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Commentaire de texte : E. Lévinas, « Éthique et infini » (1982) (bac blanc)

Publié le 18 Janvier 2025, 09:08am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Commentaire de texte  :  E. Lévinas, « Éthique et infini » (1982)  (bac blanc)

Proposition de traitement par Mr S. G., T1, lycée naval de Brest, décembre 2024.

 

"Je pense […] que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.  Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer. Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».

Emmanuel Lévinas (1906-1995), Ethique et infini (1982).

 

Introduction

L'homme se différencie de l'objet par sa capacité à analyser l'environnement qui l'entoure. Ce dernier, grâce à sa capacité réflexive, s'établit en tant que subjectivité, c'est-à-dire comme sujet, en latin sub-jectum, ce qui passe au-dessous. Or, dans ce texte extrait de l’œuvre Éthique et infini, publié en 1982, Emmanuel Lévinas associe dès les premières lignes autrui à l'objet. Dans ce texte, Lévinas établit la thèse suivante : le visage est la partie du corps qui est mise le plus à nu. Et ce dernier est exposé à la vue de tous ; alors le visage serait l'élément permettant à autrui d'accéder à une vérité sur l'individu. Lévinas formulent également la thèse selon laquelle, l'homme, pour se protéger de cette nudité, de cette vérité, recouvre son visage de masques.

De nombreux autres auteurs formulent la même thèse : L'homme tente tant bien que mal de camoufler son vrai visage en usant toutes sortes de masques, de qualités, de conditions. Lévinas, dans cet extrait, reprend la thèse de Blaise Pascal, dans les Pensées, « Qu'est-ce que le moi ? » publié en 1670. Ou alors, moins ancienne, la thèse de Jean-Paul Sartre dans L’être et le néant,  « le garçon de café  », publié en 1943. Dans ces deux œuvres, Pascal et Sartre mettent en avant que l'homme ne fait qu'emprunter des "qualités" ; l'homme est un comédien sur scène jouant constamment de ses « qualités », de sa condition.

Pouvons-nous alors accéder à une vérité absolue par l'intermédiaire du visage ? Si le visage est la partie du corps qui est mise le plus à nu possible, que ce dernier représente la subjectivité de l'individu et que l'on se met à le camoufler, le modifier, l'individu reste-t- il le même ? Comment distinguer le visage nu sous sa forme la plus pure et le masque fabriqué de toutes pièces ? Ainsi, comment pouvons-nous être certains que la personne avec laquelle on échange et bien celle que l'on pense qu'elle soit ?

Dans une première partie, de la ligne 1 à 7, de « je pense que » à « sans défense », le visage est représenté comme le reflet de l'intériorité du sujet. Puis, de la ligne 7 à 14, de « la peau du visage » à «se présenter », puisque ce visage est mis à nu, l'homme se protège en portant par-dessus un certain nombre de masques, de couvertures, de titres. Enfin, Lévinas conclut de la ligne 14 jusqu'à la fin du texte, de « Et toute signification » à «tu ne tueras point » , que le visage est le seul qui ne dépend pas d'éléments extérieurs, d'autres choses, le visage est propre à chacun.

 

Le visage est le reflet de l'intériorité du sujet

Dans cette première partie, Lévinas pose sa thèse. Pour lui, le visage est la partie du corps la plus importante. Le visage est ce qui pourrait nous représenter le mieux, car a priori, ce visage, contrairement à nos pensées, nos actions, n'est pas influencé par d'autres que soi. Le postulat semble le suivant : le visage relève de questions éthiques, « le visage est d'emblée éthique. » Il ne faut pas confondre moral et éthique : la morale est un ensemble de lois, de droits et de devoirs collectifs, tandis que l'éthique est un ensemble de valeurs personnelles selon sa propre conception du bien et du mal. Après la Première Guerre mondiale, un nouveau mouvement prend de l'ampleur, celui des objecteurs de conscience. De nombreux jeunes adultes refusent de faire leur service militaire sous prétexte de l'objection de conscience, des raisons, pensées personnelles leur donnant le droit de ne pas réaliser le service militaire. Ici, ce que Lévinas souhaite faire entendre, c'est que le visage est forcément personnel. À moins d'une agression ou de violences, le visage n'est pas influencé par des alter ego (autres que moi).

