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Eugène Delacroix, "La mort de Sardanapale" (1827) : la cruauté du désir

Publié le 16 Décembre 2019, 10:13am

Catégories : #Philo (Notions)

Eugène Delacroix, "La mort de Sardanapale" (1827) : la cruauté du désir
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges
                                     Les Phares Baudelaire

 

La mort de Sardanapale exposée au Salon de 1827 figure une grande scène orgiaque d’or et de nuit. Elle dit, sans fioriture, l’excès, l’extrême et présente une surface saturée de désordre, de bruit et de cris où le sang absent occupe et interroge le regard. Sardanapale – le tableau – qu’il faut relier au poème de Byron (1821) est une manière de manifeste du romantisme de l’outrance où s’enracine la posture nouvelle d’un mouvement qui se veut politique et poétique, amoureux et nerveux, mobile et  violent.


Un mouvement aux antipodes des molles plaintes d’Ossian.
Delacroix, prince des peintres, hautain et sec comme un homme de souffrance, bouscule les hiérarchies établies, le conformisme des écoles, brouille les codes et hausse au rang de la peinture d’histoire, le nec plus ultra du genre, l’histoire barbare et grandiose des peuples d’un autre temps. Le peintre qui, en 1827, n’a pas encore voyagé au Maroc se fabrique un Orient fait de lectures, de témoignages, de légendes et de fantasmes érotiques. Il dit, par exemple, dans son journal comment il sublimait parfois son désir pour une de ses modèles en le transformant en acte créatif, en coups de pinceau.
La fascination qu’exerce le spectacle de Sardanapale est telle qu’elle occulte ces égorgements effectués dans la clarté crépusculaire d’un règne condamné et montre l’audace de l’artiste qui n’hésite pas à mettre en images ses pulsions secrètes mêlant l’amour et la mort, l’extase et la douleur et, en romantique absolu, la beauté de l’effroi.
Observons la ligne de lumière qui, traversant la diagonale du tableau, éclaire l’acmé du carnage. Le haut de cette ligne présente
 Sardanapale, le roi de Ninive, impassible et serein, étendu sur une extravagante couche. Comme nous, il assiste en voyeur aux supplices qu’il a ordonné et qui se perpètrent le long de ce segment lumineux pour aboutir au cœur de l’entreprise picturale : le sacrifice de la favorite qui préfigure la propre mort du commanditaire – car on le sait, le tyran aimant et aimé, se donnera la mort  juste après.


Delacroix fait sienne ici l’idée admise à l’époque que la cruauté du mâle oriental était considérée par ses femmes comme une preuve d’amour – amour qu’elles partageaient en retour. Cette partie du tableau montre dans la cambrure du corps, dans cette tension désespérée et vaine, le spectacle inattendu de la force du désir à l’œuvre derrière les murs sans fenêtre de ce palais assiégé. Tenue d’une main de fer par un esclave aux muscles saillants la femme qui va mourir exhibe une dernière fois – ultime don, ultime pardon ? – sa nudité à l’homme qui fut son maître. Vêtue de ses seuls bijoux et d’une paire de mules au-dedans rose, la gorge dégagée, prête au couteau, la suppliciée observe la richesse perdue de la chambre dévastée. A gauche, luxueusement harnaché, un cheval au regard fou lutte avec un esclave noir enturbanné de rouge tandis que d’autres serviteurs, le visage paniqué ou abattu, attendent leur mort certaine. A droite un homme aux yeux exorbités prie ou demande une impossible grâce, non loin de lui une concubine expire couchée aux pieds de Sardanapale, sa chevelure déployée en vagues blondes sur le blanc d’un drap, alors que de l’autre côté, une femme appuyée au bord du lit royal fait face à un personnage menaçant en train de dégainer ce qui ne peut être qu’un poignard. Au milieu de ce panorama apocalyptique une femme au buste massif et brun nous fait face. Elle est accoudée près de l’une des deux têtes d’éléphants sculptés et évoque la série de nus réalisée par Picasso au début des années 1920.
Le fond droit du tableau, travaillé à la peinture brute, sans dessin, continue la sublime horreur : une femme à peine ébauchée, les bras entravés en hauteur, n’a plus que quelques instants à vivre, une autre a la tête recouverte d’un châle assassin, alors que d’autres ombres, placées au dessus de la scène principale, suggèrent la fin du monde sardanapalien. Delacroix choisit en effet l’espace du tableau le plus éloigné du centre pour ménager, dans l’enceinte du palais, une trouée peuplée de traits estompés figurant l’arrivée de l’armée ennemie.
L’orgueilleux vaincu ne laissera que cendres aux vainqueurs : cendres de ses femmes, cendres de ses chevaux, cendres de ses trésors et cendres de lui-même. Sardanapale aux yeux asiatiques, à la barbe de patriarche et aux doigts de pieds ornés de diamants ne voudra pas subir l’humiliation d’une mort non choisie et demandera à son dernier serviteur de lui prendre son dernier souffle.

