La soupe au caillou (conte russe) - version hongroise :
"Il était une fois un jeune soldat qui venait de rentrer de la guerre. Affamé et vêtu de guenilles, il allait de village en village. Mais bien sûr, il n'y avait personne pour lui offrir une bouchée de pain ou un peu de soupe chaude. Il allait de maison en maison, ici on lâcha les chiens et là, on faisait semblant de ne rien avoir. Ainsi poursuivant sa route, il décida :
«Quoi qu'il m'en coûte, dans la prochaine maison où j'entrerai, c'est moi qui ferai une soupe!»
Devant un portail, il trouva un caillou, le ramassa et entra dans la première maison qui était sur son chemin. Elle appartenait à une vieille dame.
«Bonjour la vieille!
-Bonjour mon brave!
-Comment va la santé?
-Elle va comme elle va. Et la vôtre?
-Elle va comme elle peut, mais j'ai faim, je voudrais manger si vous aviez quelque chose à me donner.
-Ah, mon brave, si j'avais quelque chose à donner, je vous le donnerais. Mais moi même, je suis pauvre comme un rat d'église. Je n'ai rien, ma réserve et mon grenier sont vides.
-Alors je ne suis pas aussi pauvre que toi parce que j'ai un beau caillou dans ma poche. Je pourrais en faire une soupe mais j'ai besoin pour cela d'une marmite, dit le soldat.
-Je peux t'en prêter une, acquiesça la vieille dame. Mais je n'ai rien à y mettre.»
Le soldat lava bien le caillou et le mit dans la marmite. La vieille fit du feu. Le soldat versa de l'eau sur le caillou et mit la marmite sur le feu. Il remua plusieurs fois avec une longue cuillère en bois. La vieille dame le regardait du coin de l'oeil. Le soldat goûta la soupe.
«Pour être bonne, elle est bonne, dit le soldat en claquant la langue. Si vous aviez un peu de sel à mettre dedans, elle serait encore meilleure.
-J'ai du sel», dit la vieille.
Le soldat en ajouta dans l'eau, remua et dit:
«Vous savez, si vous aviez une cuillère de saindoux, ça l'améliorerait bien.
-J'en ai, je vous l'apporte tout de suite», dit la vieille.
Elle revint avec une cuillère de saindoux. Ils l'ajoutèrent doucement dans la marmite. Le soldat remua l'eau, goûta, et regarda du coin de l'oeil la vieille dame.
«Vous savez, je sais bien préparer la soupe mais toujours avec de la saucisse. Comme c'est bon!» dit le soldat.
«J'ai de la saucisse, je vais en chercher un morceau dans la réserve», répondit la vieille.
«Prenez en donc deux morceaux, la vieille, un pour vous, un pour moi», dit le soldat.
«J'arrive, j'arrive!» dit la vieille.
Elle revint avec deux morceaux de saucisse. Le soldat les mit dans la marmite, remua et goûta la soupe.
«Vous savez, si vous aviez quelques pommes de terre, nous pourrions les ajouter! Et si vous aviez d'autres légumes, nous la préparerions vraiment comme il se doit.
-J'ai des pommes de terre et des légumes, je vais les chercher», dit fièrement la vieille en se redressant.»
Elle revint vite avec des carottes, du persil et des pommes de terre. Ils les épluchèrent et les mirent dans la soupe. Le soldat remua, goûta et tendit la cuillère en bois à la vieille dame pour qu'elle y goûte, elle aussi.
«Allez, goûtez la, maintenant elle est vraiment bonne.»
La vieille dame s'exécuta et s'en lécha les babines.
«Je n'aurais jamais cru que l'on puisse préparer une si bonne soupe avec un caillou», admit elle.
Ils laissèrent mijoter la soupe encore quelques minutes, puis le soldat dit:
«Si par hasard vous aviez quelques grains de riz, ce serait bien.
-J'en ai», dit elle en s'empressant autour de la marmite.
Ni une, ni deux, ils jetèrent une poignée de riz dans l'eau et d'un air satisfait, le soldat se frotta le ventre.
«Maintenant elle est aussi bonne que celle que je prépare d'habitude», dit il.
Ils attendirent que la soupe soit entièrement cuite. Le soldat s'en servit dans une grande assiette, ensuite il fit pareil à la vieille dame. Ils la mangèrent, tous les deux, de bon coeur.
