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HLP 1ere : la rhétorique, un art ? / la séduction de la parole, nuisible ?

Publié le 10 Février 2025, 17:30pm

HLP 1ere : la rhétorique, un art ? / la séduction de la parole, nuisible ?

Comment la parole peut-elle avoir du pouvoir ?

 

Enjeux (= intérêt, ce qui est en jeu, ce qu'on a à gagner à réfléchir à ce sujet)

 

Réfléchir aux pouvoirs de la parole peut nous permettre de comprendre :

  • comment on peut acquérir de l'éloquence, qui est un moyen très utile pour persuader autrui de nous aider à réaliser nos projets ;

  • comment éviter d'être victime de personnes qui utilisent leur éloquence ou leur autorité pour nuire à leurs auditeurs par leurs paroles ;

  • comment éviter de commettre soi-même de tels abus.

 

Réponse à la question à partir de définitions

 

Pouvoir : capacité, moyen dont on dispose pour atteindre un but. Il s'agit d'une capacité présente dans le corps et l'esprit d'une personne (intelligence, connaissances, charme, habileté, force physique....), mais aussi des moyens extérieurs (outils, armes, position hiérarchique....) qui renforcent cette capacité.

En un sens plus spécifique, le mot « pouvoir » désigne un ensemble de moyens dont on dispose pour agir sur autrui (= d'autres personnes). Si j'ai du pouvoir, en ce sens, j'ai les moyens d'amener autrui à agir en fonction de mes désirs. Ce pouvoir s'exercera de manière violente si je contrains autrui à agir contre ses propres désirs. Mais il peut aussi servir à persuader autrui qu'il a intérêt – pour réaliser ses propres désirs – à m'aider à réaliser les miens. Par ailleurs, il peut se faire que j'aie une autorité sur autrui, et qu'il m'obéisse parce qu'il respecte mon statut hiérarchique et me fait confiance.

 

Parole : Capacité de parler, de prononcer des paroles. Le mot « parole » peut aussi renvoyer à la mise en œuvre de cette capacité à travers des paroles particulières. Il désigne alors l’expression ou la communication d'une pensée et de sentiments, à l'aide de sons articulés selon certaines règles, et porteurs de significations, qui sont elles-mêmes articulées les unes aux autres.

 

Remarques concernant cette dernière définition.

 

R1 – « Expression » et « communication » ne sont pas synonymes. Le langage (dont la parole est la forme verbale) permet à la pensée de s'exprimer, c'est-à-dire de s'extérioriser sous forme de mots qu'on entend ou qu'on imagine (quand on lit en silence ou qu'on parle « dans sa tête »). Cette expression peut nous servir à prendre conscience de notre pensée, même quand nous sommes seuls. Ainsi, l'expression peut exister sans communication.

Inversement, une parole ne sert pas toujours à exprimer la pensée ou les sentiments de la personne qui parle : elle peut servir à communiquer à autrui des pensées auxquelles on ne croit pas, ou des sentiments qu'on n'éprouve pas (exemples : le mensonge, le théâtre...).

R2 – Penser, c'est former des idées que l’on peut mettre en relation. On peut notamment faire des raisonnements afin de prouver la vérité d'un énoncé.

R3 – Dans la parole, l'articulation est présente à dans les sonorités (voyelles, consonnes) qui sont à la fois distinguées et combinées selon certaines règles. Elle est présente aussi dans la pensée véhiculée par les mots : les idées sont distinguées et reliées les unes aux autres. C'est tout cela qui permet à une parole d'avoir un sens, d'être compréhensible, de véhiculer une pensée cohérente.

R4 – La parole provoque des sentiments par les pensées et les images mentales qu'elle suscite, mais aussi à cause de la sonorité des mots, de son intonation et de son rythme – sans oublier la voix, la posture, le caractère, le statut social du locuteur et les liens affectifs que l'auditeur a vis-à-vis de lui.

 

Toute parole a un pouvoir : celui d’exprimer de la pensée et des sentiments à l’aide de sons articulés. Autrement dit, elle est un un moyen utile, voire indispensable pour réaliser certains de nos buts : mettre en forme notre pensée, extérioriser nos sentiments, mais aussi, comme on va le voir, provoquer des pensées et des sentiments chez autrui. Même lorsque nous sommes seuls, la parole nous sert à prendre conscience de notre pensée, à distinguer nos idées mais aussi à les mettre en lien, comme on l'a vu dans la définition de la parole (remarque R1). Certes, nous pensons souvent en silence, mais cette forme silencieuse de langage est comme un écho de la parole.