Eugène Delacroix - Esquisse de la femme sacrifiée pour la Mort de Sardanapale

Delacroix : La mort de Sardanapale. 1827
Delacroix : La mort de Sardanapale. 1827

source :

http://mediene.over-blog.com/article-delacroix-la-mort-de-sardanapale-1827-45331810.html

 

Sardanapale est un roi légendaire de Ninive en Assyrie qui aurait vécu de 661 à 631 av. J.-C. Il serait une mythologisation d’Assurbanipal, un roi très cultivé et pacifique. Selon une autre version, Sardanapale serait le frère d’Assurbanipal nommé par le dernier gouverneur de Babylone.

Sardanapale aurait ensuite intrigué contre Assurbanipal, ce qui aurait poussé celui-ci à faire le siège de Babylone pour le punir (650-648). Lorsque Sardanapale sentit la défaite approcher, il décida de mourir avec toutes ses femmes et ses chevaux et fit incendier son palais.

Le poète anglais Lord Byron a publié en 1821 en Angleterre un drame Sardanapalus, traduit en français dès 1822. Le poème raconte la fin tragique de ce roi légendaire d’Assyrie, qui, voyant le pouvoir lui échapper à la suite d’une conspiration, choisit, lorsqu’il se rendit compte que sa défaite était inéluctable, de se jeter en compagnie de sa favorite, Myrrha, une esclave ionienne, dans les flammes d’un gigantesque bûcher.

 

La scène représentée par Delacroix raconte l’épisode dramatique de la mort du souverain. Le peintre a fourni quelques explications lorsque la toile fut exposée la première fois :

« Les révoltés l’assiégèrent dans son palais… Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses eunuques et aux officiers du palais d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris ; aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre. » (Lord Byron, Sardanapale)

Après La Barque de Dante, Delacroix continue de faire scandale avec Scènes des massacres de Scio(1824), qui renvoie aux massacres perpétrés en 1822 en Grèce par les Ottomans, pendant la guerre d’indépendance grecque. Mais plus encore, c’est La Mort de Sardanapale,immense tableau de 4 m sur 5 m, présenté au Salon de 1827, qui choque la critique.

Le scandale est si total que même son ami Hugo ne prend pas sa défense, attendant un an avant de mentionner, dans une lettre privée, que «  Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues ».

Scandale, donc. « Quelle œuvre bizarre ! »souligne le Quotidien, « les règles de l’art ont été violées ! » ; c’est une « erreur de peinture », assène l’influent Delécluze dans le Journal des débats ; « c’est l’apothéose de la cruauté » susurre-t-on ailleurs.

 
 
Autre objet de fascination : l’Orient,auquel l’époque prête tout ce qu’elle n’assume pas chez elle -barbarie, passion, sensualité débridée. L’histoire de Sardanapale fonctionne comme un réservoir de possibles pour Delacroix. Elle allie massacre en groupe (propre à une composition dynamique et virtuose) et débordements orientaux – étoffes chatoyantes, matières précieuses, qui offriront à la palette du peintre le jeu de couleurs chaudes et contrastées qu’il recherche.
 
 

Virtuose, la composition l’est incontestablement. Vertigineuse, même. Le premier regard prend appui en haut de la diagonale, sur le suzerain allongé.

  • Tout autour règnent violence et confusion.
 
