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"Kant et le western- The Wild Bunch"

Publié le 28 Novembre 2018, 14:13pm

Catégories : #Philo & Cinéma

"Kant et le western- The Wild Bunch"

Ils sont vieux, fatigués, et pleins aux as. L’opération a été rondement menée, ils ont livré les armes au général mexicain qui pourra ainsi exterminer les rebelles, et qui les a grassement rémunérés. Bien sûr, l’un de leurs comparses est désormais le prisonnier dudit général, dont il a abattu la puta préférée. En attendant, deux d’entre eux prennent un bain de vin vieux dans une énorme barrique en compagnie de dames accueillantes et fortes en tétons, un autre vient de se taper une signorita muy hermosa, le quatrième, assis à l’ombre, taille philosophiquement un bout de bois avec son couteau.
Eh bien le plus vieux de la bande sort finalement des bras de sa compagne d’une heure, retrouve ses comparses , et lance : « Let’s go ! » — à quoi l’un des autres se lève en disant : « Why not ? ». Et ils n’ont même pas à expliquer au tailleur de copeaux pourquoi ils sortent, prennent leurs fusils et partent à quatre affronter cinq cents hommes. Et y laisser leur peau. Ainsi se termine la Horde sauvage.
(Même situation dans Key Largo — car les codes du western ont essaimé bien au-delà de l’Ouest des années 1860-1910 : Lauren Bacall demande à Bogart « Why » il part prendre un risque démesuré, dont il n’a pratiquement aucune chance de revenir vivant. À quoi l’autre répond : « I have to go » — sans qu’il n’ait en fait d’autre obligation que celle qu’il s’impose à lui-même : en quoi il affiche, en obéissant à cette obligation, sa parfaite et complète liberté).
Dans les deux cas, les gangsters de Wild bunch ou l’ex-soldat revenu de tout en général et de Monte Cassino en particulier obéissent à une loi morale intérieure qui fait d’eux des hommes bons, dotés d’une volonté parfaitement autonome (à aucun moment ils ne se conforment à une loi qui leur serait imposée de l’extérieur, Kant et Peckinpah sont catégoriques sur ce point), obéissant donc à un impératif interne absolu, et ayant les uns et les autres déterminé que l’homme est une fin en soi — pas une chose à valeur relative. Et tout cela sans qu’une transcendance extérieure puisse expliquer ou motiver des comportements somme toute extrémistes, ou paradoxaux, puisque le sens du devoir et la raison triomphent de l’instinct de survie. Mais justement, l’homme des Lumières se bâtit au-delà de l’instinct.

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On ne parle pas assez de l’influence de Kant sur le western classique. Et surtout, on ne parle pas assez, quand on constate la raréfaction actuelle du genre, de la perte de ce Kant à soi dans notre civilisation.La fin du western est un marqueur remarquable de la perte du sens interne du devoir, de la réification de l’humain, et d’un repli vers un Ego narcissique (tout pour ma gueule) qui nous éloigne un peu des grands principes de la raison pure.
Je peux multiplier les exemples à l’infini, mais à qui renâclerait je conseille de visionner l’une après l’autre les deux versions de 3 : 10 to Yuma. Celle de Delmer Daves (1957) met en scène un fermier un peu frustre (Van Heflin) qui contre toute raison raisonnable affronte des périls incessants pour amener son prisonnier, l’abominable et séduisant Glenn Ford, à la gare où il le mettra dans le train pour Yuma et son pénitencier. On comprend vite que ce n’est pas pour la prime offerte (motif initial) mais en raison d’un devoir intérieur que le fermier s’impose contre toute logique une conduite qu’il faut bien qualifier d’héroïque — ce qui permet au passage de définir l’héroïsme comme l’obéissance à une nécessité intérieure, à laquelle on se plie dans l’exercice de sa liberté : voir Léonidas aux Thermopyles, ou Davy Crockett à Alamo.

