Qu'est-ce que l'inquiétante étrangeté ?
L'Inquiétante étrangeté est un concept décrit par le psychologue Sigmund Freud comme le sentiment étrange ou perturbant qui surgit lorsqu'un objet familier est présenté d'une manière étrange ou inhabituelle. Les artistes surréalistes, qui cherchaient à révéler le subconscient et à le réconcilier avec la réalité, ont souvent utilisé ce concept en combinant des objets familiers de manière inattendue et bizarre. Cette approche créait un sentiment de malaise, défiant la perception de la réalité du spectateur.
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Le lieu où l’intime se change en ombre déchirée et où le vivant et l’inanimé échangent leur place, c’est celui de l’inquiétante étrangeté, étrangeté d’autant plus angoissante qu’elle se loge dans ce qui nous est le plus familier. Car ce que nous nommons le familier, est-il ce que nous connaissons le mieux ? Que penser du domestique, de l’intime, du chez soi….parce qu’ils sont proches de nous, sont-ils pour autant connus de nous ? La vie ordinaire, dans ce qu’elle a de plus répétitif et banal, n’est-elle pas la meilleure doublure de l’inconnu qui sommeille en profondeur, satisfait de savoir que c’est en lui que se joue l’essentiel ?
Et si l’étrange n’était pas une exception, mais la règle de notre rapport au monde ?
(podcast RadioFrance)
source :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/l-inquietante-etrangete-1-4-freud-l-inquietant-familier-4392950
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Qui n’a jamais rencontré ce sentiment étrange et effrayant dans quelque situation pourtant familière ? Quelque chose alors dépasse le sujet, quelque chose qui vient d’ailleurs, d’un Autre qui impose son obscure volonté. L’angoisse qui s’insinue, qui envahit de son malaise vague, renvoie à celle originaire du nourrisson, dépendant pour sa survie tant psychique que physique d’un extérieur qui lui échappe totalement.
L’inquiétante étrangeté, c’est quand l’intime surgit comme étranger, inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant. L’article de Freud, écrit en 1919, en fait une description, puis déploie les situations susceptibles de la provoquer.
Cet article s’inscrit à la bascule entre la première théorie de l’angoisse, qui fait de cette dernière un mécanisme secondaire au refoulement, le retour d’une tension non liquidée, et la seconde, où l’angoisse, au contraire, est originaire, et provoque le refoulement. Pourtant, dès l’analyse du petit Hans, dont on pourra lire l’histoire de la phobie dans La lettre du Grape n° 31 [2], Freud articule angoisse et castration (crainte originaire de la perte, du manque).
En 1916, dans la 25e conférence [3], Freud rapproche l’angoisse réelle – réaction du Moi à un danger extérieur qui constitue un signal pour y échapper – de l’angoisse névrotique, où c’est à un danger libidinal, résultat d’un conflit psychique interne, que le Moi cherche à échapper. Et c’est en 1926, dans Inhibition, symptôme, angoisse [4], que l’angoisse est clairement présentée comme un mécanisme psychique dynamique qui provoque le refoulement. Freud reprend le cas de Hans et démontre que l’angoisse de castration et l’ambivalence à l’égard du père est ce qui, chez cet enfant, provoque l’angoisse.
Le familier étrange, le non familier intime : das unheimliche
Reprenons pas à pas le texte de Freud. L’inquiétante étrangeté est :
- un phénomène angoissant, mais distinct de l’angoisse. Si tout affect lié à une émotion est transformé en angoisse par le refoulement, alors dans l’état angoissant, il y a du retour de refoulé. Cette sorte d’angoisse serait celle de l’inquiétante étrangeté. Lacan en fait un signal qui saisit le sujet confronté à l’inconnu du désir de l’Autre, un désir qui pourrait le mettre à sa merci ;
- un phénomène rattaché au connu, qui n’apparaît qu’à propos de choses familières, habituelles depuis longtemps, mais qui ont un caractère d’intimité, de secret : « … le mot heimlich n’a pas un seul et même sens ; il appartient à deux groupes de représentations qui, sans être opposés, sont cependant très éloignés l’un de l’autre : celui de ce qui est familier… et celui de ce qui est caché, dissimulé… il possède une nuance de sens qui coïncide avec son contraire : unheimlich. » Ce qui était sympathique se transforme en inquiétant, troublant… Lacan relèvera plus tard que « l’étranger est au cœur du sujet ». Autrement dit le refoulement a transformé quelque chose de familier qui aurait dû demeurer caché, secret, en autre chose. Il reprendra aussi le texte de Freud, « La tête de Méduse », avec cet éclairage. Ce qui pétrifie le sujet, réduit à un regard à la fois séduit et horrifié, est la révélation du féminin derrière le maternel.
