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Jean-Honoré Fragonard, "Le verrou" (1777)

Publié le 8 Janvier 2020, 17:01pm

Catégories : #Philo (Notions)

Jean-Honoré Fragonard, "Le verrou" (1777)

CONTEXTE HISTORIQUE

Le déclin du libertin

En 1761, Jean-Jacques Rousseau publie Julie ou la Nouvelle Héloïse, véritable jalon dans la pensée du XVIIIe siècle. Cet énorme succès de librairie partage sa situation de départ avec les romans libertins de l’époque : un homme et une jeune fille succombent à l’inclinaison qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Mais la suite de l’intrigue se détache des écrits licencieux contemporains, puisque les deux héros font le choix de la vertu en renonçant à leur amour impossible. Rousseau annonce ainsi le déclin du libertinage, qui devient une réalité dans la suite du siècle.

Le retour des valeurs morales dans la littérature et la société s’accélère au cours des années 1770. Le point culminant est atteint en 1782, lorsque paraissent Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, roman épistolaire dans lequel le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, deux incarnations du libertin, subissent le discrédit, la déchéance ou la mort.

Par certains détails de ses œuvres tardives, Jean-Honoré Fragonard montre lui aussi une volonté de s’éloigner de l’esprit libertin. Ainsi, derrière l’apparence très explicite du célèbre Verrou, il est en réalité difficile de donner une interprétation univoque des intentions du peintre. D’autant que l’œuvre fut exécutée sur commande du marquis de Véri, dont la collection était alors très réputée, pour servir de pendant à L’Adoration des bergers, un tableau religieux que Fragonard avait réalisé quelques mois plus tôt.

 

 

ANALYSE DES IMAGES

Le Verrou et son pendant

Le Verrou est un tableau narratif : Fragonard place le spectateur dans une position de témoin d’une scène dont l’issue fait peu de doute.

Vêtu de ses seuls sous-vêtements, un personnage masculin ferme le verrou d’une chambre à coucher, tandis qu’une jeune femme tente de l’en empêcher. Dans un mouvement du corps contradictoire, celle-ci jette sa main devant elle pour retenir le loquet, tout en se courbant vers l’arrière afin d’éviter les lèvres de l’homme. Son effort est vain : le verrou a déjà scellé la porte ainsi que son sort immédiat.

La toile est construite sur une grande diagonale tracée par le mouvement des corps. Comme pour appuyer l’intention de l’artiste, cette ligne de force constitue la seule zone mise en lumière dans cette chambre très sombre. En reliant ainsi le verrou, le coin du lit et une pomme, Fragonard induit une symbolique forte : le verrou poussé, ce lit déjà défait va accueillir les ébats du couple, ce qui, de façon métaphorique, équivaut à croquer la pomme du péché.

De prime abord et exception faite du format identique, Le Verrou et L’Adoration des bergers ne semblent pas fonctionner en paire. Mais à y regarder de plus près, certains rapprochements peuvent être faits. Le premier porte sur la construction de la composition : les deux tableaux sont structurés autour d’une diagonale, dont l’orientation est cependant inversée. Le traitement de la lumière – puissante sur une zone restreinte et laissant le reste de la toile dans un clair-obscur – est également comparable dans les deux peintures. Mais une différence fondamentale doit être remarquée : dans L’Adoration des bergers, la lumière émane du Christ enfant pour révéler sa divinité, quand l’éclairage du Verrou est extérieur afin de mettre en exergue la faute sur le point d’être commise.

INTERPRÉTATION

« Par un contraste bizarre… »

« Il peignit pour le marquis de Véri un tableau dans la manière de Rembrandt, représentant L’Adoration des bergers, et comme l’amateur lui en demandait un second pour servir de pendant au premier, l’artiste, croyant faire preuve de génie, par un contraste bizarre, lui fit un tableau libre et rempli de passion connu sous le nom du Verrou. »

Ce commentaire d’Alexandre Lenoir, premier biographe de Fragonard, est certainement partagé par nombre de ses contemporains. Associer une scène licencieuse comme Le Verrou à une illustration de l’enfance du Christ est pour le moins blasphématoire. Il n’est pas certain que le peintre soit à l’origine de ce rapprochement. Peut-être s’est-il contenté de répondre à une commande explicite du marquis de Véri. Comme les nombreuses scènes galantes de sa collection incitent à le penser, ce dernier avait sans doute des affinités avec ce milieu libertin, parfois virulent à l’encontre de la religion.

