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HLP 1ere : autorité de la parole & parole séduisante

Publié le 10 Février 2025, 17:18pm

Catégories : #HLP (Humanités Lettres Philo)

HLP 1ere : autorité de la parole & parole séduisante

Cyano de Bergerac, adaptation de la pièce d'Edmond Rostand (1997) par Jean-Paul Rappeneau (F, 1990), A2/ DD / UGC

 

Qu’est-ce que l’autorité ?

 

I. Définitions - Le mot « autorité » a au moins deux sens.

1. Il peut désigner un certain type de pouvoir, qui n'est pas fondé sur la contrainte physique ni sur la persuasion. Une personne ayant de l'autorité réussit à se faire obéir sans user de violence, sans menacer, mais aussi sans essayer de persuader par des arguments.

N. B. On peut aussi appeler « autorités » les personnes ayant une autorité (comme les membres d'un gouvernement).

 

2. En un autre sens, l'autorité est le prestige des personnes considérées par la société comme savantes, expertes dans un certain domaine : on a confiance dans les idées de certaines personnes simplement parce qu'elles sont censées être de « grands » auteurs ou de « grandes » autrices, qui savent de quoi ils ou elles perlent. On considère comme vraie la pensée de ces personnes, qu’elles soient mortes ou vivantes. Par exemple, on peut croire ce que disent un savant célèbre comme Einstein ou un philosophe prestigieux comme Aristote, non parce qu'on est convaincu par leurs arguments, mais simplement parce qu'ils sont considérés comme de grands penseurs. De la même manière, on peut considérer que des textes religieux ont une grande autorité si on estime qu'ils ont été inspirés ou dictés par Dieu.

L'argument d'autorité consiste à s'appuyer sur un grand auteur (ou une personne réputée pour être un grand auteur) afin de donner du poids à ses propres paroles. Vers la fin du Moyen âge, en Europe occidentale, il était fréquent de renforcer une argumentation en disant qu'elle était tirée des écrits du Philosophe (c'est-à-dire Aristote). D'un point de vue logique, c'est un argument assez faible, puisqu'un grand auteur peut se tromper, même lorsqu'il parle de choses dont il est expert. Cependant, comme l’explique Kant (cf. le premier texte en annexe), cet argument n'est pas totalement à rejeter lorsque nous n'avons pas les moyens de vérifier si ce que disent les experts est vrai ou faux. C’est le cas lorsque la connaissance est fondée sur l’expérience : nous ne pouvons pas faire l’expérience de tout, et nous sommes donc obligés de faire confiance à des témoignages. Mais lorsque la connaissance s’appuie sur la raison (faculté permettant de bien raisonner), comme c’est le cas dans les mathématiques ou la philosophie, alors Kant estime que nous ne devons pas croire les auteurs sur parole : nous devons, pour éviter de tomber dans un préjugé, vérifier ce qu’ils disent à l’aide de notre propre raison.

On peut ajouter à cela que, même pour les connaissances fondées sur l’expérience, notre raison peut nous amener à rejeter l’autorité des personnes réputées savantes. C’est le cas si nous constatons qu'elles se contredisent elles-mêmes, qu'elles sont contredites par d'autres personnes réputées savantes, ou si elles sortent de leur domaine de compétences. Par exemple, un physicien ou un psychologue n'ont pas de compétences particulières en biologie, en morale ou en politique. Et même un spécialiste de sciences politiques ne sait pas forcément quelles sont les lois qui sont les meilleures pour ses concitoyens.

 

Remarque sur les définitions : elles ont des points communs et une différence.

Points communs :

- Qu'on ait affaire à un supérieur hiérarchique ou à un « grand » auteur, on lui fait confiance.

- Cette confiance n'est pas fondée sur des arguments rationnels (des raisonnements), ni sur l'expérience (qui nous permet de vérifier si l'autorité est compétente ou pas), ni sur une persuasion faisant appel à la séduction.

- Cette confiance est fondée sur une hiérarchie sociale, qui fait qu'on considère la parole de certaines personnes comme ayant plus de poids, plus de valeur que celle des autres. Si on reconnaît à quelqu'un une autorité, on pense qu'il est juste d'obéir à ses ordres (premier sens du mot « autorité ») ou de croire à ce qu'elle dit (deuxième sens). On lui fait confiance, et cette confiance a une influence sur notre manière de penser et d'agir.

