Frédéric Grolleau est un être mi-marcassin mi-philosophe qui édite des gens, aime la BD, fait des critiques littéraires sur le web et ailleurs et qui pourrait bien un jour mettre enfin Pivot à la retraite. Rencontre avec un ancien vosgien devenu incontournable et très actif dans le microcosme littéraire et artistique parisien. Attention Grolleau pourrait bien être le prochain romancier dont tout le monde parle...
"Le sage n'a pas d'amis" (Spinoza, Ethique, V )
1. Frédéric Grolleau, vous avez chaque jour un poids et un nom plus important dans le monde des lettres et du net, votre ambition est-elle de devenir un nouveau Pivot issu de la virtualité ?
Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais à ce point grossi ! Plus sérieusement (vous noterez que je décide d’être rigoureux au bout du 15ème mot de cet entretien), ce sont des journalistes du Monde qui m’ont appelé "le Pivot du web" en avril 2000, suite au retentissement qu’avaient alors sur le web et dans le petit (?) monde littéraire mes émissions de critiques hebdomadaires sur canalweb.net – société dont j’ai appris aujourd’hui qu’elle était en liquidation judiciaire ! Je dirai donc que mon ambition est de n’être point trop ambitieux et de me faire plaisir tout en étant reconnu dans le domaine de la critique littéraire. Par ailleurs, je ne travaille pas uniquement au contact de la « virtualité » et j’aspire au contraire à ancrer mes textes dans la "réalité" la plus concrète.
2. Comment conciliez-vous vos multiples activités et votre boulot de prof de philosophie ?
En fait, j’ai abandonné mes fonctions de professeur de philosophie dans l’Education nationale, au bout de dix ans de sacerdoce, lorsque le directeur de canalweb m’a demandé en septembre 2000 de produire et présenter l’émission littéraire phare de la chaîne et de diriger l’ensemble des programmes livres de celle-ci. En disponibilité pour "convenances personnelles", je suis aujourd’hui pour l’essentiel éditeur, critique littéraire, critique bd et dvd, webmestre, journaliste ...et auteur à mes heures creuses. Pour concilier tout cela, il suffit travailler 15 heures chaque jour et d’avoir le sommeil modeste !
3. La philosophie peut-elle nous aider en ces temps idéologiquement troublés par les extrêmes ?
La philosophie peut aider de tous temps. "Nous" aider : tout dépend de ce "nous" qui s’y adonne et la pratique. Penser par soi-même, avoir le courage de se servir de son entendement, pour reprendre le "sapere aude" kantien, permet sans doute, par le recul critique que favorise l’élaboration conceptuelle, d'ex-pliquer (étymologiquement : mettre à plat) les phénomènes qui nous perturbent, les situations qui nous choquent et les extrémismes qui nous échappent. Cela étant dit, le risque est aussi qu’à trop vouloir philosopher en aparté de la société et d’autrui, on tombe dans une absence de troubles, dans une ataraxie synonyme de mièvre passéisme et d’angélisme béat. Ma formation de philosophe politique, si elle m’aide à affronter la question de la gestion des individus au sein de la cité, ne m’est d’aucun secours pour faire des prévisions ou des prédictions quant aux suffrages des présidentielles du moment. Ni à parer à la violence au quotidien dans nos villes… ou nos campagnes. Et, quelque part, c’est tant mieux !
4. Parlez-nous de votre aventure virtuelle du Marcassin ?
Après avoir été "remercié" par le directeur du site paru.com que j’ai alimenté bénévolement de plus de 200 papiers, de 1999 à 2001, en créant les pages bd, art de vivre et philosophie du site, j’ai décidé, écoeuré, d’être mon propre maître (voluptueuse servitude !). Mes émissions sur canalweb s’étaient arrêtées et j’étais en relation avec la plupart des services de presse éditoriaux : j’ai alors créé en juillet 2001 le site de L’Humeur du Marcassin pour y poursuivre mon activité de critique, aidé de quelques camarades. Depuis lors, ce site à la dénomination fantasque mais au contenu on ne peut plus réputé affiche en moyenne cinq articles par semaine (roman, essai, bd et dvd). Six mois plus tard, il était élu "site du jour" par L’Internaute (le Journal du Net) et "À découvrir particulièrement" par auteurs.net. Je lis et fais lire encore plus de livres qu’avant, tout en espérant pouvoir un jour quitter le monde » virtuel » (qui n’est pas sans vertu) d’Internet et rejoindre les colonnes critiques d’un bon vieux journal ou magazine papier !