En un sens plus précis, la parole a un pouvoir au sens où elle est moyen dont nous disposons pour agir sur autrui, et pour l’amener ainsi à nous aider à réaliser nos objectifs. Si notre parole est accompagnée de certains moyens physiques, elle peut forcer autrui à agir contre son gré. C’est ainsi qu’un policier peut crier à quelqu’un : « Arrêtez ou je tire ! ». Dans de tels cas, la parole a un pouvoir de contrainte. Accompagnée de moyens physiques, elle est un instrument utile, voire indispensable, car elle permet à celui qui donne les ordres d'exprimer clairement sa volonté, du fait que la parole exprime des pensées articulées les unes aux autres grâce à des sons qui sont eux-mêmes articulés – comme on l'a vu dans la remarque R3.

Ce pouvoir d'exprimer clairement une volonté est également présent lorsque la parole émane d’une personne ayant une autorité (notion au programme). Il ne s’agit pas alors d’un pouvoir contraignant : si nous obéissons à une autorité, ce n’est pas parce que nous y sommes forcés, mais parce que nous la respectons et lui faisons confiance à cause de son statut hiérarchique.

Mais la parole peut avoir du pouvoir même lorsqu’elle n’est pas soutenue par la force physique ni par une autorité. Nous pouvons en effet nous en servir pour persuader autrui de penser (et donc d’agir, car l’action et la pensée sont souvent liées) d’une manière qui convienne à nos objectifs. Persuader, au sens large du mot, c’est amener autrui à penser d’une certaine manière en utilisant la douceur et non la violence ni l’autorité. Mais ce sens large recouvre deux réalités bien différentes. Comme l’explique Socrate (dans le Gorgias de Platon), il y a une persuasion qui produit un savoir dans l’esprit des auditeurs et une persuasion qui produit une croyance. La première sorte de persuasion consiste à démontrer, à l’aide d’un raisonnement rigoureux, la vérité d’un énoncé. Cf. à ce sujet la remarque R2, dans la définition de la parole. Plutôt que « persuader », le verbe qu’on emploie pour désigner cette action est « convaincre ». En revanche, la persuasion qui produit des croyances (parfois appelée « persuasion » tout court) consiste moins à argumenter une idée de manière rationnelle qu’à provoquer certains sentiments chez les auditeurs. En ce sens, « persuasion » est presque synonyme de « séduction » (notion au programme). La persuasion consiste ici à influencer la pensée par l’intermédiaire des sentiments, et à provoquer des sentiments par le jeu des sonorités, le rythme de la parole, les connotations des mots, la manière de les prononcer, les images qu’ils suscitent, etc. (cf. la remarque R4). Nous verrons un peu plus tard, avec Aristote, qu’il y a peut-être une troisième forme de persuasion.

 

SOCRATE : Y a t il quelque chose que tu appelles savoir ?

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Et quelque chose que tu appelles croire ?

GORGIAS : Certainement.

SOCRATE : Te semble t il que savoir et croire, la science et la croyance, soient choses identiques ou différentes ?

GORGIAS : Pour moi, Socrate, je les tiens pour différentes.

SOCRATE : Tu as raison, et je vais t’en donner la preuve. Si l’on te demandait : « Y a t il, Gorgias, une croyance fausse et une vraie ? » tu dirais oui, je suppose.

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Mais y a t il de même une science fausse et une vraie ?

GORGIAS : Pas du tout.

SOCRATE : Il est donc évident que savoir et croire ne sont pas la même chose.

GORGIAS : C’est juste.

SOCRATE : Cependant ceux qui croient sont persuadés aussi bien que ceux qui savent.

GORGIAS : C’est vrai.

SOCRATE : Alors veux tu que nous admettions deux sortes de persuasion, l’une qui produit la croyance sans la science, et l’autre qui produit la science ?

GORGIAS : Parfaitement.

SOCRATE : De ces deux persuasions, quelle est celle que la rhétorique opère dans les tribunaux et les autres assemblées relativement au juste et à l’injuste ? Est ce celle d’où naît la croyance sans la science ou celle qui engendre la science ?

GORGIAS : Il est bien évident, Socrate, que c’est celle d’où naît la croyance.

SOCRATE : La rhétorique est donc, à ce qu’il paraît, l’ouvrière de la persuasion qui fait croire, non de celle qui fait savoir relativement au juste et à l’injuste ?