Mais les deux sens ne doivent pas être confondus : les auteurs de livres ou de discours ne nous donnent pas d'ordres. Leur autorité suscite la croyance en la vérité de ce qu'ils disent, et pas l'obéissance. Cependant, dans certains cas, les deux choses peuvent être liées, notamment pour des textes religieux, qui prescrivent une certaine conduite. On pourrait aussi mentionner l'expérience de Milgram : des psychologues n'ont aucun droit légalement d'ordonner à quelqu'un d'envoyer des décharges électriques à quelqu'un d'autre, mais on a obéi à Milgram à cause de son prestige universitaire. On l'a considéré comme un supérieur hiérarchique, alors qu'il n'était, au mieux, qu’un expert dans son domaine d'étude (la psychologie).

 

II. L’autorité comme pouvoir de se faire obéir sans user de contrainte ni de persuasion (développement de la définition 1)

 

A. Définition de Hannah Arendt (1906-1975)

La première définition que nous avons donnée plus haut du mot « autorité » vient directement d'un texte – Qu’est-ce que l’autorité ? – qui fait partie d'un recueil d'essais paru en 1961 : La crise de la culture. L'autrice de ce texte est une théoricienne politique américaine d'origine allemande (et d'ascendance juive) : Hannah Arendt. Cf. un extrait de ce texte en annexe.

 

1. Autorité, violence et persuasion

Hannah Arendt définit l'autorité par opposition à la contrainte physique (l'usage de la force) et à la persuasion par arguments. Si quelqu'un se fait obéir simplement parce qu'il est le plus fort, il n'a pas d'autorité. Un criminel qui braque une arme sur vous n'a pas d'autorité : vous lui obéissez simplement parce que vous avez peur pour votre vie (l'exemple est emprunté à Rousseau : je ne crois pas qu'il se trouve chez Arendt). La persuasion (en tout cas celle qui est le résultat d'une argumentation) est elle aussi bien distincte. Lorsqu'on argumente, on fait appel à la raison de la personne, raison dont tous les êtres humains sont dotés. L'argumentation est donc un moyen d'influencer la pensée et les décisions de gens qu'on considère comme des égaux. Elle était fréquemment employée dans la Grèce antique, dit Hannah Arendt, où il existait souvent une certaine égalité entre les citoyens (notamment dans la démocratie athénienne). Mais l'autorité suppose une inégalité stable entre deux individus. Recourir à l'argumentation, c'est donc renoncer à son autorité. Des parents qui veulent justifier leurs ordres n'ont plus d'autorité vis-à-vis de leurs enfants.

Si l'autorité n'est ni la violence, ni la persuasion, qu'est-elle ? Elle est une certaine supériorité hiérarchique qui permet de se faire obéir sans avoir à utiliser la violence, la menace ni la persuasion. Elle suppose l'existence d'un ordre hiérarchique accepté par le supérieur et le subordonné et où chacun a sa place déterminée à l'avance. Pour Hannah Arendt, cette autorité a des liens étroits avec la tradition et la religion. On respecte l'autorité dans la mesure où elle est fondée sur d'anciennes traditions, qui lui donnent un caractère sacré, indiscutable, absolument respectable. Pour Hannah Arendt, c'est surtout dans la Rome antique que la notion d'autorité (auctoritas, en latin) a joué un rôle central. Si on obéissait aux sénateurs, par exemple, ce n'est pas parce qu'ils avaient un pouvoir de contrainte (potestas) : justement, ils n'avaient pas un tel pouvoir. On leur obéissait parce qu'on vénérait les institutions politiques romaines, par respect pour une tradition ancienne, pour laquelle on avait un respect religieux. Mais qu'en est-il aujourd'hui ?