5. Qu'est-ce qu'un bon éditeur ?
Quelqu’un qui sait repérer dans la masse des manuscrits qui lui parviennent chaque jour (fût-ce par fichiers interposés, comme c’est mon cas à manuscrit.com) celui qui, retravaillé et mis en valeur, peut devenir un honnête livre, vers lequel le lectorat pourra se tourner sans être trompé sur la marchandise. Quelqu’un qui aime lire par-dessus tout (éventuellement écrire) et se montre curieux de toutes les formes d’expressions. C’est pourquoi je fais de mon mieux pour maintenir à côté de mon travail de responsable éditorial mes activités de critique bd, thriller, S-F et dvd : un peu de fraîcheur dans un monde de romans et d’essais qui ne fait pas de mal, loin s’en faut, et dégage l’imaginaire.
6. Comment l'ancien Lorrain que vous êtes trouve-t-il la vie parisienne ?
Comme tous ceux qui vivent dans la Capitale et ne disposent pas d’horaires décalés pour en apprécier la richesse culturelle en dehors des mouvements de foule, je rêve d’une ferme à la campagne où je pourrais entasser mes livres et me rôtir les pieds devant un feu de bois. La "vie parisienne" ne m’apparaît pas spécialement délectable (pas plus que celle, rustique, qui a été mienne pendant 15 ans dans les Vosges), mais la vie à Paris peut être très agréable si on y est maître de son temps… et quelque peu argenté.
7. Vous semblez être tombé dans les livres depuis tout petit, quel a été le déclic ?
J’ai vécu, enfant, dans un village de 400 âmes où j’étais littéralement coupé du monde. Seule lueur d’espoir dans ces conditions : la visite hebdomadaire, en train, dans une des bibliothèques municipales de Saint-Dié, dont je repartais chargé d’une douzaine de romans et d’une foultitude de bandes dessinées. A 11 ans, j’avais lu tous les mythiques San Antonio et Doc Savage des rayonnages ! Ingurgiter tous ces textes qui étaient autant de points de vue sur le monde et sur les autres auxquels j’étais topographiquement et familialement soustrait, c’était vivre vraiment ; prendre la mesure de tout ce qui me surplombait sans que je puisse en déterminer l’étendue. Mon père, qui lit par ailleurs assez peu, a eu l’idée un jour, je ne sais pourquoi, de me forcer à quitter le monde de la bd pour me faire lire "Un bon petit diable", mélange de textes et d’images. Une initiative salutaire, somme toute !
8. Votre dernier coup de coeur littéraire ?
Il est plus facile de se souvenir du premier : "Tintin au Congo". Quand on lit en moyenne trois ouvrages littéraires par semaine, on est un tel drogué de lecture que mettre l’accent sur un texte plutôt que sur un autre est une forme d’imposture (ce qui ne veut pas dire que tous les textes se valent, bien entendu). Disons que, ces temps derniers, j’ai fort apprécié le roman "Pensées secrètes" de David Lodge (Rivages), le thriller "L’ombre du tueur" de Ian Rankin (Le Rocher), la bd "Le Régulateur" de Corbeyran et Moreno (Delcourt), l’essai "Ce qui reste d’Auschwitz" de Giorgio Agamben (Rivages) et le roman S-F de Christopher Priest, "Le Prestige" (Denoël). Mais je vous donnerais une autre classification la semaine prochaine…
9. Qu'est-ce qu'un bon critique littéraire selon-vous ?
Un peu la même chose qu’un éditeur, mais à l’autre bout de la chaîne. Un lecteur assidu, une plume polyvalente, capable de décortiquer tout support auquel il s’intéresse et de rendre compte de sa lecture au public sans tomber dans le narcissique « moi je » ou la spécialisation élitiste. Quelqu’un qui présente le texte avant de le défendre ou de le détruire, et qui ne se livre à ces dernières activités qu’avec des arguments…
10. Le projet personnel qui vous tient le plus à coeur ?
Rendre ma femme, ma fille et mon chien heureux. Si possible, tâcher de ne pas me rendre malheureux moi-même en m’y employant et en cherchant à m’accomplir à tous points de vue.
11. Que faisiez-vous le 11 septembre 2001 ?
Je lisais un livre et/ou un manuscrit à mon bureau…
12. Que pensez-vous des mégalos et des narcissiques ?
Sans doute faut-il être en partie l’un et l’autre si l’on aspire à sortir du troupeau et à se poser en individu en s’opposant aux invariances groupales. Mais comme en toutes choses, c’est Aristote qui l’affirme, "la vertu se trouve dans le juste milieu" ; il ne faut donc pas, sous prétexte de suivre la trajectoire qu’on s’est fixée, se fermer aux autres et cheminer en égoïste aussi buté qu’autocentré.
13. La phrase ou la citation qui vous aide à supporter les jours pénibles ?
"C’est pas grave, c’est catastrophique" (votre serviteur, qui a dû pomper çà quelque part ailleurs, mais où ?)
