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Vincent Citot, "Détour par les USA, Récit de voyage et réflexions diverses" (1)

Publié le 3 Septembre 2019, 10:06am

Catégories : #ESSAIS

Vincent Citot, "Détour par les USA, Récit de voyage et réflexions diverses" (1)

Vincent Citot, Détour par les USA, Récit de voyage et réflexions diverses

Docteur en phi­lo­so­phie,  membre du CRICES, char­gée de cours à l’ICES et pro­fes­seur en lycée, Syl­vie Paillat est l’auteur d’une thèse : Méta­phy­sique du rire (L’Harmattan, mai 2014). Quelques articles sur le même sujet ont éga­le­ment été publiés dans Le Phi­lo­so­phoire: “Esthé­tique du rire et l’intelligence du rire ou la bêtise feinte”. 

 

« Tout voya­geur pour­suit un fan­tôme qui per­pé­tuel­le­ment lui échappe. Il espère sans cesse décou­vrir un nou­veau mode de vie qui soit en quelque sorte fon­da­men­ta­le­ment  dif­fé­rent de ceux qui lui sont fami­liers. Il s’imagine capable  dès qu’il  la ren­con­trera, d’entrer magi­que­ment en contact avec cette exis­tence mer­veilleuse, de la com­prendre, d’y par­ti­ci­per. Dans les endroits  que tout le monde connait sur les sen­tiers bat­tus, il ne trouve jamais ce qu’il cherche. »

 Aldous Hux­ley,  Tour du monde d’un sceptique

 

Détour ou retour ? Le lec­teur qui découvre le récit de voyage de Vincent Citot, Détour par les USA, peut en effet se poser la ques­tion : Retour aux USA (l’auteur est déjà allé deux fois en Utah et Ari­zona, en 1996 et 2007), retour  réflexif sur soi, sur le monde, retour  aux ori­gines, retour au ventre de la terre-mère ori­gi­nelle ?
Il est tout autant conduit  à  s’interroger sur  le but et  la nature même de ce voyage, voyage exté­rieur, voyage inté­rieur, voyage aux mul­tiples et simul­ta­nées dimen­sions : géo­gra­phique, empi­rique, phi­lo­so­phique, méta­phy­sique, psy­chique, socio­lo­gique et esthé­tique. Que va donc cher­cher le voyageur-narrateur,  pour­rait se deman­der le lec­teur,  inci­dem­ment main­tenu dans une sorte de sus­pens et curieux de connaître la réponse.
Qu’est-ce au fond que le voyage pour Vincent Citot  si ce n’est tout d’abord de s’apercevoir de sa pro­fonde parenté, de sa consub­stan­tia­lité avec la démarche réflexive de la phi­lo­so­phie, démarche qui implique une pen­sée en mou­ve­ment puisqu’elle est désir,  recherche et non pos­ses­sion de la sagesse. « Phi­lo­so­pher c’est être en route ; les ques­tions sont plus essen­tielles que les réponses » écrit Karl Jas­pers dans son Intro­duc­tion à la phi­lo­so­phie. Le phi­lo­sophe est un nomade, un aven­tu­rier ou un pèle­rin sur le che­min de la vérité et de la sagesse.

Le voyage, qu’il soit géo­gra­phique ou phi­lo­so­phique, est  un par­cours ini­tia­tique, un che­mi­ne­ment, un tâton­ne­ment. Chez Vincent Citot qui ne se ménage pas et dont on per­çoit qu’il a acquis l’endurance de l’athlète[1] qu’il fut pen­dant plus de vingt ans, le voyage  prend sou­vent  l’aspect d’une expé­rience extrême. Du moins est-ce pré­ci­sé­ment  le cas pour ce voyage en soli­taire : « Puisque je serai seul et sans contraintes, autant en pro­fi­ter pour orga­ni­ser un voyage sur mesure, dans des condi­tions qui ne convien­draient qu’à moi »[2].
Ainsi, est-ce l’occasion pour l’auteur d’aller au bout de lui-même, de se dépas­ser, de se connaître davan­tage, de faire face au réel avec luci­dité, de faire ainsi la part des choses entre réel, sym­bo­lique et ima­gi­naire[3]. Vincent Citot fait d’ailleurs ce constat d’un voyage à l’envers « de (ses) attentes, de (ses) espoirs et de (ses) désirs »[4], ce qui lui per­met de perdre ses illu­sions, de s’évider au lieu de se rem­plir de quelques nou­veaux pay­sages et dis­trac­tions en tout genre que consomme habi­tuel­le­ment le tou­riste : « par­cou­rir le désert en tous les sens et me lais­ser fas­ci­ner par les canyons, les gouffres, les cathé­drales de pierre et les hori­zons, était une façon d’exacerber mes illu­sions dans l’espoir de m’en déprendre »[5]. On peut ainsi dire que le voyage, dans sa dimen­sion phi­lo­so­phique, est ale­thièa, dévoi­le­ment de la vérité, au sens  hei­deg­gé­rien du terme.