Avec la modernité (la Réforme, l'apparition de la science moderne, le siècle des lumières…) les anciennes traditions ont été de plus en plus remises en question, ce qui fait que nous n'avons plus de notion de ce qu'est vraiment l'autorité. L'autorité a disparu de notre monde, parce que le fil de la tradition a été rompu – d'où la confusion fréquente qui est faite entre l'autorité et la violence : nous appelons régime « autoritaire » un régime politique qui fait appel à la violence policière et/ou militaire pour se maintenir en place. Cela n'a en fait pas grand-chose à voir avec la véritable autorité.

 

2. Quelques nuances

Cette analyse du concept d'autorité est précieuse, mais elle doit être nuancée. D'abord, l'autorité a beau être distincte de la violence et de la persuasion, elle peut avoir des liens avec elles. Supposons que nous ayons le sentiment qu'un gouvernement et sa police utilisent la force pour garantir la sécurité des gens contre les criminels. Leur autorité sera-t-elle diminuée par l'usage de cette force ? Ce n'est pas sûr : au contraire, nous pouvons avoir confiance dans ces autorités, leur obéir volontiers parce que nous avons le sentiment qu'elles nous protègent. Par contre, si nous constatons que le gouvernement et la police peuvent user de violence contre nous alors que nous ne faisons rien de mal, nous allons leur obéir parce que nous les craindrons, et non pas par respect pour leur fonction. Dans ce cas, la peur aura remplacé la confiance, et l'autorité aura été sapée par un usage excessif et injustifié de la violence. Les analyses de Hannah Arendt restent donc valables dans les grandes lignes. Elles doivent seulement être nuancées.

En ce qui concerne le rapport entre l'autorité et la persuasion, ce que dit Hannah Arendt est en grande partie exact, si on réduit la persuasion à l’argumentation rationnelle. Mais la persuasion peut également être obtenue en jouant sur les sentiments des auditeurs d'un discours. Or, certains discours peuvent renforcer une autorité en suscitant des sentiments d'amour et de respect envers elle. C'est ainsi, par exemple, que les rois de France ont assis leur autorité à l'aide d'une propagande destinée à donner d'eux une bonne image. Cette propagande, à laquelle l'Église catholique a beaucoup contribué, présentait les rois comme des représentants de Dieu sur terre (ils étaient d'ailleurs sacrés à Reims) et aussi comme des pères du peuple, auxquels on devait une obéissance absolue. Bien entendu, les gens n'étaient pas entièrement dupes de cette propagande, et c'est pourquoi les rois recouraient fréquemment à la force pour se faire obéir, mais leur pouvoir n'était pas uniquement fondé sur la force.

Il faudrait nuancer aussi les propos de Hannah Arendt en ce qui concerne la disparition de l'autorité durant les périodes moderne (16ème-18ème siècles) et contemporaine (19ème – 21ème siècles). Ce qui a disparu, ce sont les formes anciennes d'autorité, fondées sur des traditions ancestrales et sacrées. Comme le reconnaît Hannah Arendt elle-même, certaines formes d'autorité existent encore aujourd'hui. Et nous allons voir que cette idée est confirmée par l'expérience de Milgram.

 

B. Ce que nous apprend l'expérience de Milgram sur l’autorité

Pour bien comprendre ce que c'est que l'autorité sous sa forme contemporaine, on lira avec profit le livre du psychologue Stanley Milgram, Soumission à l'autorité (livre disponible au CDI). Si vous ne trouvez pas le temps de le faire, lisez l'article de Wikipédia sur l'expérience de Milgram ou regardez le film I comme Icare, d'Henri Verneuil, dont une scène centrale est directement inspirée de Soumission à l'autorité. Dans ce livre, Milgram décrit avec précision la série d'expériences qu'il a dirigées au début des années 60, à peu près au moment où paraissait La crise de la culture d'Arendt. Ces expériences ont mis en évidence un fait troublant : aux États-Unis, pays dont les habitants étaient censés avoir une culture démocratique, une large majorité de citoyens (de tous âges, genres et catégories sociales) était prête à faire subir un traitement cruel et criminel (envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes, jusqu'à 450 volts) à des gens qui ne leur ont rien fait, du moment qu'une autorité supérieure l'exigeait.

