Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive. Mais dans une science évoluée, les changements nécessaires ne servent généralement qu’à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s’agit d’approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de vérité pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la vérité « technique », qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l’avenir. La vérité « technique » est une affaire de degré : une théorie est d’autant plus vraie qu’elle donne naissance à un plus grand nombre d’inventions utiles et de prévisions exactes. La « connaissance » cesse d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière.
Bertrand Russell, "Science et religion" (1935)
Dans ce texte, Russell souligne les maints aspects que peut prendre la vérité dépendamment de la discipline qui l’affirme. Ainsi, contrairement à la vérité immuable de la religion, la vérité scientifique a un caractère provisoire. Cependant, et en décrivant tout au long de ce texte le souci et le succès de la science à épouser le changement dans ses théories, Russell dénonce un scientisme, ou la croyance en une vérité scientifique absolue chez les pionniers de la science.
Ce qui nous incite à poser les questions suivantes : quelles sont les caractéristiques de la vérité scientifique ? Comment établir la séparation entre la vérité scientifique et le dogmatisme scientifique ?
Nous allons essayer de répondre en étudiant d’une part, la différence entre les deux vérités et d’autre part, la spécificité de la vérité technique.
I- Différence entre vérité religieuse et vérité scientifique
L’auteur commence son texte en dressant une comparaison entre « le credo religieux » et « la théorie scientifique » et montre la divergence de perspective concernant leurs vérités respectives. Pour comprendre ceci, il s’agit de définir ces deux disciplines. La religion est un ensemble de croyances et de pratiques de culte qui aspirent au divin dans une relation affective et dans l’expérience du sacré. Il en résulte que la vérité religieuse est atteinte par l’affect ; c’est une vérité du cœur et non de la raison comme le disait Pascal (malgré les tentatives de plusieurs philosophes et penseurs de rapprocher la foi de la raison). Par ailleurs, la vérité établie par la religion est de l’ordre du dogme, indiscutable et irréfutable, et – dans les religions monothéistes – de l’ordre de la révélation, sacrée et éternelle ; une telle vérité est alors immuable, éternelle et échappe à toute saisie rationnelle (ex : le sacré, le divin, les miracles…).
En d’autres termes, la vérité religieuse trouve sa source dans l’expérience du sacré, de l’inexprimable, de l’indéfinissable, de l’incompréhensible rationnellement. Là où il y a une absence de connaissance, il y a une croyance. Par conséquent, elle acquiert une immuabilité et une éternité caractéristiques de toute religion. D’où la force de la religion et sa durabilité à travers les siècles et les millénaires. C’est ce qui donne à la religion cet aspect dogmatique.
Par contre, la science qui se fonde sur l’observation polémique, l’hypothèse et l’expérimentation (qui confirme ou infirme l’hypothèse) est une discipline rationnelle qui tend vers la connaissance du réel, des choses de la nature en aspirant à l’universalité dans ses théories même si celles-ci ne sont valides que provisoirement. La vérité scientifique est subordonnée aux avancées techniques qui rendent ses théories plus précises. Essentiellement empirique et pratique, la vérité de la science change avec le progrès technique et culturel. Le rapport entre la religion et la science est celui du pathos au logos : nécessairement conflictuel mais pas toujours contradictoire.
L’auteur poursuit son idée et explique à la deuxième et à la troisième phrase que la science fait son progrès par évolution en se basant sur les anciennes théories pour les faire évoluer, et par révolution, quand « la science évoluée » les réfute, tout comme la médecine actuelle confirme parfois certaines idées de la médecine alternative ou primitive et les infirme parfois. Le dynamisme de la science dans la critique et la réfutation est un critère de scientificité selon Popper qui éloigne la science de tout dogmatisme. La vérité scientifique est donc en changement continu.
Il est important de souligner la divergence entre la vérité religieuse immuable fondée sur la croyance et la vérité scientifique objective, rationnelle, qui se veut universelle mais qui demeure toujours provisoire. Or, l’attitude scientifique peut devenir une croyance.
II- La spécificité de la vérité technique
Dans la seconde partie du texte, Russell établit l’équation suivante : la science moderne s’oriente vers une « vérité technique ». Nous allons définir ces deux termes séparément, puis ensemble pour saisir l’enjeu de cette expression. La vérité est l’adéquation du discours à la chose qui existe. La vérité est le propre du jugement puisque la chose est ce qu’elle est. La vérité requiert donc à chaque fois un ajustement de la perspective linguistique et ici, scientifique, à cette chose qui existe. C’est ce qui donne, par transitivité, la définition de la vérité comme dévoilement. En d’autres termes, la vérité se dévoilera progressivement, dépendamment du progrès technique. De son côté, la technique est la fabrication d’outils pour le bien-être de l’homme. Or, depuis que la science s’est jointe à la technique, la technologie est devenue indispensable au progrès scientifique. La science est la connaissance des choses de la nature qui devient plus précise avec le progrès technologique. Alors, la vérité scientifique est une vérité technique dans le sens où elle est une vérité pratique, prévisible, inventive et surtout utile.
En d’autres termes, une théorie scientifique doit nécessairement être pratique et utile afin d’être considérée comme vraie et le contraire fait de la théorie une spéculation. Le souci utilitariste de la science est lié à un souci socio-économique faisant des disciplines scientifiques et techniques des disciplines en perpétuel développement et expansion. Elles sont le noyau de l’industrialisation d’un pays et de sa puissance économique. La connaissance est dès lors une manipulation de la matière dans un but scientifique et économique. Est-ce pour autant que la science a laissé tomber sa quête de la vérité ? 7
Une partie de la science a changé sa perspective de la vérité, sa connaissance n’étant plus « un miroir mental de l’univers », ou une recherche sur les questions fondamentales concernant les origines et les finalités. Toutefois, l’intérêt de la science pour le pragmatisme et l’économie dans ses branches les plus répandues est différent de celui des « pionniers de la science ». Ces derniers sont les grandes figures de la science qui ont instauré les fondations des disciplines scientifiques en utilisant des méthodes nouvelles. Ces pionniers ont pu innover parce qu’ils croyaient en la vérité, devenue de par leur passion, aussi absolue que la vérité religieuse. Cette passion du savoir, ce désir de la vérité confèrent à la vérité qu’ils établissent un caractère aussi absolu que celui de la vérité dogmatique de la religion. Russell affirme par ces dernières lignes la force de l’affect dans la quête de la vérité. Ils ont une foi aussi puissante que celle d’un croyant en son dieu. Le danger culmine dans la possibilité de cette croyance à se transformer en un dogmatisme scientifique.
Pour récapituler, nous pouvons dire que dans l’apparence, la vérité religieuse et la vérité scientifique appartiennent chacune à un monde différent et complètement opposé. Certes, cette différence se retrouve dans les méthodes appliquées et dans la finalité : la science veut la connaissance de la nature et la religion veut un sens à la vie. Cependant, dans le fond, la science risque – si elle ne renonce pas à la recherche de l’absolu – de tomber dans le dogmatisme religieux.
Commenter cet article