S’il fallait porter à l’écran la question du solipsisme, il me semble que Memento de Christopher Nolan en serait l’aboutissement le plus parfait. Leonard Shelby (Guy Pearce) a subi un traumatisme qui a engendré en lui une perte de la mémoire immédiate : au bout d’un quart d’heure, il a déjà oublié ce qui vient de se produire. Le seul souvenir obsédant qu’il possède encore est celui du meurtre de sa femme. A rebours de la plupart des films où il s’agit de reconstituer un passé, Memento ne part pas du meurtre initial de la femme, mais s’ouvre sur le meurtre par Leonard Shelby de celui qu’on suppose être le tueur de sa femme. Une séquence hallucinante d’effacement d’une photo prise au Polaroïd révèle que la scène se déroule à l’envers. Et pourtant, cette évidence ne se révèle pas instantanément ; il faut une ou deux minutes avant que le regard ne comprenne que la scène est montée à l’envers. Tout le film sera organisé autour de cette séquence : la flèche du temps est indifféremment portée vers l’avenir ou vers le passé. En somme, éternel retour, disparition de la linéarité de l’histoire, retour incessant vers l’origine, origine qui est toujours déjà achèvement. Circularité de la narration, mais semblant pétrie de nouveauté à chaque instant.
Structurellement, Nolan filme des scènes à l’endroit, si je puis dire, (à l’exception de la première) mais l’ordre de succession des scènes est inversé. Nous avançons vers le début.
Pourquoi parlais-je du solipsisme ? Leonard ne sait pas au fond ce qu’il en est du monde, il lui semble sans cesse neuf, sans cesse renouvelé ; quid, dans ces conditions de la réalité du monde extérieur ? Un tel surgissement de nouveauté, une telle instabilité, une telle perte de la substantialité de l’extériorité, ne peuvent que faire douter de la réalité extérieure. Si Leonard ne cesse de répéter qu’il existe, qu’il sait qui il est, le monde qui l’entoure semble de plus en plus spectral. Toute la gageure est alors pour lui de « croire qu’il y a un monde hors de [son]esprit. » C’est incroyable de voir à quel point le cogito ergo sum risque à chaque instant de s’enfermer dans le monde clos de la conscience et du soi. Je suis, certes. Mais que suis-je ?
Je ne suis plus mon passé, puisque je n’ai plus de mémoire ; or, dans ce monde solipsiste, où la conscience est étalon de la réalité du monde, la perte de conscience du passé engendre la fin de la réalité du passé. Les souvenirs disparus emportent avec eux la réalité du passé. Pis encore, si mon identité s’est structurée dans le passé, alors je perds mon identité en même temps que mon passé. D’où cet incessant retour vers le passé, cette construction de séquences inversées, où la narration se fait retour, afin de retrouver son identité.
D’un point de vue purement logique, le monde idéaliste (et non idéal) que se construit Leonard (Lenny) interdit ce retour à la réalité, ce retour à la passé ; on comprend dès le début du film que cet enfermement dans la conscience lui fermera à jamais les portes de la réalité extérieure. L’échec est constitutif de sa démarche ; son ami Teddy le sait d’ailleurs ; il lui rappelle qu’il ne cherche pas la vérité mais qu’il cherche bien plutôt à la construire. Démarche proprement idéaliste en somme, que celle qui consiste à construire le monde plutôt qu’à l’accueillir. Idéalisme absolu, qui conduira Leonard, à de nombreuses reprises, à se demander si le monde se maintient dans l’existence lorsqu’il ferme les yeux. Sa conscience est l’étalon absolu d’un monde irréel.
L’idéalisme se fait ici folie : folie par perte du contact avec le réel, folie par ce rapport halluciné au réel, où chaque instant est indépendant du précédent. La causalité événementielle est rompue à chaque seconde. Pourquoi suis-je ici, pourquoi ai-je fait ça ? Il ne le sait pas, il le note sur des bouts de papier, se le fait tatouer, mais il ne retient par écrit au fond que ce qu’il veut. La conscience demeure étalon de ses pseudo-souvenirs écrits. L’écriture est certes le palliatif d’une mémoire défaillante, le remède et le recours d’une quête du passé, mais c’est cette conscience qui a perdu contact avec le réel qui décide d’écrire ou de ne pas écrire les scènes vécues. Le ver est dans le fruit ; lorsque la serveuse révèlera son vrai visage, il préfèrera ne pas noter, afin d’oublier.
