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Alain et le cube de bois ("'Les Passions et la Sagesse", 1960)

Publié le 19 Juillet 2021, 17:20pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Alain et le cube de bois ("'Les Passions et la Sagesse", 1960)

texte 1 : 
« Etrange condition que la nôtre ! Nous ne connaissons que des apparences, et l’une n’est pas plus vraie que l’autre; mais, si nous comprenons ce qu’est cette chose qui apparaît, alors par elle, quoiqu’elle n’apparaisse jamais, toutes les apparences sont vraies.

Soit un cube de bois. Que je le voie ou que je le touche, on peut dire que j’en prends une vue, ou que je le saisis par un côté. Il y a des milliers d’aspects différents d’un même cube pour les yeux, et aucun n’est cube. Il n’y a point de centre d’où je puisse voir le cube en sa vérité.

Mais le discours permet de construire le cube en sa vérité, d’où j’explique ensuite aisément toutes ces apparences, et même je prouve qu’elles devaient apparaître comme elles font. Tout est faux d’abord et j’accuse Dieu; mais finalement, tout est vrai et Dieu est innocent. Je me permets ces remarques, qui ne sont point dans Platon, mais qu’il nous invite à faire lorsqu’il compare nos connaissances immédiates à des ombres; car toute ombre est vraie; mais on ne peut savoir en quoi elle est vraie que si l’on connaît la chose dont elle est l’ombre. Il y a une infinité d’ombres du même cube, toutes vraies. Mais qui, réduit à l’ombre, borné là, pourra comprendre que ces apparences sont apparences d’un même être ?

[...] Retenons l’exemple facile du cube, de ce cube que nul œil n’a vu et ne verra jamais comme il est, mais par qui seulement l’œil peut voir un cube, c’est-à-dire le reconnaître sous ses diverses apparences. Et disons encore que, si je vois un cube, et si je comprends ce que je vois, il n’y a pas ici deux mondes, ni deux vies; mais c’est un seul monde et une seule vie. Le vrai cube n’est ni loin ni près ni ailleurs; mais c’est lui qui a toujours fait que ce monde visible est vrai et fut toujours vrai. »

Alain, Idées

texte 2 :

"On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique, Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus, il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches, Et je vois cette même chose que je touche, Platon, dans son Théétète, demandait par quel sens je connais l'union des perceptions des différents sens en un objet.

Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces, On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement."


Alain, Les Passions et la Sagesse, Pléiade, p. 1076.

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

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« On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et marqué de points noirs. Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. […] Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement […] et que l'esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu'il ne croit. »

Alain entreprend ici de détruire un lieu commun. Certains diraient peut-être qu’il « ergote » ou qu’il « pinaille» : « Oui, on sait bien qu’on ne touche jamais complètement les objets, mais si on va par là, on ne peut plus rien dire ! C’est comme si nous ne répondions jamais à notre nom sous le prétexte que nous ne sommes pas exactement le même que celui qu’on était le jour où on nous l’a donné ! » Approfondir et expliquer ce texte revient, en effet, à remettre en question certaines de nos certitudes les plus avérées, mais, à cause de cela, les plus riches à déstabiliser. Nous verrons à cette occasion que jamais les opinions courantes ne se révèlent davantage à nous comme ce qu’elles sont à savoir des présupposés parfaitement contestables que lorsque nous réalisons à quel point la vérité est proche de la folie, ou du moins du scandale.
Derrière ce qui peut donc apparaître à certains comme un excès de zèle, se cache une question philosophique vraiment essentielle : « d’où viennent nos idées ? » Est-ce parce que je touche un dé que je sais qu’il y a là un dé ou est-ce parce que j’ai déjà en moi la notion de cube que je peux appliquer l’idée de dé à ma perception ?  En d’autres termes, que touchons-nous vraiment quand nous sommes en contact avec le dé ? Un objet ou un fragment dont nous faisons mentalement un objet ? Et si la plupart des objets dont nous faisons l’expérience continuelle étaient des constructions mentales ? Entre voir un dé et imaginer un Nazgul y’aurait-il moins de différence que nous ne le pensions préalablement ?