Lévinas poursuit par une description du visage. Selon lui, chacun d'entre nous voit en autrui un objet pensant. Nous voyons le visage sans vraiment le regarder et lorsque l'on le regarde assez, finalement nous sommes capables de décrire ce visage comme un objet. D'ailleurs, dans la langue française, selon l'expression  : « associer un visage à un prénom», on perçoit bien que l'on transforme le visage en objet que l'on associe à une personne, comme la couleur rouge que l'on associerait au goût de la fraise.
C . Bobin, dans Les ruines du ciel dit en ce sens que : « Chacun du fond du puits de son âme attend qu'un visage se penche à la margelle. » Dans cette citation de C Bobin, deux individus sont représentés, le premier au fond du puits : sa véritable nature cachée aux yeux des autres, le second, celui qui voit son visage se refléter dans l'eau du puits. On ne peut pas assez accéder à l'intériorité d'autrui puisqu'on ne voit en autrui uniquement qu’un objet .Le premier individu ne voit pas son visage, il voit une ombre et le deuxième pense voir son visage, mais ce n'est qu'un reflet. Lévinas conclut cette première partie avec la faillibilité du visage, car ce dernier « peut être certes dominé par la perception [...] mais ne s'y réduit pas. »

C'est par le visage que l'on reçoit un grand nombre de sensations associées au sens : le goût, la vue, l'ouïe et l'odorat. Le visage est submergé par une infinité de perceptions, sans pour autant n'être que cette infinité de perceptions. Nous pouvons constater qu'ici Lévinas reprend Les nouveaux essais sur l' entendement humain de Leibniz publié en 1704, dans lequel Leibniz affirme que la conscience est constituée d'une infinité de perceptions que l'on reçoit sans forcément les percevoir.

 

Or, ce visage est mis à nu. L'homme alors se protège en portant par-dessus un certain nombre de masques, de couvertures, de titres

Lévinas, ici décrit le visage dans sa nudité la plus absolue, le visage est un accès à soi, à son intériorité, à la profondeur de son âme. Le visage est à la fois la partie la plus intime de nous-mêmes, renfermant nos plus grands secrets, nos plus grands doutes, nos plus grands peurs et certainement nos plus grands désirs et à la fois la partie de notre corps qui est la plus exposée aux yeux de tous. En effet, même lorsque l'on semble tous identiques de dos, que l'on porte la même tenue de travail avec la même casquette, il suffit de se retourner et de regarder les visages pour les distinguer l'un de l'autre. Prenons un autre exemple : lorsqu'un individu commet un crime, ce dernier a tendance à se cacher le visage afin de ne pas être retrouvé et condamné. S'il se cache, c'est camouflé, c'est qu'il sait que son visage est singulier et que, par la seule vue de ce dernier, on peut le reconnaître. C'est parce qu'il ne veut pas être reconnu qu'il se cache. Le visage fait donc partie à part entière de ce qui nous définit, de ce qu'on est, le visage est une partie de l'intériorité. Ainsi, qu’advient-il si l'on change, modifie ou camoufle notre visage ? Perdons- nous une partie de notre intériorité ? Le visage est également celui qui traduit la nature de l'homme, sa petitesse et sa pauvreté par rapport au monde. « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle. »

Lévinas finit cette partie en insinuant que l'homme ne fait que se mentir à lui-même. Il se voile la face et cherche à dissimuler cette pauvreté « en se donnant des poses une contenance. » Ce que Blaise Pascal appelle le divertissement dans ses Pensées publiées en 1670 : « L'homme n'ayant su guérir la mort, l'ennui, la misère. Ce dernier, pour  être heureux, convient de n'y pas penser. »
De plus, l'homme se protège en jouant le rôle d'un personnage, comme un acteur qui se prépare avant de monter sur scène. L'homme, pour se protéger, se déguise et porte des masques. Tantôt celui « d'un professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'État », tantôt celui du « fils d'Intel. »Sartre illustre cette thèses dans L'être et le néant, « le garçon de café », publié en 1943. « Le garçon de café s'amuse à réaliser sa condition » : dans ce texte, Sartre présente un garçon de café qui s'amuse à réaliser chaque action à la perfection. Servant les clients avec un calme et une maîtrise digne d'un automate, il abandonne sa condition de sujet pour devenir un garçon de café.

