Vincent Citot, Détour par les USA, Récit de voyage et réflexions diverses
Docteur en philosophie, membre du CRICES, chargée de cours à l’ICES et professeur en lycée, Sylvie Paillat est l’auteur d’une thèse : Métaphysique du rire (L’Harmattan, mai 2014). Quelques articles sur le même sujet ont également été publiés dans Le Philosophoire: “Esthétique du rire et l’intelligence du rire ou la bêtise feinte”.
« Tout voyageur poursuit un fantôme qui perpétuellement lui échappe. Il espère sans cesse découvrir un nouveau mode de vie qui soit en quelque sorte fondamentalement différent de ceux qui lui sont familiers. Il s’imagine capable dès qu’il la rencontrera, d’entrer magiquement en contact avec cette existence merveilleuse, de la comprendre, d’y participer. Dans les endroits que tout le monde connait sur les sentiers battus, il ne trouve jamais ce qu’il cherche. »
Aldous Huxley, Tour du monde d’un sceptique
Détour ou retour ? Le lecteur qui découvre le récit de voyage de Vincent Citot, Détour par les USA, peut en effet se poser la question : Retour aux USA (l’auteur est déjà allé deux fois en Utah et Arizona, en 1996 et 2007), retour réflexif sur soi, sur le monde, retour aux origines, retour au ventre de la terre-mère originelle ?
Il est tout autant conduit à s’interroger sur le but et la nature même de ce voyage, voyage extérieur, voyage intérieur, voyage aux multiples et simultanées dimensions : géographique, empirique, philosophique, métaphysique, psychique, sociologique et esthétique. Que va donc chercher le voyageur-narrateur, pourrait se demander le lecteur, incidemment maintenu dans une sorte de suspens et curieux de connaître la réponse.
Qu’est-ce au fond que le voyage pour Vincent Citot si ce n’est tout d’abord de s’apercevoir de sa profonde parenté, de sa consubstantialité avec la démarche réflexive de la philosophie, démarche qui implique une pensée en mouvement puisqu’elle est désir, recherche et non possession de la sagesse. « Philosopher c’est être en route ; les questions sont plus essentielles que les réponses » écrit Karl Jaspers dans son Introduction à la philosophie. Le philosophe est un nomade, un aventurier ou un pèlerin sur le chemin de la vérité et de la sagesse.
Le voyage, qu’il soit géographique ou philosophique, est un parcours initiatique, un cheminement, un tâtonnement. Chez Vincent Citot qui ne se ménage pas et dont on perçoit qu’il a acquis l’endurance de l’athlète[1] qu’il fut pendant plus de vingt ans, le voyage prend souvent l’aspect d’une expérience extrême. Du moins est-ce précisément le cas pour ce voyage en solitaire : « Puisque je serai seul et sans contraintes, autant en profiter pour organiser un voyage sur mesure, dans des conditions qui ne conviendraient qu’à moi »[2].
Ainsi, est-ce l’occasion pour l’auteur d’aller au bout de lui-même, de se dépasser, de se connaître davantage, de faire face au réel avec lucidité, de faire ainsi la part des choses entre réel, symbolique et imaginaire[3]. Vincent Citot fait d’ailleurs ce constat d’un voyage à l’envers « de (ses) attentes, de (ses) espoirs et de (ses) désirs »[4], ce qui lui permet de perdre ses illusions, de s’évider au lieu de se remplir de quelques nouveaux paysages et distractions en tout genre que consomme habituellement le touriste : « parcourir le désert en tous les sens et me laisser fasciner par les canyons, les gouffres, les cathédrales de pierre et les horizons, était une façon d’exacerber mes illusions dans l’espoir de m’en déprendre »[5]. On peut ainsi dire que le voyage, dans sa dimension philosophique, est alethièa, dévoilement de la vérité, au sens heideggérien du terme.
Il ne s’agit pas davantage d’une compilation de connaissances ou comme le remarque l’auteur d’un savoir universitaire, savoir historique dénué de réflexion, celui que les congrès et colloques véhiculent malheureusement parfois. Il s’agit plutôt, pour reprendre les termes du philosophe Alain Juranville, d’un « savoir de l’existence »[6] non moins philosophique qui échappe en quelque sorte au discours rationnel et scientifique, discours abstrait et souvent déraciné de l’expérience.
C’est pourquoi, Vincent Citot qui s’interroge sur la vraie nature de la philosophie, le dit clairement : « la philosophie n’est pas une science mais une science mêlée de sagesse : un savoir, des valeurs et une pratique devant être générés et assimilés par une existence singulière »[7]. Ce congrès à Toronto auquel il a été convié, ce qui pourrait être flatteur pour un philosophe-chercheur carriériste et en quête de reconnaissance, n’est pour lui qu’un prétexte. « Je savais que le motif initial du séjour — le congrès de Toronto — ne serait pas l’objet principal de mon déplacement outre-Atlantique. En revanche, je n’avais pas anticipé à quel point le rapport entre travail philosophique et divertissement touristique allait être inversé (…) J’ai fait plus de philosophie dans l’Utah qu’à Toronto. Qu’est– ce que la philosophie ? Est-ce discuter de questions techniques sans intérêt dans une salle de classe, ou bien réfléchir aux questions essentielles au contact des choses ? A Toronto ? Je me suis diverti en faisant mine de travailler ; dans le désert j’ai philosophé en ayant l’air de faire du tourisme. »[8]
On comprend dès lors le sens premier du terme détour comme divertissement, divertissement que là aussi l’auteur expérimente. Si, en termes pascaliens, se divertir, c’est se détourner de l’essentiel, l’essentiel n’est pour Vincent Citot ni un voyage touristique, ni l’objet d’une philosophie de spécialistes, technicistes qui « se retrouvent à trente ans occupés à multiplier les notes de bas de pages d’une thèse consacrée à l’influence sur Husserl de son assistant Fink de 1933 et 1935 »[9]. L’essentiel est pour lui ce qui renoue avec le sens premier du terme philosophie comme recherche, questionnement sur la réalité et l’existence.