14. Quel est le philosophe qui a le mieux compris notre société actuelle, le plus contemporain en fait ?
Platon et, en doublure de guest star, Machiavel.
15. Le projet professionnel le plus fou qui vous taraude ?
Gagner ma vie en travaillant à mon domicile. Serais-je donc casanier ?
16. Cultivez-vous ce look de poète romantique ou c'est naturel ?
Cela fait quelques années que je n’écris plus de poèmes mais j’avoue un penchant au romantisme dans ce qu’il a de plus caricatural. Pionnier du web et grand surfeur devant l’Eternel, ma tenue habituelle est plus celle du start-uper que du dandy bien mis. Certes, mes cheveux sont coupés au carré, ce qui n’empêche que je ne pense pas ressortir de cette catégorie-là. J’ai plutôt l’air d’un marcassin sylvestre égaré dans la ville, non ?
17. Croyez-vous à l'E-book ?
Je crois en assez peu de choses. A l’E-book encore moins, ou alors il faut s’entendre sur le sens que vous donnez au verbe "croire". Un e-book peut être pratique, un livre papier est agréable, pour ne pas dire jouissif.
18. Houllebecq a t-il encore un avenir littéraire ?
Dès l’instant où vous écrivez un livre à destination du public, vous disposez d’un "avenir littéraire" si on entend par là que d’autres peuvent lire votre œuvre et lui conférer un sens, quel qu’il soit. Michel Houellebecq ayant produit plusieurs textes à ce jour, il a plus d’avenir littéraire que des auteurs qui n’ont encore rien écrit ou ont accouché de rejetons livresques encore inconnus du grand nombre. La vraie question est plutôt d’établir si l’avenir littéraire a un autre Houllebecq à révéler…
19. Votre livre de chevet ?
Je lis souvent plusieurs livres à la fois. Je n’ai jamais de livres à mon chevet, au sens propre, car je ne lis pas dans mon lit (je n’ai d’ailleurs pas de chevet !). En revanche, si vous désignez par là l’oeuvre qui me tient le plus à cœur, je vous renvoie, supra, à la question n° 8. Pour me montrer moins taquin, sachez que j’ai achevé ce matin l’essai de Max Dorra : "Heidegger, Primo Levi et le séquoia" (Gallimard), enchaîné à midi avec l’essai "La science-fiction" » de Gilbert Millet et Denis Labbé (Belin) alors que me narguent sur mon bureau le tome 1 de L’intégrale du "Vagabond des limbes" de Godard et Ribera (Dargaud) ainsi que les "Vues de Venise, de Carpaccio à Canaletto" de Filippo Pedrocco (Citadelles & Mazenod). C’est vous dire le dilemme !
20. Qu'est-ce qui fait courir Frédéric Grolleau ?
La peur de mourir comme je suis né. La volonté de me faire reconnaître dans un milieu auquel je n’étais pas destiné par mon milieu et ma formation de départ. La volonté de développer des parcelles de conscience en moi qui sinon demeureraient en jachère. La pire des virtualités, c’est de ne pas exploiter ce qu’on a en soi ; de confondre sécurité et liberté. Parce que je cherche la seconde, je n’hésite pas à délaisser la prison (dorée au conformisme fin) de la première.
21. Frédéric Grolleau écrivain c'est pour bientôt à ce qu'on dit... ; pouvez-vous déflorer un peu ce sujet-là en exclusivité pour eterviews.fr.fm ?
Je reçois dans quelques jours les premières épreuves de mon roman, « Monnaie de verre », qui paraît aux éditions Nicolas Philippe début juin, et dont j’espère qu’il sera l’un des romans de l’été (tant qu’à faire…). Vous êtes le premier journaliste qui m’interroge à ce sujet, aussi ne vais-je pas trop anticiper sur le suspense. Pour faire bref, il s’agit d’un thriller à caractère historique, qui met aux prises une fille de famille de verriers de Murano avec un complot, suite à de multiples assassinats. Ce roman me permet au passage de présenter, dûment référencée et annotée, l’histoire du verre en Europe, de ses origines à la fastueuse période du XVIIe siècle où l’histoire se déroule. Une thématique "philosophique" selon moi dans la mesure où elle permet aux lecteurs, sur fond de roman de cape et d’épée légèrement stéréotypé, d’apprécier à sa juste valeur un élément de la vie ordinaire qui n’est pas toujours mis en relief. Et quand la transparence devient opaque, les choses dégénèrent vite, n’est-ce pas ?
Propos recueillis par Frédéric Vignale le 30 avril 2002 pour le site eterviews.fr.fm
Frédéric Grolleau tire la sonnette du monde des lettres !
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