Milgram et ses confrères, qui jouaient le rôle des autorités supérieures, n'exerçaient aucun pouvoir de coercition sur les sujets de l'expérience. Ces derniers pouvaient partir quand ils le souhaitaient. S'ils envoyaient des décharges (ou plutôt : s'ils croyaient le faire, car la prétendue victime était en fait un complice des psychologues, et elle n'était pas réellement électrocutée), ce n'était pas non plus par sadisme : dans une des variantes de l'expérience, où les sujets pensaient ne pas être observés, ils faisaient semblant d'obéir aux ordres, mais n'envoyaient aucune décharge ou des décharges faibles. Ce qu'a révélé l'expérience, c'est que les sujets obéissaient malgré leur répugnance naturelle à faire souffrir un innocent, voire malgré leurs convictions morales personnelles. Comme le dit Milgram, la présence d'une autorité supérieure les mettait dans un « état agentique » : ils cessaient d'agir comme des personnes autonomes et devenaient de simples « agents », c'est-à-dire des instruments dociles d'une volonté extérieure.

On voit donc qu'une certaine forme d'autorité existe encore dans le monde contemporain, et qu'elle correspond en grande partie à ce qu'a dit Hannah Arendt de l'autorité dans la Rome antique : elle est fondée sur un ordre hiérarchique, et non sur la force ni sur la persuasion. Simplement, dans le cas de l'expérience Milgram, la confiance aveugle en la science a remplacé le respect pour les traditions ancestrales.

La question qu'on peut se poser est : d'où vient cet état « agentique », cette perte d'autonomie ? Milgram ne donne pas de réponse à cette question, même s'il suggère que cela pourrait avoir une origine à la fois naturelle et culturelle. Nous pourrions préciser cette hypothèse en précisant que l'obéissance aveugle à l'autorité vient d'une forme d'infantilisme, c'est-à-dire de la persistance d'une mentalité et d'une manière d'agir puériles alors même qu'on est censé être devenu adulte.

 

III. Quelles sont les causes de l’obéissance à l’autorité ?

Le lien entre soumission aveugle à l'autorité et l'infantilisme n'est pas nouveau. Il a déjà été fait au siècle des lumières. En ces temps-là, les autorités religieuses et politiques n'avaient pas peur de se présenter explicitement comme des figures parentales. Le roi était le Père du peuple. L'institution ecclésiale, dans le monde catholique, était « notre Sainte Mère l'Église », et son dirigeant – comme c'est encore le cas aujourd'hui – était appelé « Papa » ou « Très-Saint Père ». Le mouvement des Lumières, s'est présenté comme une entrée dans l'âge adulte, un processus collectif d'auto-émancipation à l'égard des tutelles pseudo-parentales. Cela a été dit clairement par celui qui est peut-être le plus grand des philosophes des lumières : Emmanuel Kant (cf. le troisième texte en annexe).

Pour Kant, les êtres humains sont restés pour la plupart des mineurs intellectuellement, alors même qu'ils sont majeurs du point de vue de la loi. Autrement dit, ils sont comme de petits enfants qui n'ont pas assez confiance en eux pour développer une pensée personnelle et qui préfèrent s'en remettre à des « tuteurs », des gens qui se sont chargés de penser à leur place : prêtres, savants, grands auteurs... Cette dépendance intellectuelle a pour Kant deux causes : la paresse et la lâcheté. Penser nécessite un certain effort, et il est plus commode de charger d'autres gens de cette tâche. Mais cela implique des responsabilités et le risque de faire des erreurs, et c'est pourquoi les gens sont terrifiés à l'idée de penser de manière personnelle. Cette peur est en partie naturelle, mais elle est aussi entretenue artificiellement par les tuteurs, qui mettent en garde les gens qu'ils instruisent des dangers de l'indépendance. Ces tuteurs, à vrai dire, sont eux aussi comparables à des enfants, car ils se réfèrent à des autorités supérieures pour savoir ce qui est vrai ou faux, juste ou injuste, bien ou mal...

Pour Kant, l'émancipation (libération, passage à l'âge adulte) de l'humanité aura lieu par un processus d'auto-éducation collective. Ce processus, c'est ce qu'on appelle les Lumières (ou plutôt l'acte d'éclairer, d'illuminer : Aufklärung, en allemand). Il passe notamment par une liberté d'expression permettant à n'importe qui d'échanger des idées et des arguments avec le reste de la société. C'est ainsi que les êtres humains pourront cesser d'obéir aveuglément, comme de petits enfants, à des autorités supérieures.