D’où la nécessité de se confronter aux éléments naturels, au vide du désert, de « toucher le fond du réel »[10], autant d’échos qui résonnent et permettent d’aller au fond de soi-même, de se plonger dans les profondeurs de l’âme … de connaître le monde et les étoiles pour se connaître soi-même. D’où également la nécessité de se confronter à l’expérience.
Le détour géographique, psychique et spirituel décentre de tout intellectualisme déraciné. Philosophe de terrain qui s’adapte aisément aux diverses configurations géographiques, Vincent Citot s’occupe donc plutôt des alentours de la philosophie que de celle qui prétendrait se constituer sans lien à l’extérieur et à toute préoccupation immanente. Son enracinement ne l’empêche pourtant pas d’être en mouvement, d’avoir le pas rapide et délié, de se déplacer sur différents territoires, d’aller et venir ou revenir.
Il est marqué dans ce livre par le continuum paysage/ pensée, espace/corps et esprit qui à certains moments se confondent. On pourrait ainsi penser qu’il s’inscrit dans ce désir régressif de se fondre au corps de la terre mère originelle. D’où cette question récurrente pour le lecteur. Ce détour n’est-il pas retour réflexif sur soi, à la fois psychique et littéraire ? Le récit que l’auteur adopte progressivement en lui donnant une place non négligeable aux côtés du discours rationnel scientifique jusqu’alors philosophiquement préféré, n’est-il pas porteur d’une vérité plus profonde et intérieure qui interroge tout d’abord sur ce retour à l’origine comme fondement symbolique et imaginaire du commencement ?
Chez Vincent Citot, tout semble de fait converger vers ce retour à l’origine, justifiant cette obsession philosophique du commencement, comme il l’avoue lui-même: « la pensée du commencement m’a toujours obsédé, au point que j’en fasse l’objet de mon premier ouvrage philosophique, dans lequel j’expliquais qu’il fallait commencer par philosopher sur le problème du commencement. »[11]
Puisqu’il s’agit d’obsession, il importe d’en comprendre les racines psychiques qui impulsent dans le même temps le questionnement philosophique et le goût des voyages induits par ce mouvement de va et vient, cet aller et retour pour rentrer au bercail maternel fait de promesses sécuritaires plus imaginaires que réelles : « J’ai cherché en vain ce qu’il y a au-dedans et au-delà, car il ne se trouve rien que ce que j’y projette moi-même poussé par une double tendance à la sécurité ( retour à la mère ?) et à la liberté (fuite hors du giron maternel ?)[12] Cet impossible retour semble cependant constituer le fondement de son désir, et peut-être de l’essence même de tout désir, souvent contradictoire et transgressif. Il pourrait expliquer la raison pour laquelle tenter l’impossible et « aller là où on ne va pas »[13], c’est-à-dire précisément pour une partie de ce voyage dont cette journée, « ce mardi 30 mai est un jour spécial »[14] à Soda Spings Basin et Monument Basin, les plus grands et dangereux canyons du Colorado (parc national de Canyonlands), est le credo de Vincent Citot.
La justification qu’il donne en premier lieu ─ comme pour voiler cette obsession de l’origine et de la fixation préoedipienne à la mère ─ porte sur la symbolique du père et la possible transgression de sa loi : « C’est comme si je faisais tomber des murs, transgressais des tabous, chassais des vieux fantômes. »[15] De quels fantômes s’agit-il, un fantôme pouvant en cacher un autre ? Fantôme du père et/ ou de la mère ?
Et de quelle (s) hantise (s) s’agit-il donc aussi qui pourrait prendre sa source dans la scène originaire? N’est-ce pas finalement cette dernière qui hante et habite inconsciemment l’œil du photographe que Vincent Citot est aussi ?
En effet, on peut se demander si les photographies des paysages qui accompagnent son récit ne représentent pas la recherche et la recréation sublimée ─ recréation métaphysique où le temps est suspendu ─ de cette scène originaire ou scène primitive[16]. Si Freud la conçoit volontiers comme justification de l’Œdipe et de la sexualité, chez Vincent Citot, elle s’apparente également à un questionnement antéoedipien sur le commencement ou, si l’on préfère, sur le moment de la naissance, ce processus de séparation d’avec le corps maternel, ce processus d’individuation, principe même de la réalité que le nouveau-né affronte en faisant pour la première fois l’épreuve de la solitude.
Quelques unes de ses photographies[17] sont à cet égard explicites. On le voit dans sa nudité, tel un nouveau-né. On pourrait l’imaginer tout juste sorti du corps de la terre-mère originelle. D’un point de vue plus général et anthropologique, ce contact direct de l’homme, peau contre croûte terrestre, évoque l’homme à ses origines.
En témoigne notamment la photographie de couverture qui s’intitule à juste titre Renaissance II. L’angle de vue semble avoir été pris ou retravaillé en plongée laissant supposer un regard extérieur, lointain, distant. De prime abord, le spectateur pense à un paysage lunaire, désert où le temps est ralenti, sinon immobile comme pour rappeler les origines de la vie sidérale et terrestre. Tout petit, le corps détendu, bras et jambes en étoiles[18], l’homme se ressource et repose sur l’immense surface de ce corps terrestre dont la peau est à quelque endroit sinueuse et craquelée.
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