La signification du Verrou, et notamment la question du consentement de la femme, a suscité une abondante littérature. La divergence des avis montre à quel point Fragonard a su concevoir une œuvre ambigüe. Dans des dessins préparatoires antérieurs de plusieurs années, sa figure féminine montrait un visage plus coquin, ce qui incitait à voir dans son attitude cette résistance feinte tant appréciée des libertins. Mais dans le tableau final, le mouvement du corps décrit plus haut donne un sentiment tout autre. Ajouté à la chaise renversée, témoin d’une lutte récente, Le Verrou pourrait véritablement être ce qu’il semble être : une scène de viol. En outre, la cruche intacte, la rose posée sur le lit et le bouquet jeté au sol symbolisent la virginité et la défloration, ce qui donne à l’événement à venir un caractère irréversible.

Fragonard était-il sensible au retour en grâce de la moralité ? Souhaitait-il dénoncer ce libertinage que pratiquaient les élites aristocratiques, mais qui choquait tant le peuple et fut un motif de critique du régime ? Si l’on répond à ces questions par l’affirmative, alors l’association à L’Adoration des bergers pourrait se comprendre comme une mise en opposition du pur amour divin et de la sexualité libertine, considérée comme sans issue.

Bibliographie

DUPUY-VACHEY Marie-Anne, Fragonard, Paris, Terrail, coll. « Sm’art », 2006.

FAROULT Guillaume, Jean-Honoré Fragonard : Le Verrou, Paris, Réunion des musées nationaux / musée du Louvre, coll. « Solo » (no 37), 2007.

FAROULT Guillaume, Fragonard amoureux : galant et libertin, cat. exp. (Paris, 2015-2016), Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais / Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 2015.


source :  https://www.histoire-image.org/fr/etudes/verrou

 

le Visible et l’Invisible dans Le Verrou de Fragonard

Le Verrou de Fragonard est certainement l’une des toiles du peintre provençal les plus déroutantes. Ce tableau qui semble, de prime abord, extrêmement simple, s’avère, au fur et à mesure que le regard court sur sa surface, épouvantablement hermétique. D’un point de vue narratif, tout d’abord, pourquoi le jeune homme ferme-t-il le verrou ? Pourquoi fermer le verrou après que les jeunes amants eurent consommé leur amour, et non avant ? Tout semble indiquer, en effet, qu’ils sont déjà passés sur le lit, tant celui-ci est désordonné, désordre auquel s’ajoute le vase renversé, laissant présager un tumulte de jeunes tourtereaux. Pourtant, il ferme le verrou, comme s’il avait consommé en laissant la porte ouverte. Comment comprendre également le geste extrêmement ambigu de la jeune femme, qui, tout à la fois, se refuse à lui et se donne voluptueusement ? Prendrait-elle la peine de simuler un pudique refus s’ils avaient déjà consommé ?

Plastiquement, le mystère s’opacifie encore un peu ; pourquoi Fragonard, qui est soucieux du détail, et qui prend grand soin à reproduire la réalité telle qu’elle se donne, quitte à l’enjoliver mais non à la déformer, peint-il le jeune homme et particulièrement son bras droit d’une si peu crédible manière ? Certes, la tension du bas droit vers le verrou constitue un contrepoint parfait au regard passionné, tourné vers la gauche, qu’il porte à sa maîtresse ; mais, plastiquement, le dessin n’est pas crédible, le bras étant trop long, et le cou inexistant.

J’en étais là de mes réflexions quand soudain un livre du regretté Daniel Arasse échoua sous mes yeux. Troublant d’intelligence, le recueil des émissions sur France Culture désormais consignées dans un magnifique Histoires de peintures, offrit la solution. Arasse part du principe extrêmement fort que ce sont les anomalies qui constituent le sens d’une œuvre et il thématise là une impression que j’éprouvais depuis plusieurs années sans savoir véritablement l’exprimer. Deux points ont particulièrement retenu l’attention de D. Arasse, dont évidemment le détail du bras démesuré, mais aussi le fait que sur cette toile, il n’y ait pratiquement rien. Ou plutôt, il y a, à droite (pour le spectateur), un couple, et à gauche, rien. Pourquoi ce rien ? Pourquoi cette absence totale de figuration sur la moitié de la surface peinte ? L’idée géniale de Daniel Arasse consiste à relier le rien à la res, la chose, et, par conséquent, à retrouver une consistance au sein même du rien, ce qui revient à chercher le sens de l’œuvre non plus dans le geste des amants, mais dans le lit lui-même. Il est vrai que seul le lit laisse supposer que l’acte a été consommé, et que sa présence induit une ambiguïté énorme quant au moment où se déroule l’intrigue.