Puis Freud examine des situations susceptibles de provoquer ce sentiment :
- doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé (figures de cire, automates) ;
- fausse reconnaissance d’un autre ;
- terreur et sidération devant certains récits, quand ils évoquent un substitut de la peur de la castration, comme dans le conte d’Hoffmann, L’homme au sable, que Freud commente plus loin. Le personnage terrifiant y apparaît comme interdisant l’amour. Freud ajoute une note qui ramène ce personnage à une fixation au père castrateur rendant impossible à son fils l’amour pour une femme. De même l’angoisse de castration se dévoile dans les descriptions de vampires, monstres, corps démembrés, etc., propres à la littérature et au cinéma fantastiques et… aux rêves ; et compagnons « familiers » des terreurs d’enfance ;
- idée d’un double, à mettre en relation avec l’image que le bébé rencontre dans le miroir et qui fonde le narcissisme primaire. Le Moi est « remplacé » par un autre Moi. Le caractère inquiétant vient du fait que le double est issu du Moi lui-même, c’est-à-dire de l’intime : « Il s’agit d’un retour à certaines phases de l’histoire évolutive du sentiment du Moi » où le Moi n’est pas délimité par rapport à autrui. Ce phénomène est un moment de perte des identifications. Maupassant, qui fréquentait les présentations de malades de Charcot à La Salpêtrière, en donne un exemple dans le Horla. Le narrateur commente la certitude qu’il a que sa vie est peu à peu envahie par une sorte d’être qui le vampirise dans son existence même : « Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai ! » Jusqu’au moment où il pense le voir se substituer à son image dans un miroir : « […] je ne me vis pas dans la glace !… Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face moi ! […] Puis voilà que tout à coup je commençais à m’apercevoir dans une brume, au fond du miroir… C’était comme la fin d’une éclipse. […] Je l’avais vu ! » ;
- répétition de situations semblables qui provoque un effet proche de certains états oniriques :
- retour involontaire au même point, répétition du même trajet où l’on se heurte au même obstacle,
- réapparition obstinée du même signe, ou du même nom, qui s’impose,
- pressentiments, superstitions.
- apparition d’un revenant, d’un spectre, manifestation de la crainte de la mort ;
- crainte d’être enterré vivant, que Freud interprète comme la transformation en son contraire de la volupté de la vie dans le corps maternel ;
- sentiment de déjà vécu : « Quand quelqu’un rêve d’une localité ou d’un paysage et pense : je connais cela, j’ai déjà été ici, l’interprétation est autorisée à remplacer ce lieu par les organes génitaux ou le corps maternel. »
Freud conclut : « L’inquiétante étrangeté surgit quand quelque chose s’offre à nous comme réel. » Ce n’est pas le Réel de Lacan dont parle ici Freud, mais n’y a-t-il pas un lien avec le fait que ce qui n’est pas symbolisé fait retour dans le Réel ? Pour Freud, il s’agit de certains éléments de refoulement très spécifiques, puisque tout ce qui fait retour de refoulé n’est pas accompagné de cette impression. L’inquiétante étrangeté renvoie à un état très précoce des relations enfant/adulte tutélaire. Elle émane, écrit Freud, « de complexes infantiles refoulés : complexe de castration, fantasmes liés au corps maternel, lorsqu’ils sont ramenés par quelque expression extérieure, ou bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées ».
« Et puis nous sommes sortis de la route et nous avons traversé un champ, et beaucoup ne voulaient pas y aller parce qu’il y avait trois vaches ; mais on nous a dit que nous étions des hommes, qu’il ne fallait pas avoir peur et on nous a forcés à y aller. Là, les seuls qui chantaient, c’étaient M. Rateau et les chefs d’équipe. Nous, on a repris en chœur quand nous sommes sortis du champ pour entrer dans les bois.
Ils sont chouettes, les bois, avec des tas et des tas d’arbres, comme vous n’en avez jamais vu. Il y a tellement de feuilles qu’on ne voit pas le ciel et il ne fait pas clair du tout, et il n’y a même pas de chemin. On a dû s’arrêter parce que Paulin s’est roulé par terre en criant qu’il avait peur de se perdre et d’être mangé par les bêtes des bois.
– Écoute, p’tit gars, a dit notre chef d’équipe, tu es insupportable ! Regarde tes camarades, est-ce qu’ils ont peur, eux ?
Et puis un autre type s’est mis à pleurer, en disant que oui, que lui aussi avait peur, et il y en a eu trois ou quatre qui se sont mis à pleurer aussi, mais je crois qu’il y en a qui faisaient ça pour rigoler.
Alors, M. Rateau est venu en courant et il nous a réunis autour de lui, ce qui n’était pas facile à cause des arbres. Il nous a expliqué que nous devions agir comme des hommes et il nous a dit qu’il y avait des tas de façons de retrouver sa route. D’abord il y avait la boussole, et puis le soleil et puis les étoiles, et puis la mousse sur les arbres, et puis il y était déjà allé l’année dernière, il connaissait le chemin, et assez ri comme ça, en avant marche ! »
Sempé et Goscinny, Les vacances du Petit-Nicolas, Paris, Denoël, 1962, p. 99-101.
source : https://shs.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2004-2-page-21?lang=fr
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