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Bac blanc n°2 du lycée naval de Brest, février 2025

Publié le 8 Février 2025, 09:11am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Bac blanc n°2 du lycée naval de Brest, février 2025

“L’inconscient échappe-t-il à toute forme de connaissance ?


Introduction
On peut définir la connaissance comme une activité par laquelle l’homme cherche d’une manière ou d’une autre à saisir un phénomène par la pensée. Cette compréhension est associée à des représentations sensibles ou intellectuelles, mais est toujours gouvernée par une conscience qui appréhende le monde qui l’entoure. La connaissance s’oppose à l’ignorance, qu’on peut définir comme un manque d’expérience ou de discernement dans un domaine donné.

L’inconscient, de son côté, peut renvoyer à différentes choses. On appelle « inconscient » les contenus perceptifs ou cognitifs qui n’ont pas ou pas encore accédé à la conscience. En ce premier sens, ce terme désigne donc un état défini par la négative, comme une simple privation temporaire ou définitive de conscience. Mais le concept d’inconscient, tel qu’il a été théorisé au tournant du XXe siècle par la psychanalyse, renvoie à une réalité psychique avec un mode de fonctionnement et des caractéristiques propres. Cette réalité psychique n’est pas seulement inaccessible par la conscience. Elle y résiste positivement, dynamiquement.

Si la connaissance est la saisie d’un phénomène par une conscience et que l’inconscient est ce qui se dérobe – accidentellement ou activement – à cette conscience, il semble donc impossible, voire contradictoire, d’accéder à une connaissance de l’inconscient ! Cependant, le fait même qu’on puisse nommer et même décrire, à la manière de Freud, les structures de notre inconscient, signifie bien que nous en avons peut-être une forme de connaissance.

Nous nous demanderons donc si nous sommes condamnés à deviner ou à supposer notre inconscient sans jamais le connaître, ou bien si nous pouvons y avoir accès par une forme de savoir.

Dans un premier temps, nous verrons que l’inconscient, défini comme une simple privation de conscience, ne peut pas être connu de manière positive et systématique. Cependant, si l’on postule que l’inconscient est un phénomène parmi d’autres, dont les effets s’observent par les médecins et les psychanalystes, alors il devient possible d’en produire une connaissance globale. Cette connaissance n’a rien à voir avec la démarche hypothético-déductive qu’on trouve en science, ni même avec l’intuition sensible du monde qui nous entoure. Nous verrons dans un troisième temps qu’elle se construit par chaque individu de manière indirecte, à travers le langage.
 

Première partie / L’inconscient échappe par définition à la connaissance et la conscience
L’inconscient, s’il est défini comme un contenu perceptif ou cognitif qui échappe à la conscience, est pure négation de la conscience. Il ne peut donc pas apparaître comme un objet de connaissance à part entière.

Leibniz constate déjà, dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, que nous sommes incapables de saisir consciemment toutes nos perceptions. Il donne l’exemple du bruit des vagues : lorsqu’on entend le ressac, on entend en réalité un nombre infini de bruits de petites vaguelettes, des gouttes qui les composent, dont on est simplement incapable d’avoir conscience.

L’inconscient, dans cette définition, peut être assimilé à une zone de notre esprit qui comporte toutes les perceptions et les représentations auxquelles nous n’avons pas immédiatement accès. C’est une sorte de trésor caché de notre esprit.

Transition : Mais les contenus dont nous n’avons pas conscience sont-ils simplement dissimulés dans les recoins de notre esprit, ou se dérobent-ils activement ? S’il est si difficile d’avoir accès à certaines de nos motivations profondes ou à des souvenirs enfouis, n’est-ce pas que quelque chose, dans notre pensée, œuvre parfois contre notre conscience ?

Deuxième partie / L’inconscient est aussi une force dynamique qui peut être saisie de manière indirecte
C’est l’hypothèse que formule Nietzsche dans Par-delà bien et mal, lorsqu’il constate : « Une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas quand moi je le veux. » Si c’est la pensée qui décide quand se montrer ou se dérober, il y a peut-être une part de notre inconscient qui se refuse activement à notre conscience, comme s’il y avait quelque chose à cacher.

C’est justement cette composante active de l’inconscient, dynamique, que Freud tente de théoriser. Il développe notamment la notion de Ça (nos désirs inconscients) et de Surmoi (les interdits que nous avons intériorisés) pour expliquer la position instable et tiraillée du Moi, pouvant mener à des névroses ou des psychoses.

