation du tournage me sont revenus en temps réel et c’était extraordinaire ! J’espère que le spectateur sentira cette générosité-là, qui fait justement défaut au film de cinéma et permet au dvd de délivrer de nombreuses clefs concernant l’oeuvre.
Hegel a écrit que "la naissance des enfants c’est la mort des parents " : souscrivez-vous à la formule, vous qui avez tourné cette fable sur la filiation (et la transgression qu’elle présuppose) qu’est Pas si grave ?
Pas tout à fait, je pense plutot que l’on meurt à l’enfance lorsqu’on devient parent soi-même. La principale phrase qui m’ a amené à écrire ce film se trouve chez Dolto qui affirme que, dès qu’ils évoquent la filiation, les enfants pensent régler une dette qu’ils ont envers leurs parents (ici leur père adoptif principalement) , alors que ce sont leur parents qui payent une dette envers eux. Pablo offre ici à ses trois fils l’occasion de se remettre en question, de savoir vraiment qui ils sont et auprès de qui ils veulent réellement vivre. Voilà qui n’est pas si mal, non ?
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Propos recueillis le 10 septembre 2003. Pas si grave - Réalisateur : Bernard Rapp - 19,99 €. Éditeur : Fox Pathé Europa Date de parution : 22 octobre 2003 Avec : Sami Bouajila, Romain Duris, Jean-Michel Portal, Leonor Varela, Pep Munné, Pascale Roberts Bonus :
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