Il est indiscutable que nous ne touchons jamais le dé, en tant que tel. Pour s’en convaincre, il suffit de faire référence aux illusions sensibles. Si nous touchions ce cube, nous ne ferions jamais d’erreurs. Nous aurions toujours au moindre contact tangible ou visible ou olfactif, etc, avec une substance une intuition parfaite de son identité. Nos sens seraient infaillibles. Or, ce n’est pas le cas. Que se passe-t-il lorsque nous apercevons au loin une tâche blanche ? Nos sens sont affaiblis du fait de la distance. L’imagination construit plusieurs scenarii possibles à partir de cette donnée d’une faible empreinte sensitive. Elle soumet plusieurs modélisations à partir des sensations à l’entendement jusqu’à ce que ce dernier énonce la sentence : « c’est une tâche de soleil ». Mais nous nous approchons et c’est une pierre plate qui peu à peu se précise à nos yeux. L’affirmation : « je touche ce cube », aussi rapide soit-elle, est le résultat d’un processus ayant mobilisé pas moins de trois facultés de connaissance : nos sens, notre imagination, notre entendement. Je touche des surfaces plus ou moins lisses, étendues, je vois des couleurs, des angles, des formes, des points, j’entends le bruit mat du dé chutant sur la table, etc. Qu’est-ce que je recueille de cette prise de contact ? Qu’est-ce qui s’imprime d’elle ? 

Des séquences d’impressions multiples, souterraines, infiniment plus importantes que je n’en ai conscience (Leibniz parlerait ici de « petites perceptions »). A partir de ces informations premières, brutes, physiques, mon imagination va produire un premier effort de connaissance (c’est-à-dire de généralisation) en détachant ce fond brut d’impressions multiples, bigarrées, sonores de leur ancrage dans un « ici-maintenant ». Nous allons mentalement envisager toutes ces données dans ce qu’elles seraient au sein d’un autre espace, dans un autre temps. Une image construite va ainsi se substituer aux données perçues, et cela jusqu’à ce que l’entendement fasse tomber la sentence : « je touche un dé », alors même qu’au sens strict ce n’est sûrement pas en tant que dé que je l’ai touché.


« Exercez-vous sur d’autres exemples nous conseille Alain car cette analyse conduit fort loin » mais où exactement ? En premier lieu à cette conclusion : si je reçois les données les données du dé, je construis, je participe, j’interprète ces données comme constituant un dé.
Mais une question se pose alors : si je les interprète, comment se fait-il que nous voyions tous un dé ? Il faut bien poser ici comme un fait avéré l’universalité des modalités de généralisation, de déduction, de conception des idées, à partir des données sensibles  qui, elles, sont nécessairement subjectives. Ce n’est pas parce qu’elles sont les mêmes que nous touchons tous les mêmes choses, mais c’est parce que nous les concevons de la même façon que nous touchons les mêmes objets. Les lois de conception des idées de notre entendement sont les mêmes, et c’est pour cela qu’il y a des cubes, des sphères, des triangles. C’est pour cela que nous vivons dans le même monde dans lequel existent les mêmes objets. Le dé est bel et bien le fruit d’une extrapolation mais cette extrapolation est conforme à celle de mes semblables, par quoi elle est bien plus qu’une extrapolation, elle devient la vérité qui pointe à l’horizon de nos perceptions sensibles. Le dé est la ligne de mire mentale de nos sensations.


En un sens, on pourrait dire, dans un premier temps, que le dé est un effet de croyance mais cette croyance est le résultat de l’activation de facultés de généralisation qui sont communes aux hommes, et, de ce biais, qui sortent du domaine hypothétique de la croyance pure. Nous sommes bel et bien tous convaincus que « c’est un dé ». Pourquoi ? Parce que nous savons que c’est ce qui apparaît à tout homme, en tout lieu et en tout temps, et c’est la définition même de la vérité. Nous pourrions même dire que c’est la définition la plus communément admise de ce qui est vrai, en exprimant par là même cette inquiétude : « Mais n’est-ce pas justement le critère de l’universellement admissible qui fonde la notion de vérité ? » 