Le concept d’inconscient a donc une place dans la connaissance : il est le postulat de la théorie psychanalytique. En ce sens, l’inconscient n’échappe pas à une forme de connaissance : il est l’objet même de la psychanalyse, qui aura une longue postérité après Freud, avec par exemple Jung ou Melanie Klein.

Transition : La psychanalyse ne fait toutefois pas l’unanimité. Est-ce une science ? Le philosophe des sciences Karl Popper fait ce reproche à Freud : pour lui, l’inconscient ne peut pas prétendre à une connaissance quelconque, mais il est simple objet de discours, qui ne s’ouvre pas à sa propre falsification. Cependant, faut-il qu’une discipline soit une science pour permettre d’offrir une forme de connaissance ? Pas nécessairement. La cure psychanalytique montre qu’il est possible de connaître l’inconscient indirectement, en observant ses effets dans notre vie quotidienne, sur notre corps et notre langage notamment.

Troisième partie / Il est possible d’avoir accès à des manifestations de l’inconscient par l’analyse du corps et du langage
Contrairement à la physique ou la biologie, la connaissance de l’inconscient n’est pas la rencontre pure et simple d’une conscience et d’un phénomène observable extérieur à elle. Il faut donc dépasser le schéma classique de la connaissance « Sujet / Objet ».

Comment faire ? En analysant les traces, les manifestations de l’inconscient. Le Sujet se prend comme objet lui-même, à travers divers éléments qui émanent de lui : rêves, lapsus, actes manqués, symptômes, fantasmes sexuels, etc. Ces symptômes expriment un désir refoulé de la conscience, c’est-à-dire de l’inconscient.

La cure analytique doit permettre d’interpréter l’inconscient. Freud, dans L’Interprétation des rêves, donne des pistes pour décoder ce que l’inconscient exprime. Le Sujet peut ainsi se comprendre, mais il a besoin d’un médiateur (le psychanalyste) pour rendre transparent ce qui est a priori opaque à sa conscience.

Conclusion 
Si l’on définit l’inconscient comme une simple privation de conscience, alors il semble difficile de le connaître comme on connaît d’autres phénomènes qui nous entourent. Si au contraire, on s’y intéresse comme à une force psychique ou un principe explicatif, il semble possible d’en décrire les structures et le fonctionnement objectif. Nous avons vu que d’après la théorie psychanalytique, nous avons tous un inconscient structuré à peu près de la même manière. 

Cependant, nous avons également compris que le concept même d’inconscient déjouait l’opposition « Sujet / Objet » qui est à la base de la définition de la connaissance. La connaissance de l’inconscient va de pair avec la naissance d’un Sujet qui, sans pouvoir être totalement transparent à lui-même, se construit autour d’un récit psychanalytique.

 

source :

https://www.philomag.com/bac-philo/corriges-du-bac-philo-filiere-generale-linconscient-echappe-t-il-toute-forme-de

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2) "L’homme est-il condamné à se faire des illusions sur lui-même ?"

L’idée de condamnation évoque l’enfer sans rémission d’une condition humaine prisonnière de ses illusion, c’est à dire d’erreurs dont la source est le désir. Nous voyons le réel non pas tel qu’il est mais tel que nous souhaitons qu’il soit. De plus, il ne s’agit pas d’un réel extérieur à soi mais bien de nous mêmes: nous nous illusionnons sur nous-mêmes. Nous prenons nos désirs pour des réalités, tel l’amoureux éconduit qui, contre toute raison, s’accroche à l’illusion d’être aimé. Faut-il préférer la vérité qui blesse mais qui, aussi, libère, à l’illusion qui réconforte? Faut-il , pour autant, bannir toute illusion et est-ce vraiment possible? L’illusion n’est-elle pas l’expression d’une aspiration, d’un élan sans lequel nous ne pourrions continuer à « persévérer dans notre être » ?

 

I L’homme illusionné sur lui-même - Se faire des illusions

1) dans l’allégorie de la caverne, Platon décrit des prisonniers spectateurs d’un théâtre d’ombres , ombres d’ombres, c’est à dire d’objets factices, de marionnettes qu’ils prennent pour des réalités. Ils n’ont pas conscience de vivre dans un monde de faux-semblants. Quand on veut les faire accéder à la lumière de la vérité, ils se révoltent et préfèrent l’illusion d’une réalité douteuse et incertaine. Métaphore du refus de la vérité, ces prisonniers nous ressemblent. Tout comme eux,nous sommes condamnés aux illusions.