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : À ce compte, l’orateur n’est pas propre à instruire les tribunaux et les autres assemblées sur le juste et l’injuste, il ne peut leur donner que la croyance. Le fait est qu’il ne pourrait instruire en si peu de temps une foule si nombreuse sur de si grands sujets.

GORGIAS : Assurément non.

 

Platon, Gorgias, traduction d'Émile Chambry

 

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Qu’est-ce que la rhétorique ? Est-elle un art ?

 

On a souvent défini la rhétorique comme un art : l’art de persuader un auditoire (soit par des arguments rationnels, soit par des artifices qui rendent le discours séduisant). C’est ce qui permet de distinguer la rhétorique de l’éloquence. L’éloquence, comme la rhétorique, permet de former des discours persuasifs, mais il n’est pas sûr qu’elle soit toujours le résultat d’un apprentissage. Peut-être existe-t-il une éloquence naturelle. L’éloquence rhétorique, elle, est – au moins en partie – artificielle.

On a dit plus haut que la rhétorique est un art. Mais est-ce le cas ? Pour le savoir, définissons le mot « art ». Un art est savoir-faire qui n’est pas naturel : il a été inventé par des êtres intelligents et est susceptible d’être enseigné. Le mot « art » est ici synonyme de « technique » : il peut être artistique, mais aussi artisanal, agricole, médical, industriel... Grâce à un art on peut atteindre un objectif qui serait inaccessible sans lui, ou bien avoir davantage d’efficacité que si on se contentait de ses capacités naturelles. On vient de voir qu'un art est un savoir-faire susceptible d'être enseigné. Une personne qui maîtrise un art sait donc ce qu’elle fait. Mais est-ce le cas des maîtres de rhétorique ? Comme on va le voir, cette question n'est pas évidente. Les maîtres de rhétorique ont dispensé des enseignements, formé des orateurs éloquents, ce qui laisserait pensait qu'ils maîtrisaient un art. Mais comme la rhétorique permet de parler de très nombreux sujets dans lesquels on n'est pas expert, on peut se demander si elle est un véritable savoir. Voyons cela plus précisément.

 

I. Thèse soutenue par Platon dans le Gorgias : La rhétorique n’est pas un art, mais un ensemble de procédés empiriques visant à flatter un auditoire

 

Platon, dans son dialogue intitulée le Gorgias, imagine une discussion qui aurait pu avoir lieu entre son maître Socrate et l'un des plus fameux rhéteurs (maîtres de rhétorique) de la Grèce antique : Gorgias. Gorgias soutient qu'il possède un art extrêmement puissant, parce qu'il permet d'influencer un grand nombre de gens à propos de toutes sortes de sujet. Et pour donner un exemple de cette puissance de la rhétorique, il affirme qu'il accompagne parfois son frère médecin, lorsque celui-ci va visiter des malades. Or, lorsque ces derniers ne veulent pas prendre le remède prescrit, Gorgias parvient à les persuader de le faire, alors que son frère – qui est pourtant expert en la matière – ne parvient pas à trouver d'arguments assez forts. La rhétorique est donc un moyen extrêmement utile pour avoir de l'influence sur un auditoire – mais aussi un moyen dangereux, s'il est utilisé pour de mauvais objectifs – puisqu'elle permet de parler de manière persuasive sur des sujets variés, y compris ceux qu'on ne connaît pas réellement.

Mais c'est justement pour cette raison que Socrate (qui est sans doute ici le porte-parole de Platon) considère que la rhétorique n'est pas un art. En effet, un art est un savoir (puisqu'elle est un savoir-faire), alors que les rhéteurs ne savent pas de quoi ils parlent. Dans les tribunaux ou dans les assemblées politiques, ils prétendent savoir ce qui est juste ou injuste, alors qu'ils seraient incapables de définir objectivement ces notions.

Mais si la rhétorique n'est pas un art, qu'est-elle ? On ne peut pas nier qu'elle soit capable de donner un grand pouvoir à ceux qui en font usage. D'où vient ce pouvoir ? Pour Socrate (ou Platon), cela vient de ce que les maîtres de rhétorique ont découvert empiriquement (par expérience) que certaines manières de parler produisent telles ou telles émotions dans l'âme des auditeurs : crainte, joie, tristesse, haine, etc. La rhétorique n'est pas vraiment un art, mais un ensemble de « trucs », de procédés efficaces mais dont on ne sait pas expliquer comment ni pourquoi ils marchent. Une autre manière de la définir est de dire que c'est une sorte de flatterie, analogue à la cuisine. De la même manière que les cuisiniers (contrairement aux médecins) cherchent seulement à faire plaisir, sans se soucier de la santé du corps, de même les rhéteurs disent aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre pour pouvoir ensuite les manipuler (cf. la fable Le corbeau et le renard, de La Fontaine). Si la rhétorique est si dangereuse, ce n'est pas seulement parce qu'elle a une grande influence si les auditeurs : c'est aussi parce que les rhéteurs sont incapables de distinguer entre ce qui fait plaisir (ce qui semble bon) et le bien (ce qui permet la conservation et le développement, à long terme, du corps et de l'âme).