Il ne s’agit pas davan­tage d’une com­pi­la­tion de connais­sances ou comme le remarque l’auteur d’un savoir uni­ver­si­taire, savoir his­to­rique  dénué de réflexion, celui que les congrès et col­loques véhi­culent mal­heu­reu­se­ment par­fois. Il s’agit plu­tôt, pour reprendre les termes du phi­lo­sophe Alain Juran­ville, d’un « savoir de l’existence »[6] non moins phi­lo­so­phique qui échappe en quelque sorte au dis­cours ration­nel et scien­ti­fique, dis­cours abs­trait et sou­vent déra­ciné de l’expérience.
C’est pour­quoi, Vincent Citot qui s’interroge sur la vraie nature de la phi­lo­so­phie, le dit clai­re­ment : « la phi­lo­so­phie n’est pas une science mais une science mêlée de sagesse : un savoir, des valeurs et une pra­tique devant être géné­rés et assi­mi­lés par une exis­tence sin­gu­lière »[7]. Ce congrès à Toronto auquel il a été convié, ce qui pour­rait être flat­teur pour un philosophe-chercheur  car­rié­riste et en quête de recon­nais­sance, n’est pour lui qu’un pré­texte. « Je savais que le motif ini­tial du séjour — le congrès de Toronto — ne serait pas l’objet prin­ci­pal de mon dépla­ce­ment outre-Atlantique. En revanche, je n’avais pas anti­cipé à quel point le rap­port entre tra­vail phi­lo­so­phique et diver­tis­se­ment tou­ris­tique  allait être inversé (…) J’ai fait plus de phi­lo­so­phie dans l’Utah qu’à Toronto. Qu’est– ce que la phi­lo­so­phie ? Est-ce dis­cu­ter de ques­tions tech­niques sans inté­rêt dans une salle de classe, ou bien réflé­chir aux ques­tions essen­tielles au contact des choses ? A Toronto ? Je me suis diverti en fai­sant mine de tra­vailler ; dans le désert j’ai phi­lo­so­phé en ayant l’air de faire du tou­risme. »[8]

On com­prend dès lors le sens pre­mier du terme détour comme diver­tis­se­ment, diver­tis­se­ment que là aussi l’auteur expé­ri­mente. Si, en termes pas­ca­liens, se diver­tir, c’est se détour­ner de l’essentiel, l’essentiel n’est pour Vincent Citot ni un voyage tou­ris­tique, ni l’objet d’une phi­lo­so­phie de spé­cia­listes, tech­ni­cistes qui «  se retrouvent à trente ans occu­pés à mul­ti­plier les notes de bas de pages d’une thèse consa­crée à l’influence sur Hus­serl de son assis­tant Fink de 1933 et 1935 »[9]. L’essentiel est pour lui ce qui renoue avec le sens pre­mier du terme phi­lo­so­phie comme recherche, ques­tion­ne­ment sur la réa­lité et l’existence.
D’où la néces­sité de se confron­ter aux élé­ments natu­rels, au vide du désert, de « tou­cher  le fond du réel »[10], autant d’échos qui résonnent et per­mettent d’aller au fond de soi-même, de se plon­ger dans les pro­fon­deurs de l’âme … de connaître le monde et les étoiles pour se connaître soi-même. D’où éga­le­ment la néces­sité de se confron­ter à l’expérience.

Le détour géo­gra­phique, psy­chique et spi­ri­tuel décentre de tout intel­lec­tua­lisme déra­ciné.  Phi­lo­sophe  de ter­rain qui s’adapte aisé­ment aux diverses confi­gu­ra­tions géo­gra­phiques, Vincent Citot s’occupe donc plu­tôt des alen­tours de la phi­lo­so­phie que de celle qui pré­ten­drait se  consti­tuer sans lien à l’extérieur et à toute pré­oc­cu­pa­tion imma­nente. Son enra­ci­ne­ment  ne l’empêche pour­tant pas d’être en mou­ve­ment, d’avoir le pas rapide et délié, de se dépla­cer sur dif­fé­rents ter­ri­toires, d’aller et venir ou reve­nir.
Il est mar­qué dans ce livre par le conti­nuum paysage/ pen­sée, espace/corps et esprit qui à cer­tains moments se confondent. On pour­rait  ainsi pen­ser qu’il s’inscrit dans ce désir régres­sif de se fondre au corps de la terre mère ori­gi­nelle.  D’où cette ques­tion récur­rente pour le lec­teur. Ce détour n’est-il pas retour réflexif sur soi, à la fois psy­chique et lit­té­raire ? Le récit que l’auteur adopte pro­gres­si­ve­ment en lui don­nant une place non négli­geable aux côtés du dis­cours ration­nel scien­ti­fique jusqu’alors phi­lo­so­phi­que­ment pré­féré, n’est-il pas por­teur d’une vérité plus pro­fonde et inté­rieure qui inter­roge tout d’abord sur ce retour à l’origine comme fon­de­ment sym­bo­lique et ima­gi­naire du commencement ?