2) Freud évoque les 3 grandes illusions qui ont animé l’humanité au cours de son histoire: – l’illusion du géocentrisme (croyance dans laquelle l’homme serait au centre du monde) – l’illusion d’être la créature privilégiée de Dieu (l’homme en réalité, comme l’a montré Darwin, a une parenté avec l’animal) – l’illusion d’être un sujet libre et maître de soi, doté d’une conscience transparente à elle-même. La psychanalyse et la découverte de l’inconscient psychique démentiront cette haute image que l’homme se fait de lui même. Tel un enfant, il se cache les yeux et ne veut pas voir la réalité de sa condition.

3) Cherchant une consolation dans la quête d’un bonheur illusoire, il erre comme nous le dit Pascal, dans des temps incertains et ne se rend pas compte que ce but, sans effectivité, n’est qu’un « idéal de l’imagination ». Dans ces conditions, faut-il préférer la vérité qui blesse et libère, à l’illusion qui réconforte? Ou bien, sommes-nous définitivement condamnés à l’illusion?
 

II Perdre ses illusions - La désillusion

1) Socrate dégonfle la baudruche des opinions et des faux-savoirs pour mettre son interlocuteur sur le chemin de la connaissance. La notion de désir est inversée; le désir n’est plus leurre mais l’aspiration d’une véritable connaissance quitte à déboucher sur des apories et a été en proie à l’inconfort de l’incertitude.

2) Perdre ses illusions suppose une entrepris volontaire, solitaire, radicale et courageuse comme celle qu’entreprend Descartes dans la 1ère méditation où il s’agit « de se défaire de toutes les opinions que j’ai reçues jusqu’ici en ma créance ».

3) Perdre ses illusions, c’est renoncer à une forme de toute puissance acquise grâce aux sciences et aux techniques et prendre la mesure de notre force de destruction. Freud dira à la fin de Malaise dans la culture que « les hommes ont désormais les moyens de s’exterminer jusqu’au dernier ». Ainsi, selon Hans Jonas, nous avons le devoir de nous « faire peur » de façon à anticiper une catastrophe à venir et dont la nature nous est encore inconnue.


III Redonner sa juste place à l’illusion comme expression de notre désir de vivre

1) l’illusion comme désir - nous ne pouvons vivre sans illusions- peut prendre la forme d’un espoir « négocié » rationnellement. Ainsi, Jankélevitch dans son livre sur la mort rejette la consolation de l’immortalité de l’âme ( nous sortons du néant pour retourner au néant) tout comme il critique le déni d’une mort pensée d’une manière trop sereine et finalement légère par les philosophes de l’Antiquité. La mort est belle et bien une tragédie ; pourtant nous pouvons nous accrocher à une « lueur clignotante » mais bien réelle, qui que nous soyons, rien, ni personne ne peut nous ôter le fait de « l’avoir-été, l’avoir-aimé, l’avoir-vécu ».

2) espoir négocié, sortir de la condamnation à l’illusion sur soi-même, c’est tout simplement sortir de soi pour faire le chemin vers l’autre. D’une certaine façon, s’oublier soi-même pour répondre à l’appel d’autrui et faire de ce départ un départ sans retour. Echapper à soi-même, à sa condition d’être rivé et rencontrer l’infini dans le visage de l’autre . Lévinas)

3) Espoir négocié-sortir de la condamnation à l’illusion, dans la création, création d’oeuvres, création de soi. – le travail comme réalisation de soi: « je me contemple dans le miroir de mon activité » – l’art: l’artiste joue avec les réalités dernières -celle de la métaphysique- et néanmoins, il les atteint effectivement( Paul Klee) Conclusion: nous ne sommes pas définitivement condamné à l’illusion sur soi. Faire l’épreuve de la réalité ne conduit pas forcément à la démoralisation et au désespoir mais nous invite à rechercher des « espoirs négociés » entre illusion et raison.

 

source :
https://www.phosphore.com/tout-pour-le-bac/methodo/sujets-corriges/corriges-bac-philo-2011-serie-l/

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3) "Suis-je ce que mon passé a fait de moi ?"