L’affirmation de Nietzsche résonne alors à nos oreilles avec un écho particulier : « la vérité est une illusion dont on a oublié qu’elle en est une. » Se pourrait-il que ce que nous appelons « Vérité » : par exemple l’affirmation suivante : « je touche un dé » soit une illusion (parce que de fait ce n’est pas en tant que « dé » que je touche ce que je touche) dont on a oublié qu’elle en est une (parce que nous avons universellement choisi d’interpréter ces données brutes dans cette perspective commune, pour ne pas dire communautaire : « c’est un dé ». Nous avons bien vu que, pour Robinson sur son île, le dé peu à peu s’effaçait au profit de cette réalité « méchante », brute, immédiate et fragmentée, sans profondeur, ni marge, ni avenir prévisible. Mais Robinson devient fou, comme il le reconnaît lui-même, parce qu’il est privé du contact avec son semblable. Se pourrait-il pourtant que ce soit le contraire qui soit « vrai » ? Et si Robinson, du fait de sa solitude, accédait à la réalité pure, à ce qui « est vraiment » dans l’évidence scandaleuse de ce que notre « fausse conception de la vérité comme accord universel » dissimulait ? Répondre par l’affirmative à cette question, c’est à la fois prendre le risque de se mettre à dos la communauté des hommes mais, en même temps, se rendre capable de percevoir autre chose que cette réalité fade, banale et bien rangée, être à l’écoute d’une rumeur aussi insistante que terrible ou miraculeuse : « la vérité est qu’il n’y a pas de dé. »


source : http://labophilo.blogspot.com/2017/02/texte-dalain-sur-la-perception-quelques.html

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1. Détermination du problème

1.1. Détermination du thème

Alain montre dans ce texte que la perception consiste en une "opération", ou une "fonction", de l'entendement.


1.2. Définitions

Plusieurs termes requerraient une définition préalable.

"Interprétation", terme polysémique, désigne d'une manière générale le processus par lequel l'individu parvient à donner un sens clair à une idée auparavant obscure ou confuse. Outil fréquent en arts et en lettres (un musicien ou un acteur "interprètent" un morceau ou un rôle, le traducteur "interprète" dans une langue les propos tenus dans une autre, un commentateur "interprète" le texte qu'il explique), l'interprétation embarrasse la science, qui la rejette par principe : elle se présente en effet comme toujours subjective, puisque c'est l'individu qui donne (qui projette sur l'objet) un sens peut-être partiel ou discutable. Un astrologue peut "interpréter" les positions des étoiles pour "lire l'avenir", mais ce faisant il n'étudie pas l'astronomie.

"Entendement" désigne, dans la langue cartésienne, la faculté de comprendre (de saisir par l'esprit), par opposition à la seule faculté de percevoir (de saisir par les sens), et à l'imagination, faculté de concevoir des images. Plus tard, Kant a opposé entendement et raison, la seconde permettant d'atteindre, au-delà de la simple compréhension, la connaissance. L'entendement se présente donc comme la faculté d'ordonner des sensations confuses.

"Esprit", dans la dernière phrase du texte, ne s'entend pas au sens philosophique ni théologique : il est seulement employé ici comme métonymie pour "individu".


1.3. Détermination de la thèse

En soulignant le caractère parcellaire et confus des sensations (données obtenues par l'intermédiaire des sens), Alain montre que notre représentation du monde constitue au premier chef une construction de notre propre esprit.


1.4. Détermination du problème

Quoi de plus banal que de dire : "je vois que ce dé est cubique" ; "je vois six taches" ?

Pourtant, cette formulation nous trompe, nous enseigne Alain, en cela qu'elle laisse entendre que nous savons "spontanément", par simple sensation, que le dé possède la forme cubique, ou que par nature le fait de rassembler six fois "un point" forme "six" points. Nous avons l'impression que nos sens nous livrent des informations claires à propos des objets qui nous entourent, et que par là nous connaissons le monde ; mais cette impression est fausse. Il suffit d'examiner en détail le contenu effectif de nos sensations pour constater que nous ne "voyons" jamais "cubique" ni "six".

Comment, alors, pouvons-nous passer d'une série d'informations sensuelles lacunaires à une idée claire - "le dé cubique", "six taches" ?


1.5. Plan du texte

Dans une longue première partie, Alain examine à fond l'exemple du dé pour montrer le caractère parcellaire et confus de nos perceptions, et comment notre entendement y supplée.