Il semble donc bien que la rhétorique ne soit pas un art, puisqu'elle n'est pas un véritable savoir. Cependant, cet argument pourrait se heurter à deux objections. Tout d'abord, on peut se demander si Platon n'a pas tort de mépriser l'expérience. Après tout, n'est-elle pas un savoir, et un savoir très utile ? Pendant des millénaires, la plupart des techniques humaines n'avaient rien de scientifiques. On savait, par expérience, que certaines manières de construire une maison, de soigner un malade, de faire du feu, de fabriquer un vêtement, etc., étaient efficaces, et que d'autres manières ne marchaient pas. Mais on n'était pas capable d'expliquer pourquoi. Malgré tout, on peut dire que les gens qui savaient construire une maison, soigner des malades, faire du feu, fabriquer un vêmement, possédaient un art, une technique. Ne pourrait-on donc pas considérer, de la même manière, que les rhéteurs de l'Antiquité avaient un savoir non scientifique, suffisant pour permettre l'acquisition d'un véritable savoir-faire ?

Par ailleurs, la critique que fait Platon dans le Gorgias vaut-elle pour la rhétorique ou pour celle qui était pratiquée à son époque ? Ne serait-il pas possible d'envisager une autre forme de rhétorique, qui soit un véritable savoir ? Comme on va le voir, c'est ce que Platon lui-même a fait, dans un autre dialogue.

 

II. Une autre forme de rhétorique est possible : une rhétorique philosophique, qui mérite vraiment le nom d’« art ».

 

Platon, dans le Phèdre imagine un dialogue entre Socrate et son ami Phèdre. Ce dernier est enthousiasmé par un discours du rhéteur Lysias, qu'il a entendu et dont il a le texte. Socrate lui prouve que ce discours n'a pas grande valeur, parce qu'il ne repose pas sur une définition des notions en jeu (et notamment de l'amour, thème principal du discours). Vers la fin du dialogue, Socrate définit ce que devrait être une bonne rhétorique, une rhétorique qui soit un véritable savoir. Elle consisterait d'abord à définir précisément les différentes notions dont on parle, de manière à en avoir un concept véritable. Par exemple, il s'agirait de distinguer entre deux sortes d'amour qui ont peu à voir l'une avec l'autre : une attirance à l'égard de quelqu'un, qui vise à un plaisir égoïste, et le désir de faire le bien de la personne qu'on aime.

Mais la bonne rhétorique consisterait aussi en une connaissance de l'âme humaine, et des différents types d'âme. Il s'agira en effet, pour le maître de rhétorique, d'adapter son discours en fonction des auditeurs. Si ceux-ci savent bien utiliser leur raison, on pourra leur fournir une argumentation très approfondie. Pour les autres, qui ont du mal à suivre des raisonnements logiques et à concevoir des idées abstraites, il faudra élaborer des discours plus simples, à la portée de ces âmes simples. Une telle rhétorique ne pourra être que l'aboutissement de longues recherches, effectuées par des amoureux du savoir. On pourra donc la qualifier de philosophique.

Cette idée d'une rhétorique philosophique est séduisante, mais est-elle applicable aux réalités humaines, qui sont souvent tellement complexes qu'il n'est pas possible d'avoir à leur sujet un savoir scientifique ? Dès lors, ne pourrait-on pas envisager une rhétorique qui soit un savoir moins rigoureux que ce qu'envisageait Platon, sans pour autant se réduire à un ensemble de procédés empiriques ?

 

  1. Thèse d'Aristote : la rhétorique est un art qui donne des moyens de persuader un auditoire sur des sujets sur lesquels on peut connaître des vérités probables, mais pas avoir un savoir scientifique

 

Pour Aristote, le plus célèbre disciple de Platon, il n'est pas possible de connaître des vérités absolument certaines sur la plupart des affaires humaines, et notamment tout ce qui concerne les affaires politiques et judiciaires. Dans ces domaines, la réalité est extrêmement complexe, elle n'obéit pas à des lois simples (comme celles qui régissent le mouvement des astres). Il y a toujours, dans les affaires humaines, une part de contingence : quand un événement a lieu, on peut toujours dire qu'il aurait pu se passer autrement.