Incapable de se rapporter correctement au monde réel, Leonard créera le sien, et qui dit création d’un monde dit création d’un passé. Ainsi apparaîtra Sammy, amnésique comme lui, qui tuera sa femme diabétique en lui administrant une trop forte dose d’insuline, oubliant qu’il venait de le faire. Léonard était l’assureur de ce couple, et dit avoir porté une part de responsabilité dans ce drame, en ayant distillé le doute sur la sincérité de l’amnésie de Samy (afin de pas les dédomager financièrement), ce qui aurait amené sa femme à faire le test de l’insuline. A ses dépens… Tel est le passé de Léonard, ou plutôt tel est le passé de Léonard tel que sa conscience le restitue, le construit pourrait-on dire.
Ce film est un chef-d’œuvre : il dépeint ce que serait un être qui saurait qui il est uniquement à l’instant présent. Sa vie n’aurait de sens que dans l’avenir ; mieux, cet effacement du passé et ce ressaisissement dans l’avenir comme seul lieu possible d’accomplissement et de construction d’une identité rappelle furieusement la pensée heideggerienne. L’être est, au temps présent, fondamentalement un Dasein, qui se trouve là en dehors de toute causalité. Pourquoi suis-je là ? Aucune importance, je suis, et seul l’ek-stase de l’avenir m’assurera un cadre dans lequel me sera attribuée quelque chose comme une stabilité. L’analytique du Dasein, la pure contingence de cet être-là qu’est Leonard du point de vue de sa conscience s’ek-stasie vers l’avenir, refuge de son identité. Mais cela, Nolan le filme avec brio, c’est de la pure folie. C’est une perte absolue du monde ; certes, Leonard est au monde, mais il s’y rapporte sur un mode non thématisé, il y est, tout simplement. Le Dasein Leonard mime ici le Dasein heideggerien : et loin de déboucher sur une quelconque authenticité en cherchant sans cesse à fonder son ipséité dans l’avenir, il ne fait que révéler à chaque instant la profondeur de sa folie.
Probablement involontairement donc, Memento révèle l’inhérente folie de systèmes de pensée incapables de sortir du solipsisme, et fondant l’identité dans l’ek-stase de l’avenir. La stabilité de l’identité est construite tout au long d’un passé, dont la perte mémorielle engendre non pas liberté et choix mais folie et isolement. Mieux, cette quête effrénée de l’avenir signale l’impossibilité de la quête : incapable de se référer à un passé fixé, l’avenir perdra du même coup la possibilité d’un aboutissement. Leonard aura beau tuer l’assassin de sa femme, il ne s’en souviendra pas, et recommencera sans fin. C’est cela le risque de l’ek-stase de l’avenir, à savoir le risque effroyable que prend le Dasein de se dissoudre dans une quête inachevée et sans fin de lui-même. Leonard ne coïncidera plus jamais avec lui-même ; il recherchera en vain son passé dans l’avenir ; de même, le Dasein heideggerien se perdra sans fin dans une ek-stase factice, sans jamais parvenir à coïncider avec lui-même.
(...) Outre le scénario parfaitement maîtrisé, certaines scènes sont d’un esthétisme absolu, comme celle où, torse nu, dans une pénombre inquiétante, Leonard se tient debout, de dos ; une lumière tamisée n’éclaire que ses épaules, et un jeu de clair obscur souligne sa musculature, dans un plan fixe, rappelant furieusement une figuration de Michel-Ange. La narration à rebours est somme toute très claire à suivre ; les scènes ne sont pas désordonnées, elles sont justes inversées, si bien que cela est fort aisé à suivre. Un très très grand film donc, à voir immédiatement !
source :
http://nezenlair.unblog.fr/2007/02/20/memento-de-christopher-nolan-ou-la-refutation-par-labsurde-de-sein-und-zeit/
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