Chez Vincent Citot, tout semble de fait conver­ger vers ce retour à l’origine, jus­ti­fiant  cette obses­sion phi­lo­so­phique du com­men­ce­ment, comme il l’avoue lui-même: «  la pen­sée du com­men­ce­ment m’a tou­jours obsédé, au point que j’en fasse l’objet de mon pre­mier ouvrage phi­lo­so­phique, dans lequel j’expliquais qu’il fal­lait com­men­cer par phi­lo­so­pher sur le pro­blème du com­men­ce­ment. »[11]
Puisqu’il s’agit d’obsession, il importe d’en com­prendre les racines psy­chiques qui impulsent dans le même temps le ques­tion­ne­ment phi­lo­so­phique et le goût des voyages induits par ce mou­ve­ment de  va et vient, cet aller et retour pour ren­trer au ber­cail mater­nel fait de pro­messes sécu­ri­taires plus ima­gi­naires que réelles : « J’ai cher­ché en vain ce qu’il y a au-dedans et au-delà, car il ne se trouve rien que ce que j’y pro­jette moi-même poussé par une double ten­dance à la sécu­rité ( retour à la mère ?) et à la liberté (fuite hors du giron mater­nel ?)[12] Cet impos­sible retour  semble cepen­dant consti­tuer le fon­de­ment de son désir, et peut-être de l’essence même de tout désir, sou­vent contra­dic­toire et trans­gres­sif. Il pour­rait expli­quer  la rai­son pour laquelle ten­ter l’impossible et « aller là où on ne va pas »[13], c’est-à-dire pré­ci­sé­ment pour une par­tie de ce voyage dont cette jour­née, « ce mardi 30 mai est un jour spé­cial »[14] à  Soda Spings Basin et  Monu­ment Basin, les plus grands et dan­ge­reux canyons du Colo­rado (parc natio­nal de Canyon­lands),  est le credo de Vincent Citot.

La jus­ti­fi­ca­tion  qu’il donne en pre­mier lieu ─ comme pour voi­ler cette obses­sion  de l’origine et de la fixa­tion pré­oe­di­pienne à la mère ─ porte sur la  sym­bo­lique du père et la pos­sible trans­gres­sion  de sa loi : « C’est comme si je fai­sais tom­ber des murs, trans­gres­sais des tabous, chas­sais des vieux fan­tômes. »[15]  De quels fan­tômes s’agit-il, un fan­tôme pou­vant en cacher un autre ? Fan­tôme du père et/ ou  de la mère ?
Et de quelle (s) han­tise (s) s’agit-il donc aussi  qui  pour­rait prendre  sa source dans la scène ori­gi­naire? N’est-ce pas fina­le­ment cette der­nière qui hante et habite incons­ciem­ment l’œil du pho­to­graphe que Vincent Citot est aussi ?

En effet, on peut se deman­der si les pho­to­gra­phies  des pay­sages qui accom­pagnent son récit  ne repré­sentent  pas la recherche et la recréa­tion subli­mée ─ recréa­tion méta­phy­sique où le temps est sus­pendu ─ de cette scène ori­gi­naire ou scène pri­mi­tive[16]. Si Freud la conçoit volon­tiers comme jus­ti­fi­ca­tion de l’Œdipe et de la sexua­lité, chez Vincent Citot, elle s’apparente éga­le­ment à un ques­tion­ne­ment  antéoe­di­pien sur le com­men­ce­ment ou, si l’on pré­fère,  sur le moment de la nais­sance, ce pro­ces­sus de sépa­ra­tion d’avec le corps mater­nel, ce pro­ces­sus d’individuation, prin­cipe même de la réa­lité que le nouveau-né affronte en fai­sant pour la pre­mière fois l’épreuve de la soli­tude.
Quelques unes de ses pho­to­gra­phies[17] sont à cet égard expli­cites. On le voit dans sa nudité, tel un nouveau-né. On  pour­rait l’imaginer tout juste sorti du corps  de la terre-mère ori­gi­nelle. D’un point de vue plus géné­ral et anthro­po­lo­gique, ce contact direct de l’homme, peau contre croûte ter­restre, évoque l’homme à ses ori­gines.
En témoigne notam­ment  la pho­to­gra­phie de cou­ver­ture qui s’intitule à juste titre Renais­sance II.  L’angle de vue semble avoir été pris ou retra­vaillé en plon­gée lais­sant sup­po­ser un regard exté­rieur, loin­tain, dis­tant. De prime abord, le spec­ta­teur pense à un pay­sage lunaire, désert où le temps est ralenti, sinon immo­bile comme pour  rap­pe­ler  les ori­gines de la vie sidé­rale et ter­restre. Tout petit, le corps détendu, bras et jambes en étoiles[18],  l’homme se res­source et repose sur l’immense sur­face de ce corps ter­restre dont la peau est à quelque endroit sinueuse et craquelée.

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