Les hommes d'aujourd'hui se camouflent ainsi, se distinguent des uns des autres par des titres purement superficiels. Au Moyen Âge, on possédait le titre de Seigneur, de Duc, de Duchesse, etc.

 

 

Finalement, Lévinas conclut que le visage est le seul qui ne dépend pas d'éléments extérieurs à soi, d'autres choses, le visage est propre à chacun
Avant de conclure sur l'exception qui est le visage, Lévinas se contente de définir « toute signification » comme une relation de cause à effet entre un quelque chose numéro un et un quelque chose numéro 2. Pour définir quelque chose, il faut encore connaître ce quelque chose. Je ne peux définir quelque chose de nouveau sans l'associer ou le comparer à quelque chose que je connais déjà : « Le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. » « Le autre chose » peut être associé aux thèses développées par Nietzsche et Locke sur l'importance des petits riens qui nous entourent, les infinités de perceptions que l'on reçoit, l'expérience de la conscience. Selon cette lecture, la conscience n'est pas uniquement un mélange d'esprit et de corps, comme l'affirme Descartes, mais plutôt l'ensemble des interactions avec le monde qui construisent notre identité. L'enfant d'hier construit l'adulte de demain. Contrairement à « toute signification, au sens habituel du terme » dont fait partie la conscience, le visage, lui, « est sens à lui seul. »

À l'exception des vrais jumeaux, le visage est la singularité de l'individu. Chacun a des traits caractéristiques du visage qui nous permettent de distinguer son voisin de gauche de celui de droite. Cette distinction si prononcée entre chaque individu permet à l'homme de représenter un visage fidèle, trait pour trait à un modèle. Ce visage est assez précis pour nous permettre de le reconnaître. Pour autant, nous n'allons pas discuter avec ce visage représenté sur une toile puisque ce dernier n'est plus sujet mais bien objet. Ce visage ne peut pas alors prendre conscience qu'il se trouve dans un musée. Autrement dit, il ne peut pas avoir connaissance de son existence. Ce visage ne peut en aucun cas savoir qu'il est représenté sur une toile.

« La signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. » (l.18) Lévinas terminent en répétant la première phrase : « la relation au visage et d'emblée éthique. » La boucle est bouclée. Lévinas conclut par son postulat qu'il a démontré et expliqué tout au long du texte. La dernière phrase est très importante puisque le visage n'est eans qu'à lui seul ; on ne peut tuer un individu en le défigurant, ou alors un rescapé, miraculeusement sauvé d'un incendie, brûlé au troisième degré, le visage fondu, déformé, méconnaissable, ne meurt pas pour autant, car le visage est singulier, n'a pas de relation avec « autre chose ». « Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire « tu ne tueras point » »

 

 

Pour conclure, Lévinas dans cet extrait reformule la thèse de Blaise Pascal dans les Pensées, « Qu'est-ce que le moi ? » sur les "qualités" empruntées de chacun. Le visage est représenté comme étant une source d'informations et de vérité afin d'apprendre sur le sujet avec lequel nous échangeons. Or, l'homme se protège de cette nudité, de cette vérité en se camouflant dans la masse, en se déguisant, en portant un certain nombre de masques, s'attribuant des titres et autres distinctions. De ce fait, l'homme, en regardant le visage d'autrui, ne voit qu'un objet démuni de sens et de vérité. Puisque chaque homme se déguise, il est impossible d'atteindre une vérité par l'intermédiaire d'un visage, puisque cette partie du corps, qui semble à première vue nue et sans défense, est en réalité couverte d'un large bouclier et d'une épée tranchante.
Le visage n'a plus rien d'authentique. On jongle entre différents masques, rôles, personnage. Nous sommes contraints de faire semblant de croire que nous ignorons que la personne avec laquelle nous échangeons ne porte pas de masques. Ainsi, nous savons tous, sans le savoir vraiment, que nous ne parlons pas à la personne avec laquelle nous pensons parler, échanger. Comme l'affirme Blaise Pascal dans les Pensées, alors « Nous n’ aimons donc personne, seulement des qualités empruntées. »

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