Cela ne veut pas dire qu'aucune connaissance n'est possible. Nous savons que certains événements sont probablement arrivés dans le passé ou qu'ils vont probablement arriver dans l'avenir parce que nous avons constaté par expérience qu'il y a une certaine régularité dans les affaires humaines. Nous pouvons dire : dans la plupart des cas, c'est ainsi que les choses se passent.

Il est donc possible, dans un discours politique, dans une plaidoirie devant un tribunal ou au cours d'un éloge public, de tenir des raisonnements aboutissant à des conclusions probablement vraies, même si elles ne sont pas certaines. Il faut pour cela que ces conclusions s'appuient sur des prémisses (points de départ du raisonnement) qui soient elles-mêmes probables. Il faut aussi que le raisonnement soit un syllogisme, un raisonnement déductif. Il faut, autrement dit, qu'il y ait un lien logique très fort entre les points de départ du raisonnement et la conclusion : si les prémisses sont vraies, alors la conclusion sera nécessairement (forcément) vraie.

Cependant, le syllogisme utilisé dans la rhétorique (ou « enthymème ») ne peut pas avoir la même rigueur que celui qui est utilisé dans la « science » (connaissance absolument certaine). D'une part, comme on l'a vu, l'enthymème est un raisonnement qui repose sur des points de départ qui ne sont pas tous certains : certains principes sont seulement probables. D'autre part, l'enthymème n'est pas un raisonnement qui expose explicitement toutes ses étapes : certaines d'entre elles sont sous-entendues. Pourquoi cela ? D'une part, parce que l'orateur doit s'adapter à son auditoire. Par exemple, à Athènes, les juges ou les gens qui votent les lois sont des citoyens ordinaires, qui n'ont pas forcément reçu une instruction très poussée. D'autre part, il peut être agréable pour les auditeurs de reconstituer d'eux-mêmes les parties du raisonnement qui manquent : on éprouve une certaine fierté à utiliser son intelligence au lieu d'écouter un discours passivement.

 

 

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Une parole séduisante est-elle nécessairement nuisible ?

 

Étymologiquement, « séduire » (« seducere », en latin) veut dire détourner du droit chemin. D'après la Bible, après avoir mangé le fruit de la connaissance du bien et du mal, Ève a cherché à atténuer sa responsabilité en disant à Dieu qu'elle avait été séduite par les paroles du serpent (Genèse, III, 13). Aujourd'hui, cependant, le mot « séduire » n'a pas nécessairement un sens négatif. Nous disons qu'une chose ou une personne est séduisante si elle nous attire par le plaisir que nous procure son apparence, que cette apparence soit ou non trompeuse. Une parole est séduisante si elle exerce une influence par le plaisir qu'elle donne à ceux qui l'entendent : nous sommes davantage disposés à croire quelqu'un dont les paroles nous plaisent par leur contenu ou par leur forme (cf. le cours : Qu'est-ce qui rend une parole séduisante ?). On ne voit donc pas très bien pourquoi une parole séduisante serait forcément nuisible. Après tout, quel mal y a-t-il à éprouver du plaisir ?

Cependant, l'attrait du plaisir ne nous rend-il pas aveugles à ce qui est notre véritable bien ? Et si c'est bien le cas, les discours séduisants ne sont-ils pas un moyen de tromper ceux qui les écoutent ? Bien que plausible, ce raisonnement se heurte à quatre objections :

- Une personne séduisante a-t-elle forcément l'intention de tromper par ses discours ? Ne peut-elle séduire naturellement, sans s'en rendre compte ?

  • Même si la séduction est volontaire, ne peut-elle être mise au service de la vérité ?

  • N’y a-t-il pas des discours séduisants qui ne sont pas trompeurs, bien qu’ils n’expriment peut-être aucune vérité ?

- N'y a-t-il pas des cas où un discours trompeur peut se justifier d'un point de vue moral, s'il est utilisé par les faibles pour se défendre contre la violence des forts ?

Comme on le voit, le problème qui nous occupe n'a pas de solution évidente. Tâchons de l'étudier maintenant plus en profondeur.