Introduction
Eugène-François Vidocq est resté célèbre comme chef de la « brigade de sûreté » de Paris, après avoir passé les premières années de sa vie comme brigand et délinquant. Un tel retournement peut nous conduire à nous interroger : il semble que Vidocq a fait table rase de son passé pour devenir un tout autre homme et se ranger du côté de la justice. On peut dès lors se poser la question : suis-je ce que mon passé a fait de moi ? Une telle question interroge notre identité dans le temps, en articulant trois itérations de la première personne du singulier, d’abord, comme « je », sujet de cette identité, puis comme « mon passé » – ici, l’adjectif possessif semble indiquer que je dispose du « passé » -, enfin comme « moi », c’est-à-dire comme patient et matière de l’action du passé. Ainsi, le sujet présuppose que mon passé, loin d’être quelque chose dont je dispose, me relègue en fait à un rang passif et déterminé.

Cette question met ainsi en cause le rapport entre le temps et ma liberté : d’un premier point de vue, il est bien évident que je suis ce que mon passé a fait de moi, puisque ce que je suis repose tout entier dans ce que j’ai été jusqu’ici ; mais, inversement, l’on pourrait arguer que mon passé est justement, par définition, passé, derrière moi, et que, pour ma part, je suis au présent, détaché et différent de mon passé. Si mon passé est vraiment mien, alors je dois pouvoir en disposer, au présent, et m’en affranchir librement, comme bon me semble, de façon à être un « je » sujet et non plus un « moi » objet. Mais alors, l’on pourrait se demander ce qu’il reste de ce « moi » affranchi de tout passé, qui pourrait n’être dès lors qu’une coquille vide, une abstraction. Ainsi, nous tâcherons de résoudre le problème suivant : comment le moi peut-il être à la fois le produit déterminé de son passé et un agent libre capable de s’en affranchir ?

Nous montrerons d’abord que le moi est bien, avant tout, le produit de son passé : son passé détermine son présent de façon continue, sans qu’il puisse y avoir de cassure entre le présent et le passé. Cependant, une telle conception fragilise la distinction entre le passé et le futur, ce qui nous portera à défendre que le moi est au contraire d’autant plus lui-même qu’il s’affranchit librement de son passé, qui n’est passé justement qu’en tant que relégué par le moi. Toutefois, cette position fragilise cette fois le moi lui-même, qui risque de voir son identité réduite ; aussi, nous avancerons que le moi est libre justement en tant qu’il embrasse activement tout son passé pour créer quelque chose de nouveau dans le présent.
 

Éléments de première partie
Le moi se comprend avant tout comme son passé, et il n’est en effet rien d’autre que le déploiement de ce passé dans le présent. Cette conception du moi conduit à décrire son développement comme continu, sans saut ou brisure entre le passé et le présent. Nous verrons cependant que cette position est limitée, en ce qu’elle amoindrit la distinction entre le passé et le présent.

Passé et identité
Si l’on nous demande « qui êtes-vous ? », l’on répondra par notre nom, notre profession, notre nationalité, voire nos goûts et expériences. Dans tous les cas, ces réponses reposent sur des événements passés : mon nom a été donné à ma naissance, et tout ce qui me définit et identifie semble ainsi puiser dans ma mémoire et mon passé. Ce que je suis semble donc consister en l’ensemble de mon passé, depuis ma naissance jusqu’à aujourd’hui. De la sorte, mon identité ne consiste pas seulement en ma mémoire, mais aussi en mon passé inconscient : je ne suis pas seulement tout ce dont je me rappelle, mais ce que je suis aujourd’hui, comme mon caractère par exemple, est produit par ce que j’étais dans ma toute petite enfance, dont je n’ai aucun souvenir. En outre, mon identité est quelque chose de simple : je ne suis qu’un seul « moi-même », malgré toute la longueur de mon passé et la pluralité de mes expériences. L’on peut ainsi affirmer que mon identité, à travers mon passé, témoigne d’une essence toujours en développement. Cette essence est l’essence d’une substance, que j’étais et que je suis.