Notons que Kant parle ici moins de l'autorité au premier sens du terme que de l'autorité des « grands » auteurs et des personnes réputées savantes (cf. définition 2, page 1). Il est moins question ici de l'obéissance à des ordres que de la confiance en la véracité d’une parole ou d’une doctrine. Cependant, il y a tout de même des liens entre les deux : si nous obéissons sans discuter, c'est en grande partie parce que nous croyons au discours des autorités supérieures.

Cela dit, la croyance ne fait pas tout. Comme le montre l'expérience de Milgram, on peut obéir à un supérieur hiérarchique en faisant violence à ses convictions personnelles. Et ce n'est pas parce qu'on a fait beaucoup d'études universitaires qu'on sera nécessairement moins soumis. Pour cesser d'obéir aveuglément aux autorités, il ne suffit donc pas de travailler au niveau intellectuel, comme le voulaient les philosophes des Lumières : il faut aussi se libérer au niveau de l'imagination, des sentiments, des sensations... Les liens qui nous enchaînent aux autorités supérieures sont ancrés au plus profond de notre corps et de notre âme.

Annexes : textes de référence

 

Lorsque, dans les matières qui se fondent sur l'expérience et le témoignage, nous bâtissons notre connaissance sur l'autorité d'autrui, nous ne nous rendons ainsi coupables d'aucun préjugé ; car dans ce genre de choses puisque nous ne pouvons faire nous-mêmes l'expérience de tout ni le comprendre par notre propre intelligence, il faut bien que l'autorité de la personne soit le fondement de nos jugements. - Mais lorsque nous faisons de l'autorité d'autrui le fondement de notre assentiment à l'égard de connaissances rationnelles, alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé. Car c'est de façon anonyme que valent les vérités rationnelles ; il ne s'agit pas alors de demander: qui a dit cela ? mais bien qu'a-t-il dit ? Peu importe si une connaissance a une noble origine ; le penchant à suivre l'autorité des grands hommes n'en est pas moins très répandu tant à cause de la faiblesse des lumières personnelles que par désir d'imiter ce qui nous est présenté comme grand. À quoi s'ajoute que l'autorité personnelle sert, indirectement, à flatter notre vanité.

 Emmanuel Kant

 

Extrait de Qu’est-ce que l’autorité ? de Hannah Arendt (essai inclus dans La crise de la culture - 1961)

« Puisque l'autorité requiert toujours l'obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l'autorité exclut l'usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué. L'autorité, d'autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Là où on a recours à des arguments, l'autorité est laissée de côté. Face à l'ordre égalitaire de la persuasion, se tient l'ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique.

S'il faut vraiment définir l'autorité, alors ce doit être en l'opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. (La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu'ils ont en commun, c'est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée.) Ce point est historiquement important ; un aspect de notre concept de l'autorité est d'origine platonicienne, et quand Platon commença d'envisager d'introduire l'autorité dans le maniement des affaires publiques de la polis, il savait qu'il cherchait une solution de rechange aussi bien à la méthode grecque ordinaire en matière de politique intérieure, qui était la persuasion (peithein), qu'à la manière courante de régler les affaires étrangères, qui était la force et la violence (bia).

Historiquement, nous pouvons dire que la disparition de l'autorité est simplement la phase finale, quoique décisive, d'une évolution qui, pendant des siècles, a sapé principalement la religion et la tradition. »

Début de Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) - Emmanuel Kant (1724-1804)

 

Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le beau sexe tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent les dangers qui les menacent, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés (attitrés) de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la (leur) minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse, (cupide et autoritaire) mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de lisière à la grande masse privée de pensée.

Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines.

 

Exercices sur le cours

1. Dans le premier texte de l’annexe, que signifie le mot « autorité » ? [Rappel : le mot « autorité » a deux sens principaux]

2. En vous aidant de ce texte de Kant et du cours, répondez à cette question : a-t-on raison d’attacher de l’importance à l’autorité d’un « grand auteur » ?

