fredericgrolleau.com


Benoît Duteurtre, La rebelle

Publié le 16 Juillet 2012, 15:24pm

Catégories : #ROMANS

Ou une patiente déconstruction des petits gestes du vivre-ensemble et de la posture citoyenne..

  

 

Sois belle et re-belle !

 

  

Il y eut un temps où la nouvelle ère de l’information ouverte par la bulle Internet représentait une véritable déferlante de possibles dans la cité. Epoque bénie où à coups de stock-options et d’investissements « visionnaires » des milliers de sociétés crurent qu’elles allaient rafler la mise et décrocher le gros lot de la Toile mondiale. Ce temps fut curieusement aussi celui où émergèrent en France, tout droit venus des Etats-Unis, les concepts de télé-réalité qui entendaient bouleverser le spectateur en remplaçant la froide information rationnelle par l’empathie ultrazoomée. Ces années de pure folie financière, avant le crash de 2001, Benoît Duteurte nous les rend à nouveau accessibles grâce à quelques personnages emblématiques, qui décident de surfer sur cette vague ...avant de s’y engloutir en bonne partie et de boire la tasse (médiatique).

 

  

Si Marc Ménantreau, directeur-trublion de la Compagnie Générale du Câble (Cogeca), Farid, informaticien contrôlant les hackers qui s’attaquent à ce groupe, Cyprien de Réal, baron déclassé qui rêve de se refaire en fourguant à Ménantreau son projet de fermes éoliennes en Ile-de-France (dans le contexte d’une valorisation des énergies renouvelables) retiennent toute notre attention au fil des pages, la palme revient pourtant ici à celle qui donne son titre à l’ouvrage : Eliane Brun, présentatrice de télévision et femme d’édition, « la rebelle » de service... quoique débauchée (à tous les sens du terme) elle aussi par la Cogéca et le fumiste Rimbaud Project lancé par son jeune énarque de PD-G, qui n’est pas sans rappeler le dirigeant d’un empire économique ayant fait parler de lui il y a peu lors d’un licenciement aux indemnités colossales...

 

  

Comme son habitude, Duteutre plante un décor bien renseigné où les héros, à mi-chemin de la mélancolie ironique et du désespoir identitaire, vont se rencontrer autour d’un même noyau puis littéralement éclater en fonction de la dispersion, inéluctable, de celui-ci. En ce sens, La rebelle est une sorte de Tout doit disparaître high tech, à cette réserve près que les intervenants dont on suit les stases psychologiques sont plus nombreux, que le monde de l’édition n’est point brocardé (cette dimension d’Eliane, self-made woman quadra n’est pas développée, l’auteur réglant leur sort aux autoroutes de l’information et à la télé-réalité, ce qui est déjà pas mal !) et que la personne au centre de la narration est une femme. Or il n’est jamais innocent qu’un romancier habite le corps et l’âme d’une femme plutôt que ceux d’un homme ; et soyons directs : le sujet Eliane Brun permet à l’auteur de balancer, avec force séquences humoristiques, un certain nombre de bombes sur la société dans son ensemble (en particulier les familles monoparentales, les homosexuels, les marginaux, l’esprit de classe) qui dérideront plus d’un lecteur.

 

  

Mais derrière ce vaste jeu de massacre où nul ego, féminin ou masculin, n’est épargné se met surtout en place une patiente déconstruction, dans le temps comme dans l’espace (nous passons de Capri à l’Ile d’Yeu), des petits gestes du vivre-ensemble et de la posture citoyenne. Les prolétaires et les bourgeois, les nantis et les parasites, qui affleurent ici ou là au sein de cette fresque au vitriol sont aussi pathétiques les uns que les autres, tant du moins qu’ils n’ont pas trouvé leur voie - laquelle ne passe pas forcément par la reconnaissance sociale. "Trouvaille" de soi qui suppose qu’ils grandissent enfin, au feu des épreuves, et s’acceptent tels qu’ils sont, sans fuir dans la réalité virtuelle, les jeux vidéo ou le web.

 

  

In fine, le constat est assez implacable : il n’y a plus de rebelles si l’on entend par là des esprits contestataires jouissant de l’indépendance qui leur permet de dénoncer les exactions des détenteurs de tous les pouvoirs. Internet lui-même, promesse d’originalité créatrice à son lancement, s’est mué en un marché mondial dominé par les grandes industries. Se rencontrent seulement, autour de nous, des consommateurs en mal d’être, d’amour et de projets sincères. Mais dans ce monde de marques, l’espoir d’une subversion latente demeure (illustrée ici par Farid qui transforme en nouveau video game la carrière catastrophique d’Eliane partie en guerre contre les capitalistes néolibéraux), et le romancier en témoigne (à son insu ?) lorsqu’il installe à la page 222 Marc Ménantreau, avant que de l’envoyer faire la fiesta chez Castel, dans une luxueuse 604 noire, un grand classique de style et d’élégance, certes, mais que sa faible résistance à la corrosion a rendu très rare sur les routes au début du XXIe siècle ! Un romancier qui confond ainsi 604 et 607 ne saurait être un mauvais bougre acquis à la cause des grands décideurs, et c’est une raison supplémentaire, ajoutée au style virevoltant de La rebelle, pour se plonger dans ce jouissif miroir en pied (de nez) de nos contemporains.

 

frederic grolleau

 

Benoît Duteurtre, La rebelle , Gallimard, 2004, 335 p. - 17,50 €

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article