Cette position est celle que défend Leibniz dans La Monadologie : chaque substance, y compris celle que je suis, est un être simple qui recouvre une multiplicité qualitative et temporelle qui la différencie des autres substances. D’après le philosophe, la perception n’est rien d’autre que la synthèse de cette multiplicité à chaque instant du présent. Mon passé n’est ainsi rien d’autre que l’ensemble de mes perceptions précédentes. En outre, étant donné que chaque substance a l’ensemble de son identité comprise dans une essence qui se déploie dans le temps, et que cette essence est la même une fois pour toutes, il faut admettre que mon essence est déterminée de toute éternité, et que mon présent procède de mon passé de façon nécessaire, sans que j’aie le choix de transformer cette essence. Ainsi, si je suis ce que mon passé a fait de moi, ma liberté est extrêmement réduite, et mon présent tout entier est produit par mon passé, sans que le présent apporte quelque chose de nouveau. Ainsi, comme l’écrit Leibniz, §22, « tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l’avenir ». Ainsi, la substance simple que je suis, ou monade, peut se comprendre comme déploiement immanquable et déterminé de son essence dans le temps, de sorte que le présent n’est rien d’autre que le déploiement nécessaire du passé.

La continuité du passé au présent
Cette position implique que la production de mon présent par mon passé soit parfaitement continue, sans rupture, puisque tous les événements de mon présent sont le déploiement prévu d’avance de mon passé : si je suis libre, ma liberté ne me permet pas d’interrompre ce déploiement nécessaire, elle ne me permet pas d’introduire une discontinuité. Pour Leibniz, ma liberté est maintenue dans la mesure où le contenu de ma substance, mon essence, est contingente, et qu’elle eût pu être toute autre, si le choix de Dieu avait été différent. Ma volonté est inclinée selon les motifs charriés par mon passé, mais n’est pas déterminée nécessairement : comme mon présent et mon passé sont contingents, ils ne sont pas nécessaires, ce qui maintient un espace pour une forme de liberté. Ainsi, Vidocq lui-même aurait un destin continu, sans rupture, et il est vrai que celui qui connaît bien le milieu de la délinquance et du brigandage a tout pour devenir un bon indicateur, puis un bon policier.

Limites de la thèse
Toutefois, cette conception du passé et de la liberté est limitée, dans la mesure où cette liberté n’est jamais exercée en réalité : certes, mes choix présents sont contingents, et pourraient être autres. En cela, je suis ce que l’on pourrait appeler un automate spirituel, dont le passé se déploie de lui-même dans le présent. Nonobstant, l’on peut arguer que cela n’est pas suffisant pour se considérer comme libre, c’est-à-dire comme détaché de la chaîne des causes déterminées, capable de s’en abstraire pour être soi-même le commencement absolu d’une nouvelle chaîne d’effets. C’est ainsi que Kant critique la position de Leibniz dans la Critique de la Raison pratique : pour lui, la liberté selon Leibniz «ne serait au fond pas meilleure que la liberté d’un tournebroche qui, lui aussi, une fois qu’il a été remonté, accomplit son mouvement de lui-même ». Ce déploiement automatique du passé vers le présent rend ainsi problématique l’attribution à l’homme d’une forme authentique de liberté.

Plus grave, cette position compromet la distinction entre le passé et le présent : si mon présent n’est rien d’autre que le déploiement de mon passé, quelle différence reste-t-il entre le passé et le présent? Ne devrait-il pas plutôt y avoir un seul temps continu, sans distinction entre le passé, le présent et le futur ? L’existence même du présent simple indiquer qu’il existe une rupture, une cassure réelle entre le passé et le présent.

 

Éléments de deuxième partie
Ainsi, si nous concevons strictement le moi comme ce que mon passé produit nécessairement, sans écart et sans nouveauté introduite par le présent, non seulement le concept de liberté est fragilisé, mais c’est la distinction même entre le passé et le présent qui doit être remise en question. Or, cette distinction est parmi les choses les plus évidentes de notre expérience. Il semble donc qu’il nous faille dépasser notre première position, en envisageant que je puisse ne pas être ce que mon passé a fait de moi.

La rupture entre le passé et le présent
Le manque de distinction entre les éléments du temps nous conduit ainsi à avancer que la liberté puisse être ce qui, justement, introduit une coupure, une limite entre le présent et le passé, et constitue une condition de leur différence. Ainsi, il faudrait dire que je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi, sans quoi le mot même de passé n’aurait aucun sens : c’est la rupture que j’introduis entre le présent et le passé qui crée leur écart. Cette thèse est défendue par Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant.