 

Puis vous jetez un œil sur la version indéfiniment étirée (122 mn contre 92 pour le film de Daves) de la même histoire réalisée par James Mangold en 2007. Christian Bale (le fermier) n’obéit plus à sa volonté autonome, mais au désir de briller et de se réhabiliter aux yeux de son fils (introduit par le nouveau scénario — afin sans doute que l’ado de base y trouve de quoi s’identifier, faute d’y trouver de quoi réfléchir) face à un gangster (Russell Crowe) d’une séduction encore plus affirmée que celle de Glenn Ford, sous ses cicatrices fraîches fort seyantes. Les personnages passent deux heures à faire la roue, là où dans la première version, dans un noir et blanc que le ciel d’Arizona rendait impitoyable, ils sont confrontés l’un à l’autre — le film est en fait un long duel mental où le plus kantien des deux l’emporte nécessairement. Voyez vous-même :

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Allons jusqu’au bout de la logique kantienne. Qu’est-ce que la loi — en l’absence de loi divine, en cette fin de XVIIIème siècle, Dieu est mort, bien avant que Nietzsche ne le proclame, dois-je le rappeler ? Il y a un très beau western, tout aussi crépusculaire que la Horde sauvage (les œuvres des crépuscules ont le mérite d’exposer à vif les codes plus ou moins embrouillés ou camouflés dans les réalisations antérieures). Je veux parler du film de John Huston, The Life and Times of Judge Roy Bean — en français, Juge et hors la loi.

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Roy Bean, « la loi à l’ouest du Pecos », feint de s’appuyer sur le Code, mais il prononce ses jugements en fonction de son impératif moral personnel, qui ne tergiverse jamais. Et dans les dernières minutes, flamboyantes, il détruit la ville érigée par les appétits légaux d’une crapule qui a la loi pour lui, au nom des impératifs catégoriques d’une morale supérieure à toute construction sociale. « Who are you ? » demandent les braves gens, braves crapules. « Justice, you sons of bitches ! » répond le kantien de service (avoir une morale forte n’exclut pas le recours à un langage énergique). Et il détruit complètement par le feu l’œuvre des hommes, pour ramener le paysage au désert initial — le désert aussi est un paysage kantien, non entaché des excréments civilisationnels. Le désert où passe dans la dernière bobine, fantôme sublime de notre quête de bonheur (car chez Kant le bonheur ne tient ni à la connaissance métaphysique, ni à la poursuite égoïste d’une illusion, mais à l’exercice de la vertu) la fabuleuse Lily Langtry, The Lily of the Valley, qui fut si fort aimée (et platoniquement) par le Juge et à qui Huston a eu la bonne idée de prêter les traiter d’Ava Gardner : car le paradis des kantiens n’excluent pas la contemplation de la beauté.

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Le sentiment du devoir peut donc se dresser contre la loi elle-même. C’est le cas par exemple dans l’admirable Warlock (l’Homme aux colts d’or, Edward Dmytryck, 1959), où Richard Widmark, qui a lui aussi toutes les raisons de laisser tomber (on lui a l’avant-veille transpercé la main droite avec un poignard, il est à peu près incapable de dégainer) va quand même affronter le « marshall » (Henry Fonda, mythique) que s’est donné la ville et qui se prend désormais pour le Deus irae.

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Alors, que dire de cette disparition du western ? Sans doute que les valeurs morales ont disparu avec elles — remplacées par une morale pratique rebaptisée « vivre ensemble ». Que la vertu, exercice libre de la raison, est devenue une défroque dont se vêtent des députés français désireux de se montrer plus blancs que blanc. Que le devoir intérieur se réduit aujourd’hui à l’observation des règles du code de la route. Que la personne morale est ramenée à l’image enregistrée par le selfie. Et que l’héroïsme consiste désormais à observer les règles que d’autres ont conçues pour vous, à leur bénéfice exclusif.

Jean-Paul Brighelli
juillet 2017

source : https://blog.causeur.fr/bonnetdane/kant-et-le-western-001750.html
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