 

1ère thèse : Quelqu'un qui parle d'une manière séduisante vise ses propres intérêts, et non le bien des personnes à qui ils s'adressent

 

Comme l'explique Aristote (cf. le texte p. 124), le flatteur se distingue de l'ami parce qu'il cherche à faire plaisir alors que l'ami véritable veut le bien de la personne qu'il aime. La distinction fondamentale, ici, est celle qui existe entre le plaisir et le bien. Le bien, c'est le but que nous devons rechercher si nous voulons avoir un corps en bonne santé et une âme épanouie. Pour Aristote, comme pour beaucoup de philosophes, le bien se confond avec le bonheur, qui est une satisfaction durable et profonde. C'est un but difficile à atteindre, un objectif à conquérir sur le long terme. Le plaisir, au contraire, c'est une satisfaction éphémère et immédiate. Il semble donc qu'on ait de bonnes raisons de fuir comme la peste les discours séduisants : ils nous font plaisir, mais ne visent pas vraiment à nous rendre heureux. En réalité, ils visent les intérêts des personnes qui nous flattent par leurs paroles : en nous disant des choses agréables, ils peuvent plus facilement nous manipuler et nous faire croire qui vont dans leur sens. Un ami véritable, au contraire, ne cherche pas à nous tromper. Comme il veut notre bien, il n'hésite pas à nous donner une connaissance véritable de nous-mêmes, avec tous nos défauts physiques, intellectuels et moraux. Son but est de nous aider à corriger ces défauts, et non de nous dire ce que nous avons envie d'entendre.

En somme, les paroles séduisantes sont forcément nuisibles, parce qu'elles nous font plaisir au lieu de nous aider à être heureux, et parce qu'elles servent seulement les intérêts de la personne qui nous flattent. On pourrait cependant faire trois objections à cette argumentation. Le premier, c'est qu'il n'y a pas une séparation radicale entre le plaisir et le bonheur. Le bonheur étant une satisfaction, il est aussi une forme de plaisir. Et on ne voit pas pourquoi il serait nécessairement gâché par le plaisir éphémère d'écouter une parole séduisante. Ensuite, si nos amis ne nous disaient que des choses désagréables, ils ne nous aideraient pas à être heureux : ils nous décourageraient. Ils doivent être francs, sans doute, mais cela ne doit pas les empêcher de nous parler de nos qualités, si ces dernières sont bien réelles. Enfin, comme nous allons le voir maintenant, il n'est pas évident qu'une personne soit forcément séduisante dans un but égoïste, ou même dans un but quel qu'il soit.

 

2ème thèse : la séduction d'un discours n'est pas forcément nuisible, si elle est naturelle

 

Dans ce deuxième moment de réflexion, nous nous inspirerons d'une conférence donnée au début de ce siècle par Françoise Dastur (cf. le manuel p. 129). Pour cette philosophe, toute séduction est liée à l'apparence, donc au corps. Si nous sommes séduits par quelqu'un, c'est par sa beauté, sa manière de bouger, l'expression de son visage... ou, pour le sujet qui nous occupe dans ce cours, par sa manière de parler. La séduction, dans tous les cas, c'est l'action qu'exerce une apparence plaisante sur la personne qui contemple cette apparence.

Mais une fois qu'on a dit cela, on peut distinguer entre deux types de séduction, liées à deux types d'apparence. Il y a celle du séducteur, qui fait semblant de vouloir le bien des gens à qui il s'adresse alors qu'il ne vise que des objectifs égoïstes. Dans ce cas, l'apparence est trompeuse, elle ne correspond pas à la réalité. Dastur reprend ici la critique que faisait Platon des sophistes (parmi lesquels on peut compter les grands maîtres de rhétorique comme Gorgias). Le sophiste, par des techniques trompeuses, parvient à « faire être le non-être », c'est-à-dire à faire croire à la réalité de choses qui n'existent pas. Par exemple, comme on le voit dans le Gorgias de Platon, un sophiste peut faire croire qu'il est expert en médecine alors qu'il ne connaît rien à cet art. Dastur donne aussi l'exemple du Diable, le séducteur par exemple. On pense ici au serpent de la Genèse, dont a souvent dit qu'il était Satan en personne. On pourrait aussi trouver des exemples dans la littérature française : le renard qui flatte le corbeau, dans la célèbre fable de La Fontaine, ou encore Don Juan (personnage central du Dom Juan de Molière).