La vieille n'arrêta pas de s'étonner de la qualité de la soupe au caillou. Quand ils furent rassasiés, elle se tourna vers le soldat.
«Dites moi, mon brave, auriez-vous la gentillesse de me vendre ce caillou? Je n'ai souvent rien à cuisiner et avec ce caillou je pourrais concocter une bonne soupe.
-Bien sûr que si, répondit du tac au tac le soldat en riant dans sa barbe. Pour cent deniers, le caillou est à vous.»
Elle régla vite fait la somme et sortit le caillou de la marmite. Elle l'enroula dans un torchon propre, et elle le mit de côté au cas où un jour elle voudrait préparer une bonne soupe.
Cent deniers dans la poche, le soldat dit très vite au revoir à la vieille dame pour qu'elle ne revienne pas sur sa décision et qu'elle ne lui redemande pas l'argent. Maintenant qu'il était rassasié et avait cent deniers, il marcha gaiement sur la route jusqu'au soir où il trouva une autre vieille dame qui ne savait pas comment il fallait faire la soupe au caillou. Chez elle, il mangea de nouveau à sa faim.
Par contre, je suis incapable de vous dire quelle soupe elle a pu faire avec le caillou."
Le conte traditionnel de La Soupe au(x) caillou(x) se présente sous de nombreuses variantes, situées dans diverses régions du globe, mettant en scène divers personnages (animaux : loup, renard... ; humains : moine(s), soldat, mendiant...). C’est aussi une vraie recette, attestée dans des régions où la disette n’était pas rare et où les mentalités ne sont pas à la plus grande générosité (Lorraine, Savoie...). Les trépidations du caillou sous l’effet des bouillons contribueraient à écraser les légumes : l’ancêtre du robot plongeur en quelque sorte.
Le scénario est toujours le même : un personnage demande l’hospitalité à des villageois apeurés qui la lui refusent. Il demande alors juste de quoi faire une “soupe au caillou”, ce qui ne lasse pas d’intriguer les villageois. Chacun voulant “mettre son grain de sel” dans la recette, c’est une vraie bonne soupe collective qui est ainsi concoctée et partagée dans un festin où les préventions tombent (provisoirement). Le message du conte est clair : le visiteur a réussi à réveiller la solidarité, l’altruisme, la générosité dans le cœur aride (comme un caillou) des villageois renfermés sur eux-mêmes. Il les a transformés. Au moins pour un soir. Au matin, il a disparu.
En cela, il fonctionne comme une parabole, une histoire symbolique destinée à illustrer une vertu ou une morale, et selon les versions, il a un sens religieux (moine, mendiant) ou simplement humaniste. D’autres versions proposent une lecture axée sur la ruse, pour tromper la méchanceté ou la voracité d’un prédateur. Le fait qu’on a le choix entre plusieurs versions offre l’intérêt d’en aborder plusieurs pour comparer les modes de traitement de la parabole. De plus ce conte pose un certain nombre de problèmes liés à l’ellipse et aux inférences, à cause de sa signification symbolique. Il y a en effet ellipse avant et après l’histoire : d’où vient le personnage, qu’est-ce qu’il fait là, qu’est-ce qui le meut, où poursuit-il sa route, quels sont ses mobiles ? De ce point de vue, ce conte est atypique, car il n’offre pas de début contextualisant ni de happy ending. Il est idéal pour un débat interprétatif, pour mettre à jour le sens profond du texte, qui peut rester ambigu sans que cela gêne la compréhension, au contraire.
Quand il met en scène des animaux, les stéréotypes liés à chaque animal en présence font partie des savoirs de connivence instaurés entre le conteur / l’auteur et son auditeur/ lecteur. Les humains sont eux aussi caricaturés, ou représentent des “caractères” (au sens de La Bruyère). On retrouve le motif du caillou et du ventre du loup, présent dans la version de Grimm du Petit Chaperon rouge et dans Le loup et les sept chevreaux. Le caillou peut symboliser la faim inextinguible du prédateur ou sa cruauté et son inflexibilité dès lors qu’il s’agit de nourriture (cf. Le loup et l’agneau chez La Fontaine). C’est parce qu’il offre toutes ces complexités qu’il est un excellent support de travail avec de jeunes lecteurs, car il va permettre de mettre en œuvre la lecture littéraire comme lieu de formation.
source : https://gerflint.fr/Base/Pologne8/ulma.pdf
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