Dans cet ouvrage, le philosophe mobilise le concept de liberté pour comprendre la différence entre le présent le passé. Son analyse se fonde sur une conception de la liberté comme néant, c’est-à-dire comme vide ou indépendance que le sujet qui dit je introduit dans les objets qu’il appréhende. Parce que le moi est conscient, parce qu’il est pour lui-même, Sartre appelle son mode d’être le pour-soi. Les objets qu’il appréhende, eux, parce qu’ils ne sont pas conscients et restent immuablement ce qu’ils sont, relèvent de l’en-soi. Comme la conscience introduit un néant dans ce qu’elle est elle-même, elle n’est pas ce qu’elle est (alors que la chaise, elle, qui est sans conscience, est ce qu’elle est, sans décalage ni écart). Ce néant est manifeste dans le rapport du passé au présent : je suis, au présent, mon passé (par exemple, je suis un ancien bébé) ; toutefois, je le suis sur le mode de l’avoir-été, c’est-à-dire sur le mode du passé, qui est séparé de moi par un néant. Autrement dit, je suis mon passé dans la mesure où je ne le suis pas, où il est relégué derrière moi.

Comme l’écrit Sartre : « La liberté c’est l’être humain mettant son passé hors de jeu en sécrétant son propre néant. » Mon passé est ce que je suis sur le mode de l’en-soi, c’est-à-dire sur le mode de l’être définitif, immuable ; mais mon présent, lui, je le suis sur le mode du pour-soi, libre et ouvert sur tous les possibles. La distinction même entre le passé et le présent nous permet ainsi de répondre par la négative : je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi, et même, je ne suis moi-même que dans la mesure où je traite mon passé comme passé, c’est-à-dire comme quelque chose d’anéanti, que je peux reléguer et dont je peux m’affranchir.

La liberté en situation
Cependant, notre première thèse n’est pas pour autant entièrement invalidée : certes, je ne suis que dans la mesure où je suis libre de mon passé, mais, en même temps, je suis mon passé. Ce fait que je suis mon passé, Sartre le nomme “situation”. La situation est le socle, la matière de ma liberté. Je suis absolument libre, mais cette liberté s’applique à de l’en-soi, à des objets qui m’opposent une résistance. Mon passé est lui-même un objet résistant : je le traîne derrière moi, il est quelque chose dans lequel je suis situé, que je le veuille ou non. Cependant, du fait de ma liberté, je peux décider de m’affranchir de mon passé, d’être une autre personne que celle que mon passé m’assigne. In fine, ma liberté, mon être-pour-soi, n’est liberté que si elle est appliquée à de l’en-soi, tel que mon passé. Admettre ma liberté vis-à-vis de mon passé, ce n’est donc pas pour autant nier toute influence de mon passé sur ce que je suis. Simplement, c’est juger que cette influence peut être modifiée, voire niée par ma liberté.

Limites de la thèse
Cependant, cette position est limitée par le statut même de ma liberté vis-à-vis de mon passé. En effet, si je suis libre de faire n’importe quoi de mon passé, qu’est-ce qui motivera mon choix de réaliser tel ou tel possible ? Comment un choix peut-il être absolument libre, détaché de toutes les inclinations trouvables dans mon passé ? Car, si je fais un choix, il y a bien un mobile, même inconscient ou infinitésimal, qui m’a fait pencher pour un côté plutôt que l’autre. Ici, la difficulté n’est pas dans la distinction entre le présent et le passé, mais dans la teneur du moi lui-même.
Autrement dit, ce n’est plus la différence entre le présent et le passé qui paraît vide, mais le moi lui-même, dénué de tout motif qui l’incline dans sa liberté. Quelle est mon identité, si, en raison de ma liberté, je suis toujours séparé de tout mon passé ? Mon identité passée est riche, mais passée. Dès lors, que reste-t-il dans mon présent, si ce n’est ce néant qu’est ma liberté ? Certes, je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi, mais alors, qui suis-je ?

Par conséquent, il semble bien que notre deuxième position ne soit pas tenable non plus, en l’état. Certes, je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi, mais il faut bien qu’il y ait une certaine continuité entre mon passé et mon présent, sans quoi je ne serais rien ni personne.