L’hypothèse que je suggère, pour ma part, serait de relier l’anomalie au rien / res formé par le lit ; que se passe-t-il, en effet, si l’on part du bras droit de l’amant, et que l’on trace une ligne droite se dirigeant vers le bas de la toile ? On obtient une ligne de force, partant de la main droite, glissant sur la nuque, et longeant le bras gauche du jeune homme, jusqu’à ce que cette ligne rencontre le drapée jaune de sa maîtresse. Fait curieux, l’endroit où passe la ligne est le seul où les plis du drapé forment une cavité, presque une grotte, et le jaune éclatant de Fragonard s’obscurcit nettement, jusqu’à adopter un coloris noir, à la fois angoissant tant il contraste avec l’éclat et la vivacité des teintes qui l’entourent, et excitant, en ce qu’il crée le désir presque irrépressible de jeter un coup d’œil. Daniel Arasse a évidemment relevé cette étrange cavité, sans pour autant signaler – à ma connaissance – qu’elle était traversée par la diagonale partant du bras du jeune amant. L’hypothèse qu’il propose est la suivante : cette étrange ouverture opaque symbolise très vraisemblablement le sexe féminin, ce qui revient à dire que la diagonale issue de l’anomalie constituée par le bras droit désigne très précisément l’objet du désir mâle, le sexe féminin, à la fois angoissant et excitant.

Fort de cette analyse, Arasse apporte des arguments qui sont, me semble-t-il, irréfutables, et fondés, eux aussi, sur des anomalies de la toile. La première anomalie est constituée par le pied gauche (pour nous) du lit : un regard précis montre que ce pied n’est pas dans le prolongement exact de l’oreiller du second plan, comme si celui-ci excédait le sommier du lit initié par la localisation du pied ; cette anomalie a pour conséquence d’attirer l’attention sur le pied, qui s’avère étonnamment arrondi, comme si un tube dissimulé par les draps cherchait à saillir. Mieux que cela, le drap qui recouvre le coin et le pied gauches du lit, est exactement de la même couleur que le vêtement de la jeune femme, le tout formant une formidable cohérence chromatique. On peut ainsi en déduire que le coin extérieur gauche (pour nous) rendu saillant pour une raison inconnue répond aux vêtements de la jeune femme car, à l’instar de ceux-ci, il dissimule un genou. Le sexe formé par les plis du drap jaune serait ainsi encadré par le genou droit réel de la belle amante, auquel répond, à gauche pour nous, le drap recouvrant un genou imaginaire.

Mais on ne saurait s’arrêter en si bon chemin ; si les genoux sont présents, ainsi que le sexe féminin, c’est afin de signaler qu’une femme allongée attend sur le lit ; au second plan, les oreillers connaissent à leur tour une transfiguration : ce ne sont plus de simples décors pour une scène d’amour mais bien plutôt une magnifique poitrine saillante, dont les deux coins figurent de fort appétissants tétons, vers lesquels le regard de l’amant est, fort naturellement, tendu. Les plis des draps, comme les oscillations du baldaquin créent à leur tour quelque chose comme une langueur féline, une pose lascive et délicieusement féminine, qui ne demande qu’à recevoir l’ardeur du mâle plein de son désir.

Ce qui est génial chez Arasse, c’est qu’il s’est étonné de la présence de ce qui semblait pourtant extrêmement naturel, à savoir le lit : pourquoi, se dit-il, dans une chambre aux allures aussi misérables, le lit semble-t-il si précieux, si travaillé, si opulent ? Pourquoi cette disproportion entre l’allure générale du lieu et la richesse du lit ? Il y avait là une anomalie qui, pour Arasse, délivrait le sens du tableau ; il est vrai, également, que c’est la seule présence du lit et de son état qui rend incompréhensible l’acte de fermer le verrou, alors même que le lit semble indiquer que l’amour a été consommé. Le sens de la toile se devait donc d’être décalé, transposé ; il fallait oublier les amants et se concentrer sur la chose, la res qui était en même temps le « rien » de l’œuvre, si l’on admet que plus importent les personnages que le décor. Et là se révélait le sens précis de l’œuvre : l’acte n’est pas consommé, le lit est désir, le lit lui-même se fait femme lascive et impatiente, comme si la femme réelle du tableau n’était plus qu’une intermédiaire, poussée par le lit lui-même dans les bras de son amant, afin que celui-ci soit à son tour entraîné vers le lieu véritable de l’amour, à savoir le lit.