3. En vous aidant du cours (ou/et des textes), donnez une réponse argumentée à cette question : l’obéissance à une autorité supérieure est-elle justifiée d’un point de vue moral ?

4. En vous aidant du cours et/ou des textes de l’annexe, donnez une réponse argumentée à cette question : la soumission à l’autorité a-t-elle une origine naturelle ou culturelle ?

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Qu’est-ce qui rend une parole séduisante ?

L'éloquence peut prendre deux formes au moins (cf. le texte de Pascal p. 128) :

- elle peut être le pouvoir de faire des discours convaincants, et en particulier d'exposer des démonstrations ou des arguments rationnels (cf. le cours sur l'argumentation) ;

- elle peut être le pouvoir de faire des discours séduisants. Dans ce cas, elle est ce qui permet d'influencer un auditoire en jouant sur ses désirs et sur ses émotions.

Quelqu'un qui a le première forme d'éloquence ne cherche pas spécialement à faire plaisir à ses auditeurs : il cherche à les instruire, y compris au sujet de vérités désagréables et en utilisant des raisonnements qui nécessitent un certain effort d'attention. Les paroles séduisantes, au contraire, procurent toujours du plaisir : si nous sommes influencés par elles, c'est parce qu'elles correspondent, au moins en partie, à ce que nous avons envie d'entendre.

C'est ce pouvoir de séduction que nous allons maintenant chercher à comprendre.

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, il faut se rappeler deux choses importantes. La première, c'est que l'éloquence ne se confond pas forcément avec la rhétorique (cf. le cours sur la rhétorique). Si la parole peut être séduisante, ce n'est pas forcément parce qu'elle respecte des règles techniques. Peut-être existe-t-il des gens qui ont naturellement un pouvoir de séduction. Cela ne veut d'ailleurs pas dire que la nature soit forcément opposée à l'art de la rhétorique : comme l'explique Crassus, dans un dialogue de Cicéron (De l'orateur), des orateurs naturellement doués peuvent perfectionner leurs qualités et corriger quelques défauts par leur travail. Mais si la séduction est artificielle, elle doit sembler naturelle. Quelqu'un qui veut séduire par ses paroles doit faire comme le compositeur Rameau : « tâcher de cacher l'art par l'art même », c'est-à-dire être tellement virtuose que la technique n'est plus visible, et que la grâce du discours paraît naturelle.

Deuxième point important : les deux formes d'éloquence (celle qui convainc à l'aide d'arguments rationnels et celle qui séduit) ne sont pas forcément opposées. Pour convaincre un auditoire, il est sans doute préférable de présenter ses arguments de manière agréable, en ayant une voix plaisante, en articulant bien, en ayant un rythme ni trop lent ni trop rapide, etc. Inversement, comme on va le voir, il peut y avoir un plaisir à s'instruire et à entendre des arguments rationnels.

Voyons maintenant comment la parole peut être séduisante. Nous nous intéresserons d'abord à la parole en elle-même, puis à la manière dont elle est incarnée par une personne.

 

I. Le pouvoir de séduction des mots

1. Au niveau du contenu

Comme on l'a vu, une parole séduisante fait plaisir à celui qui l'écoute. C'est ainsi qu'elle a du pouvoir : nous avons envie de croire à des paroles qui nous charment, et nous sommes disposés à suivre les conseils ou les recommandations d'une personne qui a ce pouvoir de séduction. Mais comment des mots peuvent-ils susciter du plaisir ?

a. Ils peuvent nous flatter, nous présenter une image agréable de nous-mêmes. Cf. la fable Le corbeau et le renard, de La Fontaine.

b. Une personne éloquente peut susciter chez nous des sentiments positifs vis-à-vis d'elle, en nous incitant à croire qu'elle est en mesure de répondre à nos désirs ou à nos besoins. Même lorsqu'un discours séduisant suscite des émotions négatives (comme la peur), il apporte un antidote en prétendant apporter une solution au problème : « Votez pour moi, et je m'occuperai de toute cette insécurité qui vous pourrit la vie. » La séduction, encore une fois, implique le plaisir de l'auditeur.

