N’est-ce pas un peu facile de verser dans la posture rebattue de l’écriture d’un roman à partir d’un non-roman ou d’un projet de roman avorté ?
Bosch, Soviet suprême ?
Trente ans après avoir été envoyé dans un bataillon disciplinaire de l’Oural, l’écrivain Koroliov se met en scène lui-même, revenant sur les affres du camp où il est, par punition pour ses positions à peine dissidentes envers le régime, censé intervenir comme juge d’instruction. Les terrifiants souvenirs de l’ex-étudiant littéraire devenu le lieutenant Koroliov se mêlent alors - souvent plus pour le pire que pour le meilleur de l’humaine condition- à l’ancien projet qui consistait à écrire un roman dédié au peintre Jerôme Bosch.
Notre romancier imbrique donc ses spéculations sur Bosch et les enfers qu’ils s’ingéniait à peindre aux vissicitudes qui règnent à Bichkil. Avec beaucoup de distance et d’ironie caustique, l’auteur, à jamais à cheval entre deux époques, propose ce faisant un mofétique pêle-mêle où réminiscences de tortures médiévales, visions de lapins verts phosphorescents et quotidien mortifère sous l’égide du KGB contribuent à brouiller tous les repères normatifs. Perdu dans ses rêves, le lieutenant Koroliov s’enfonce dans la torpeur d’une vie surréelle - rien d’étonnant pour un étudiant qui se définit lui-même comme "surréaliste". Mais est-il possible de s’évader de la violence en composant un roman sur la vie d’un peintre, Jheronimus Bosch, aux prises avec une violence tout aussi condamnable et atavique, rien n’est moins sûr... et la folie n’est pas loin.
Le propos de Koroliov séduira certainement, en droit, les amateurs de l’univers boschien caractérisé par un grand vide autobiographique patent. Il plaira moins aux rationalistes qui n’apprécient pas les confusions revendiquées entre histoire et fiction. De ce point de vue, les emprunts répétés de l’auteur au soi-disant premier biographe officiel de Bosch, Dominique Lampsonius (dont on sait de fait qu’il rédigea tout au plus le chapitre consacré aux peintres flamands dans la seconde édition des Vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architettori (1568) de G. Vasari) sentent la grosse ficelle éditoriale dans la volonté de rendre compte de certains tableaux boschiens ici réduits au statut de prétexte comparatif aux atrocités vécues à Bichkil. L’amateur sera ainsi fort surpris que Koroliov ne fasse pas une part plus grande et précise aux symboles hermétiques sous-tendant le grand’oeuvre de Bosch, allant jusqu’à se méprendre sur le sens de certains d’entre eux (comme le rôle de la chouette par exemple).
La question se pose dès lors avec légitimité : n’est-ce pas un peu facile de verser dans la posture rebattue de l’écriture d’un roman à partir d’un non-roman ou d’un projet de roman avorté ? N’eût-il pas été plus stimulant au demeurant que Koroliov écrive enfin la vie de Bosch - voilà un beau roman qui reste à faire ! - au lieu de produire un roman gigogne où il s’imagine trente ans plus tôt en train de l’inventer désespérément dans un lieu impossible, gâchant in fine ses connaissance indubitables des productions picturales du brabançon de s’Hertogenbosch ?
Notre position est que le plus intéressant ici repose sur les renvois pléthoriques de l’auteur aux peintres et littérateurs russes des XVIIIe et XIXe siècles dévoilant la vie douloureuse du peuple russe "déifère" face aux oukases des bureaucrates aliénés du parti. Là est le vrai sujet du livre, à consonance politico-philosophique, habilement mis en exergue par un édifiant "thésaurus" à chaque fin des courts chapitres et par les anecdotes, impitoyables/inimaginables parce que réalistes au possible, narrées par le romancier qui explore surtout dans ces pages sombres les confins de la raison.
Si tel est bien le cas, les esthètes boschiens attirés par le titre devront passer leur chemin ; les férus de littérature concentrationnaire ou dystopique trouveront là en revanche matière à réfléchir - mais il aurait été plus juste en définitive de nommer ce roman : Être Anatoli Koroliov !
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frederic grolleau
Anatoli Koroliov, Être Hieronymus Bosch (traduction Luba Jurgenson), Calmann-Lévy, 2008, 340 p. - 18,00 €. | ||
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