La composition de cette toile apparaît ainsi dans sa génialité même : l’anomalie du bras s’achève non pas vers la maîtresse apparente mais dans cette étrange cavité obscure, formée par les draps ; la ligne de force primordiale de l’œuvre se dirige ainsi non vers la femme réelle, mais vers le centre névralgique de l’amour, le sexe féminin, fût-il ici symbolique. Le désir de l’amant est matérialisé de la plus belle et la plus invisible des façons, comme si en fermant le verrou de la porte, il fermait du même geste l’intelligibilité immédiate de l’œuvre ; lire Fragonard revient alors à ouvrir le verrou que ferme le bras, et à savoir retrouver le désir là où il se dirige et non là où il se montre, comme si la visibilité même de l’œuvre dissimulait, dans un paradoxe génial, cela même qu’il y avait à voir vraiment. En plein cœur du rien se révèle la res, l’objet même du désir, que la jeune femme au centre de la toile ne fait que médiatiser et non incarner. Rien n’est donc moins pornographique que cette œuvre (car ce qui est vu n’est pas ce qu’il y a à voir) et pourtant rien ne me semble plus érotique, si tant est que l’érotisme soit le génie du secret de la chair.

source : 

http://nezenlair.unblog.fr/2007/08/21/le-visible-et-linvisible-dans-le-verrou-de-fragonard/

Proposition de traitement par Mlle Claire SZYMCZYSZYN, TES1, lycée Albert-Ier de Monaco, 2020

La toile soumise à notre étude présente un homme et une femme debout au pied du lit. Le tableau met en avant deux personnes en utilisant un décor simple. Le contraste de couleur attire l’œil sur le couple. Dans le premier plan, à droite, un rayon lumineux éclaire les personnages. La femme est vêtue d’une longue robe dorée, sa coiffure laisse imaginer qu’elle appartient à un certain rang social. L’homme, habillé plus sobrement, retient la femme dans ses bras. Cette dernière semble attirée par une pomme.
Les deux personnages sont proches physiquement mais leurs volontés paraissent les éloigner. Les rideaux au-dessus du lit son rouges, une couleur chaude, symbolique d’amour et de passion. En effet, la gestuelle des personnages évoque des volontés opposées. L’homme, sur la pointe des pieds et levant sa main au ciel semble vouloir monter. Cette ascendance peut traduire une volonté de vouloir s’élever socialement car sa tenue laisse penser que c’est un homme issu d’un milieu populaire, mais nous pouvons également supposer qu’il s’étire vers le haut, en espérant toucher le ciel, rejoindre les cieux. Sa posture semble comparable au tableau de Michel Ange, La création d’Adam, peint lors de la Renaissance. La distance physique entre le Ciel et le personnage n’empêche pas sa volonté de vouloir monter.

Par son étymologie, désir, vient du latin desiderare, qui signifie un astre manquant. L’homme cherche donc à retrouver l’astre perdu. En revanche, la femme se rattache au sol, elle est attirée par la terre. La pomme posée en bas du lit, à gauche, peut être assimilée à celle biblique d' Adam et Eve. La femme semble vouloir se diriger vers la pomme représentant le désir du fruit défendu. L’interdit attire, la femme désire l’impossible. Comme dans La Bible, le fruit est visiblement interdit et symbole du désir mais il ne cesse d’attirer le désir humain. L’homme, quant à lui, essaye de la retenir, ne voulant pas commettre l’irréparable qui avait provoqué la mort de l’Homme, selon le texte d’Adam et Eve.

Sur le tableau, l’homme est déterminé à se rapprocher des cieux. En effet, sa main est posée sur le verrou de la porte, ce qui laisse penser qu’il veut ouvrir la porte qui mène au Paradis. L’homme ne veut pas se soumettre aux désirs terrestres car il sait qu’ils sont infinis comme évoqués par Platon dans le « tonneau des Danaïdes » du Gorgias. L’Homme ne sera jamais satisfait complètement à l’image du seau qui ne sera jamais plein entièrement. L’homme a une approche épicurienne en modérant ses désirs pour atteindre la sagesse afin de s’élever.
Par sa tenue rayonnante, la femme nous laisse penser qu’elle souhaite la gloire et la richesse. Ces désirs artificiels, selon Epicure, dans La lettre à Ménécée, la condamnera à être dans un état de manque. D’une part, pour l’Homme le désir connote une dimension positive puisqu’il désire une chose pour laquelle il va mobiliser son imagination et son énergie pour l’obtenir. Le désir le met en mouvement. D’autre part, le désir chez la femme amène une dimension de manque. L’homme a compris la vision de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation rédigé en 1818, qui montre que la volonté n’est que souffrance car le désir est partout et conduit à l’état de souffrance, c’est pour cela qu’il retient la femme voulant satisfaire son désir de manger la pomme. 
 

 
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