Au bas du lit, une femme se voile la face pour échapper à l’horreur du drame. Plus bas encore, une autre, cambrée, est maintenue par la main ferme d’un homme qui s’apprête à l’égorger.
  • A droite, une troisième s’est pendue à une tenture.
  • Au premier plan, à gauche, un esclave noir tenant un cheval par la bride lui enfonce un poignard dans le cœur.
  • Aux pieds du monarque, Myrrha à demi couchée, ventre sur le lit, chevelure déployée, nuque dégagée, morte sans doute.
  • La perspective est fausse, curieusement inclinée, la scène semble se déverser sur nous, prête à basculer et à nous engloutir.
  • Elle déborde le tableau et se poursuit en dehors. Il n’y a rien à débusquer en profondeur, il y a à se prémunir de tout ce qui nous tombe dessus. Nous sommes les personnages ultimes de la scène. Or le chaos nous ôte nos points de repère.
  • Le sol, invisible, se dérobe, recouvert de tissus, de coussins, d’objets. Il n’y a plus de haut ni de bas, d’intérieur ou d’extérieur. Les corps sont emportés dans des postures contournées, dramatiques.
  • Il y a trop de tout : carafes renversées, bijoux étranges, coupes, fruits, nudité des corps, dans un amoncellement désordonné. Le regard sature, cherche des échappatoires, part de Sardanapale, glisse le long du lit en suivant le chemin de la lumière, descend sur la femme cambrée, puis tourne en spirale en quête d’un espace où respirer.
  • Le rouge semble s’écouler du lit du souverain perse comme une vague sanglante ouvrant le tableau en deux.
  • En haut à droite, la ville en feu pénètre la chambre et la contamine de sa violence, on croirait une descente aux enfers. On imagine des cris, des gémissements, des halètements, sans savoir s’ils émanent des hommes ou des animaux. On est à la fois ébloui et mal à l’aise. Le massacre, la violence y sont évidemment pour quelque chose. Mais pas seulement.
 
 
 
Car de cette scène se dégage autre chose. Et son point de basculement réside dans Sardanapale en personne. Bravant le titre même du tableau, il est bien vivant. Comme la plupart des personnages. Sans doute la mort va-t-elle venir, mais elle est pour plus tard. Elle est hors du tableau.

 

Le temps déborde, comme l’espace. Le suzerain domine la scène. Résigné, l’air rêveur, le bras replié sous la tête, il est confortablement allongé sur sa couche moelleuse, sur le point, qui sait, de boire à la coupe dorée qu’un esclave tient à sa disposition malgré le tumulte.

Est-ce vraiment l’expression d’un homme qui contemple l’assassinat de ses proches et va lui même mourir ? Quelque chose en lui jouit du spectacle. Comme d’un beau tableau. C’est cela, il regarde la scène, et induit ainsi notre regard. Voilà que nous adoptons son point de vue sans compassion, son recul.

On savoure la sensualité de l’esclave noir au premier plan, encore mise en valeur par le voisinage du cheval. Les rouges, les orangés, les jaunes somptueux, les chairs flamboyantes, la lumière, les contrastes créent une scène de feu. Et puis tout le monde est en partie dévêtu. Est-ce donc une coutume d’un Orient forcément lascif de se déshabiller avant de se massacrer mutuellement ? Ou alors…. la décision de ce sacrifice collectif est-elle venue déranger un vaste jeu érotique ? Et au lieu de mourir dignement bien en rang, les participants ont glissé de la luxure vers la mort, consumés de passion. Choquante, évidemment, cette sensualité latente, troublante, aujourd’hui encore, cette puissante alliance de sexe et de cruauté dont nous jouissons malgré nous.

 
Rejeté par l’Académie des beaux-Arts, humilié, Delacroix cache son tableau pendant près de vingt ans avant de le vendre à un collectionneur américain. En 1861, Baudelaire redécouvre, à la faveur d’une exposition, ce Sardanapale « merveilleux comme un rêve ».Grâce à lui, le public aussi. Hélas, deux ans seulement avant la mort de l’artiste.

source :  http://philofrancais.fr/delacroix-la-mort-de-sardanapale

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