Dans une seconde partie (à partir de "Revenons à ce dé..."), il semble passer du coq à l'âne et cesser de s'intéresser à la forme des objets pour examiner la faculté de compter.

Dans une dernière partie (à partir de "Apercevez-vous..."), il rapproche ces deux premières parties et affirme entre elles une profonde ressemblance.

2. Explication

2.1. Première partie

Recourant à la première personne du singulier, Alain propose une expérience pourtant assez simple pour avoir une portée universelle (il interpelle d'ailleurs le lecteur à deux reprises : "Exercez-vous" ; "Apercevez-vous"). Il décrit le contenu effectif de nos sensations et le compare avec l'image mentale, la représentation intellectuelle, qui correspond à ces sensations.

Entre celui-là et celle-ci, il existe un véritable abîme ; et la comparaison n'est guère flatteuse pour les sensations. Elles s'avèrent très parcellaires et inexactes (à tout instant, je ne vois jamais que trois faces du cube, cette vision est soumise aux jeux de lumière etc.). Si nous nous en tenions là, dans l'immédiateté présente des sensations, nous n'aurions aucune connaissance du monde : nous n'y verrions que des taches de couleur, des arêtes ou des plans, mais jamais des objets (Alain s'oppose au mouvement empiriste, notamment Hume, selon lequel toute notre connaissances dérivent de la seule expérience). Il faut donc, pour que nous voyons des objets et non de simples taches, que nous organisions nos sensations ; que nous les ordonnions.

Cette opération se divise elle-même en trois moments qu'Alain distingue au sein d'une même phrase : (1) la succession temporelle de sensations multiples ("je touche successivement...") ; (2) la "persistance mémorielle" (un peu comme il existe une "persistance rétinienne") de ces sensations, par laquelle je les "superpose", les "com-pose" (au sens étymologique : poser ensemble), ce qui me permet de les comprendre comme apparences diverses d'une même chose ("réunissant toutes ces apparences en un seul objet...") ; (3) l'ordonnancement proprement dit, où je franchis le pas entre sensations (de plans et d'arêtes) et connaissance du caractère (cubique) de l'objet ("je juge que cet objet est cubique").

En somme, le réel ne s'impose pas à nous par la sensation, puisque les sensations "brutes" ne nous livrent que des taches, des pointes, des arêtes, des couleurs, le tout de manière parcellaire, approximative, incohérente, bref, insensée. Quelque chose en nous ordonne, structure, donne un sens à ces sensations insensées ("je juge") ; aussi peut-on dire à bon droit que dès la perception, nous interprétons le réel : nous ne le recevons jamais "brut", et surtout, même si nous le recevions "brut", ce réel ne nos apprendrait rien, puisqu'il nous paraîtrait insensé. L'opinion commune à ce sujet se trouve donc prise en défaut.


2.2. Deuxième partie

Après avoir ainsi élucidé le processus de la perception, Alain semble passer à un tout autre sujet : il examine les taches sur l'une des faces du dé et l'opération consistant à les compter ; ou plutôt, avant de les compter, de les "reconnaître" six.

"Re-connaître" s'entend ici au sens littéral de "connaître une seconde fois". Alain distingue rigoureusement ces deux "fois" : après avoir parcouru "ces taches [en] retenant l'ordre et la place de chacune" (première "connaissance" empirique des taches, qui ne me dit pour l'instant rien sur leur nombre), Alain "forme enfin [...] l'idée qu'elles sont six" (deuxième "connaissance", intelligible cette fois, des taches). Il existe donc deux manières de connaître, deux "modes" de connaissance : un mode empirique, "sensuel" pourrions-nous dire ; et un mode intelligible, "spirituel" en quelque sorte.

Précisons : c'est bien Alain (ou plutôt l'esprit d'Alain) qui "forme", qui "produit" cette connaissance spirituelle des taches. Avec les seules sensations (sans faculté de mémorisation), il n'aurait que six expériences successives d'une tache ; chacune de ces expériences lui paraîtrait toujours aussi originale que la première. S'il s'en tenait à ses seules sensations, il ne pourrait jamais remarquer ce que ces sensations ont de ressemblant entre elles puisqu'il ne pourrait pas les comparer ; et même si on lui ajoute la faculté de mémorisation, Alain n'aurait pourtant que six fois l'expérience d'une tache ; mais comme ces taches occupent chacune un point singulier de l'espace, il ne s'agit pas six fois de "la même" tache ; donc, même avec les sensations et la mémoire, Alain ne pourrait pas abstraire de cette série d'expériences l'idée mathématique que ces expériences successives concrètes indiquent "six" taches. Pour "former" cette idée, il est nécessaire de dépasser le concret des sensation en les interprétant pour s'élever vers l'abstraction intellectuelle (en l'occurrence mathématique).