Éléments de troisième partie
Face à l’impossibilité d’être entièrement ce que mon passé a fait de moi, et l’impossibilité égale de ne pas être ce que mon passé a fait de moi, il nous faut réintroduire une forme de continuité entre le passé et le présent, tout en maintenant une forme de liberté vis-à-vis de ce passé.

Durée et présent
Ce qui manquait à notre première thèse, dans son traitement de la liberté du moi, c’était la position selon laquelle rien dans le présent n’introduit de nouveauté par rapport à ce qui est prévu de toute éternité et inscrit dans notre passé. Chez Leibniz, le présent ne fait que développer ce qui est déjà gravé dans le passé, et le présent n’est en rien le lieu d’une floraison de nouveauté. Pourtant, lorsque nous éprouvons le moment présent, nous ressentons qu’il n’est pas une simple redite du passé, mais qu’il offre toujours quelque chose de nouveau et d’inouï : rien de ce qui est présent, au sens strict et rigoureux, n’est encore arrivé, et chaque configuration du monde est toujours nouvelle, ne serait-ce que par un détail. Ainsi, le temps n’est pas simplement développement nécessité de toute éternité, ni coupure toujours renouvelée vis-à-vis du passé, mais création continuelle de nouveauté. Autrement dit, il est durée.

C’est ce terme que mobilise Bergson dans L’Essai sur les données immédiates de la conscience pour rendre compte du temps tel qu’il est éprouvé par l’homme. « La durée toute pure, écrit-il, est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. » Elle est donc avant tout le temps vécu comme continu, ininterrompu et sans coupure nette entre les événements. De ce point de vue, notre présent est bien la continuation du passé, mais cette continuation est un accroissement libre d’imprévisible nouveauté.

Embrasser son passé dans l’acte libre
Dans cette conception du rapport entre notre présent et notre passé, une authentique liberté a toute sa place. En effet, la durée est toujours continue, ce qui signifie qu’elle charrie avec elle tout ce qu’elle était. Être libre, de ce point de vue, c’est agir en embrassant tout notre passé, y compris notre passé inconscient, dans un acte de nouveauté qui transfigure ce passé en un présent imprévisible, mais en continuité avec lui. Cependant, la majorité de nos actions ne sont pas libres, mais déterminées ou mécaniques : l’action quotidienne suit la pente de l’habitude, qui ne mobilise pas tout notre passé, mais seulement les routines propres à insérer nos actes efficacement dans le monde. Les actions libres, elles, sont celles qui nous conduisent à apporter quelque chose de nouveau dans le monde, et cette nouveauté est produite par la synthèse de notre passé tout entier.
La liberté n’est donc pas affranchissement vis-à-vis du passé, mais bien reprise de ce passé tout entier pour le transfigurer en quelque chose de nouveau. L’on peut ainsi affirmer que je suis ce que mon passé a fait de moi, puisque mon identité profonde, mon « moi fondamental » est avant tout la synthèse de ce passé. Et, en même temps, l’on peut dire que je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi, puisque je ne suis pas déterminé par mon passé, mais au contraire par un présent ossifié, mécanique, qui correspond à l’aspect routinier de ma vie.

Ainsi, il serait plus juste de dire que je me fais dans la mesure où j’embrasse l’ensemble de mon existence passée : ce n’est pas mon passé qui me détermine, mais moi-même qui m’identifie à mon passé et y puise ma liberté.
 

Conclusion
Notre parcours nous a conduit à opposer deux conceptions antithétiques du temps : la première nous faisait voir que l’identité du moi n’était rien d’autre que le développement prévu d’une essence immuable, au risque de rendre diffuse la distinction entre le passé et le présent ; la seconde nous montrait que l’identité était justement coupure vis-à-vis de toute essence prédéfinie dans mon passé, au risque de vider le moi de tout contenu colorant cette liberté retrouvée. Nous avançons donc que c’est moins mon passé qui fait de moi ce que je suis, que moi qui suis d’autant plus moi-même que je laisse affluer l’ensemble de mon passé, dans toute sa richesse. C’est seulement l’infinie richesse de ces expériences passées qui peut accoucher d’une liberté et d’une identité authentique pour le moi. De ce point de vue, la liberté s’oppose moins au déterminisme qu’à la routine sédimentée.

 

source : https://aufutur.fr/revisions/philosophie/philosophie-corrige-sujet-passe/

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