c. Parmi les désirs de l'être humain, il y a celui d'avoir une pensée cohérente. Voilà pourquoi un discours séduisant peut exposer des raisonnements logiques. Mais pour rester séduisant, donc plaisant, il ne doit pas être trop rigoureux : de longs raisonnements scientifiques ou philosophiques sont trop difficiles à suivre pour un auditeur moyen. Il n'est donc pas rare qu'un discours séduisant ne soit rationnel qu'en apparence, et que les raisonnements qu'il expose ne soient que des sophismes (raisonnements séduisants mais trompeurs, souvent parce qu'ils sont mal construits). Un exemple de raisonnement séduisant, mais dont la conclusion n’est pas forcément vraie, c’est l'induction, le fait de généraliser à partir de cas particuliers qui ont été observés.

d. L'être humain ne désire pas seulement avoir une pensée cohérente. Il désire aussi connaître la réalité, les faits. Voilà pourquoi un discours peut nous séduire en répondant à notre curiosité, notre soif de connaissances. Dans ce cas – comme dans le cas précédent, cf. c – la persuasion n’est plus forcément une « persuasion qui fait croire » : elle peut être une « persuasion qui instruit » (cf. le Gorgias de Platon). Mais il arrive aussi fréquemment qu'une parole séduisante ne réponde pas correctement à notre désir de connaissance : les prétendus faits qu'elle nous présente peuvent être un pur produit de l'imagination humaine. Par exemple, beaucoup de gens n'ont plus confiance dans la parole des gouvernements, et même des experts scientifiques qu'on voit à la télévision. Il se peut d'ailleurs qu'ils aient de bonnes raisons de se méfier de ces discours. Seulement, leur esprit critique a parfois des limites. Il arrive en effet que la soif de vérité de ces personnes les conduise à adhérer des théories alternatives plus ou moins fausses, voire délirantes.

e. Ce qui peut rassurer, susciter la confiance des auditeurs, c'est l'argument d’autorité, qui consiste à citer le nom d’un auteur connu et respecté qui est censé avoir eu le même point de vue que celui qu’on défend. « Aristote, ce grand philosophe, l’avait déjà dit avant moi. »

 

2. Au niveau de la forme

a. La parole est d'autant plus séduisante que la pensée y est exprimée de manière claire (au moins en apparence), avec des mots adaptés à l'auditoire (savants ou ordinaires, raffinés ou familiers suivant les cas).

b. Si la parole séduisante suscite des émotions, ce n'est pas uniquement par les significations qu'elle véhicule : c'est aussi par la musicalité des mots et de la manière dont ils sont disposés dans le discours. Des rythmes et des harmonies sont créés par les sonorités des mots (comme c'est le cas dans la poésie). Dans sa Rhétorique, d'ailleurs, Aristote dit qu'un bon orateur doit s'inspirer des rythmes qu'on trouve dans la poésie, sans pour autant faire des discours en vers, ce qui serait ridicule.

c. On peut également séduire un auditoire en faisant appel à son imagination. Certains mots, en effet, suscitent des images fortes dans l’esprit des auditeurs. Par ailleurs, il est possible – comme le font les poètes – de créer des images originales et belles. Notons à ce propos que, dans le cas de la poésie, il est difficile de distinguer la forme du contenu : les poèmes les plus réussis sont sans doute ceux où la forme est bien adaptée au contenu.

 

II. La parole est séduisante si elle est incarnée par quelqu’un qui inspire confiance

1. L’élocution, la manière de prononcer les mots, doit être plaisante, et adaptée à l’auditoire. La parole est d’autant plus séduisante qu’elle met en valeur la musicalité du discours (cf. I – 2. b)

2. Le caractère de la personne (réel ou apparent) joue un grand rôle également, pour Aristote. Si la personne qui nous parle nous donne l’impression d’être bienveillante, d’avoir de l’empathie pour nous, mais aussi d’être juste, soucieuse de l’intérêt général, elle nous inspirera confiance, et nous aurons tendance à croire à ce qu’elle nous dit.

3. Les gestes, l'expression du visage, le regard, la posture, peuvent aussi renforcer les paroles.

 

 

 

 

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