Son "idée" selon laquelle les taches sont "six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un" constitue donc, pour Alain, le produit d'un processus d'interprétation abstractive prenant pour "matière" une série d'expériences sensuelles. Pour y parvenir, la sensation et la mémoire ne suffisent pas : il faut, en outre, une faculté supplémentaire, qu'Alain appelle "l'entendement". En somme : les données sensuelles constituent le "fond" de la perception ; et l'entendement lui donne sa "forme". L'idée est donc le résultat de la rencontre entre un fond de sensations brutes insensées et une forme mentale qui les ordonne, donc leur donne un ordre, donc leur donne un sens. Il s'agit donc, ici aussi, d'un processus interprétatif.


2.3. Troisième partie

Ceci montré, Alain nous interpelle à nouveau : "Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'oeil, me font connaaître un cube ?" Ce que nous prenions pour une digression, Alain nous invite à l'analyser comme une analogie. Comparons alors ces deux processus, la connaissance du dé comme cubique à partir des seules sensations de plans et d'arêtes, et la connaissance des taches comme six à partir des seules sensations successives des taches.

Ainsi formulé, on saisit déjà le rapprochement qu'Alain tente de nous expliquer, et cela dépasse la seule ressemblance entre le caractère géométrique (cubique) du dé et le caractère mathématique (six) des taches. Dans les deux cas, nous avons une première "connaissance" des choses par leur découverte sensuelle ; or cette "connaissance" par les sensations (immédiates, présentes, parcellaires, multiples, désorganisées, à contenu informatif très faible) reste très lacunaire. La "persistance mémorielle" nous permet d'abord de réunir une succession d'expériences sensuelles en les concevant comme toutes rattachées à un même objet : je "vois" soudain un dé en lieu et place des arêtes et des plans antérieurement sentis ; je "saisis" soudain que mes expériences successives des taches sont à chaque reprise l'expérience d'une tache (et bien sûr, la mémoire est déjà une fonction de l'esprit). Enfin, le concept intelligible ainsi dégagé de sa gangue de sensations brutes, qu'il dépasse et recueille à la fois, je peux le saisir par l'entendement et réinterpréter (re-connaître) mes sensations initiales pour associer à ce concept une propriété : ainsi je juge que "ce dé est cubique" et que "ces taches sont six". J'atteins de la sorte une idée intellectuelle différente par nature des données sensuelles, mais par laquelle je les connais une seconde fois.

Dans les deux cas, les organes des sens livrent la "matière" de l'idée, son "fond", mais sa structure, sa "forme", elle, provient de l'esprit. La perception, c'est-à-dire cette série d'opérations (sensations, conception, intellection) constitue donc, conclut Alain, une fonction de l'entendement ; et elle ne diffère pas fondamentalement du processus d'abstraction mathématique. Percevoir, c'est déjà en quelque sorte calculer ; et cela serait vrai aussi pour des qualités extramathématiques : la couleur de l'océan, le goût d'une cerise, une odeur de goudron.

La perception relève beaucoup plus de l'opération active d'ordonnancement par l'entendement que de l'opération passive de réception d'informations par les organes des sens - contrairement à ce que soutient, par exemple, Epicure (dans la Lettre à Hérodote) et, surtout, l'opinion commune. Quand nous percevons un objet, le double fait de l'isoler comme "un" et de le concevoir comme "objet" implique que notre entendement travaille beaucoup plus que les organes de notre corps. Dans la perception, nous mettons beaucoup plus de notre esprit que nous ne recevons de l'univers ; pour la bonne raison que les informations prévenues de nos sens (le "fond" de la perception) sont ordonnées (reçoivent leur "forme") par notre entendement.

source : http://lelabyrinthe.over-blog.net/article-4148940.html

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