Très différent du séducteur, d'après Dastur, le « séduisant » est celui ou celle « qui nous attire par une grâce innée, un charme naturel et ignorant de soi, et à travers lequel se manifesterait plus l'accord de l'être et de l'apparence que leur discorde ». Chez le « séduisant », il n'y a plus de désaccord entre l'apparence et l'être. Une telle personne a une apparence plaisante, ce n'est pas parce qu'elle joue la comédie, mais parce qu'elle est naturellement gracieuse. Elle n'a pas appris de technique, elle ne contrôle pas ses faits et gestes ni ses paroles. Autrement dit, elle n'est pas consciente de la séduction qu'elle exerce. En s'inspirant de la conférence de Dastur, on pourrait ici distinguer entre la rhétorique, technique destinée à séduire par la parole, et l'éloquence naturelle de ceux et celles qui savent bien parler sans l'avoir jamais appris. (Cf. le cours Qu'est-ce qui rend une parole séduisante ?)

Il semble donc qu'une parole séduisante ne soit pas nécessairement nuisible. Une personne qui a une voix agréable, qui articule bien, dont la parole a un rythme propre à susciter l'attention, qui s'exprime de manière claire et utilise des images plaisantes n'a pas forcément des intentions malveillantes. Sa manière de parler traduit peut-être simplement une personnalité charmante. Cela ne veut pas dire que ses paroles soient forcément bénéfiques : il se peut en effet qu'elle se trompe et ne donne pas des informations exactes ni des conseils judicieux. Mais ce n'est pas nécessairement le cas. En revanche, les paroles des séducteurs sont forcément nuisibles. Ces gens-là ont un charme artificiel et trompeur. Ils se servent de la rhétorique pour cacher leurs intentions véritables à l'aide de techniques oratoires.

La réponse que nous venons de voir est plus nuancée que celle que nous donnions tout d'abord. Cependant, elle comporte au moins un élément discutable : elle assimile ce qui est véritable à ce qui est naturel, comme si la technique visait forcément à cacher les intentions d'une personne. Or, n'est-il pas possible d'utiliser la rhétorique pour exprimer de la façon la plus claire possible le fond de sa pensée ? Une autre idée discutable, c'est qu'il y aurait un charme inné, comme si une personne sans aucune éducation pouvait être séduisante.

 

3ème thèse : la séduction d'une parole est bénéfique si elle est au service de la vérité

 

On a vu que la séduction n'est pas forcément trompeuse : l'apparence n'est pas toujours contraire à la réalité. Ce point, nous pouvons le considérer comme acquis. En revanche, on peut critiquer l'idée que l'artifice serait trompeur alors que le naturel serait véridique. D'abord, on peut noter qu'une personne n'ayant reçu aucune éducation pourrait difficilement exprimer sa pensée et ses sentiments : une langue, cela s'apprend, ce n'est pas inné. Si quelqu'un nous révèle sa personnalité grâce à sa parole, c'est justement parce qu'il ne se contente pas de suivre un instinct naturel. On peut même penser que la rhétorique permet d'améliorer la manière de parler. Par exemple, on peut apprendre à mieux articuler (comme Démosthène), à avoir un rythme captivant, à s'exprimer de manière claire et cohérente. Tout cela, sans doute, peut servir à cacher les véritables pensées de l'orateur. Mais cela peut aussi l'aider à dévoiler ce qu'il a dans l'esprit. Quelqu'un qui veut exprimer sincèrement sa pensée risquera fort d'être mal compris ou de ne pas être écouté attentivement s'il n'a jamais appris à améliorer son éloquence naturelle.

Mais pour que la rhétorique soit utilisée à bon escient, il faut aussi qu'elle serve à exprimer des vérités. La sincérité ne suffit pas, car quelqu'un peut dire des choses fausses sans avoir l'intention de tromper autrui : il peut se tromper lui-même, par ignorance ou parce qu'il est victime d'une illusion. La rhétorique, à elle seule, ne suffit sans doute pas à produire des discours vrais. Mais elle peut malgré tout être utile pour quelqu'un qui veut raisonner correctement, ce qui est indispensable lorsqu'on veut dire quelque chose de vrai (cf. le cours Qu'est-ce qu'une bonne argumentation ?)

Il semble donc que la séduction puisse être mise au service de la vérité. Certes, une parole vraie peut comporter des aspects déplaisants. D'une part, certaines vérités sont désagréables à découvrir, parce qu'elles impliquent que certains de nos désirs ne pourront pas être réalisés. D'autre part, une parole vraie comporte généralement des raisonnements logiques, qui exigent un effort d'attention parfois pénible de la part des auditeurs. Malgré tout, un discours véridique aura d'autant plus de chances de convaincre qu'il sera clair, bien rythmé, et tenu par une personne qui articule bien, a une voix agréable, de l'humour... Une part de séduction ne peut pas nuire, même lorsqu'on tente d'exprimer une vérité difficile à entendre.

Ainsi, comme on vient de le voir, la séduction n’est pas forcément synonyme de tromperie, même lorsqu’elle est consciente. Mais cela prouve-t-il qu’une parole séduisante doit être au service de la vérité pour ne pas être nuisible ? Jusqu’à présent, nous avons considéré ce point comme évident. Pourtant, n’est-il pas possible qu’une parole séduisante ne soit ni vraie ni fausse ?

 

 

4ème thèse : une parole séduisante est bénéfique si elle exprime une vérité ou si elle est belle, du moment que cette beauté n’est pas un moyen de tromper

 

Quand on emploie l’expression « art de la parole », on pense généralement à la rhétorique. En ce sens, le mot « art » est synonyme de « technique ». Mais le mot « art » peut avoir un sens un peu différent : il peut renvoyer à l’activité des artistes. Certes, les artistes sont en général maîtres dans une certaine technique. En ce sens, ils sont aussi des artisans. Mais les artistes ont souvent une plus grande liberté que les simples artisans. Ils ne créent pas forcément des œuvres dans un but bien déterminé, qui leur serait imposé par un client, un pouvoir politique ou les circonstances. Ils peuvent aussi faire preuve d’une grande créativité et faire de l’art pour le plaisir de faire de l’art. C’est le cas pour les musiciens, les peintres, les danseurs, mais aussi pour toutes les personnes qui font du langage le matériau de leur création artistique : poètes et poétesses, romanciers ou romancières, dramaturges….

Les buts de ces artistes sont très divers : ils peuvent écrire un discours pour flatter quelqu’un de puissant, pour séduire une personne aimée, pour révéler une certaine vérité sur leur vie personnelle ou/et sur la société et l’époque dans lesquelles ils vivent, pour susciter un débat philosophique ou politique… Mais il semble que le but de nombreux artistes ait été d’abord de produire une œuvre belle. C’est le cas notamment dans la poésie. Il y eut d’ailleurs au 19ème siècle un mouvement littéraire en France, qu’on appelait le Parnasse. Les Parnassiens voulaient faire de l’art pour l’art. Le but de leurs poèmes n’était pas de délivrer un message politique, de révéler une vérité sur le monde ni de faire réfléchir à des questions philosophiques : le but c’était simplement de procurer un plaisir désintéressé, le plaisir de contempler une œuvre belle. Une telle œuvre n’est pas forcément mensongère : les poètes ne prétendent pas toujours parler de la réalité telle qu’elle est, ils ne cachent pas le fait qu’ils font appel à leur imagination créatrice. Mais elles ne sont pas non plus nécessairement au service d’une quelconque vérité.

 

Le débat est relancé....

 

Resterait à discuter un dernier point. Jusqu'à présent, nous avons admis que la séduction est nuisible lorsqu'elle est trompeuse. Mais est-ce forcément le cas ? La tromperie ne peut-elle, dans certains cas, se justifier ? Comme l'explique Machiavel (cf. le manuel p. 148), la tromperie serait forcément condamnable si nous vivions dans un monde idéal. Mais dans le monde réel, il existe beaucoup de personnes méchantes, qui ne songent qu'à leur intérêt égoïste et peuvent s'avérer très dangereuses pour le bien commun. Faut-il toujours dire la vérité à ces gens ? Machiavel conseille aux princes (c'est-à-dire aux monarques) d'être rusés comme les renards et de ne pas toujours tenir leurs promesses, car ils ont en face d'eux des adversaires qui sont tout aussi rusés. Il est vrai qu'on peut douter que les princes mentent dans l'intérêt du peuple. Peut-être sont-ils aussi méchants et dangereux que leurs adversaires. Mais ce qu'affirme Machiavel des princes, on pourrait peut-être le dire des gens qui sont opprimés. N'est-il pas acceptable, d'un point de vue moral, qu'un ou une esclave mente pour faciliter sa fuite ? Pendant la seconde guerre mondiale, les personnes engagées dans la Résistance n'avaient-elles pas de bonnes raisons de mentir à l'occupant ou aux collaborateurs ? La question mériterait d'être discutée plus longuement.

 

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