Peut-on ôter à l’homme sa liberté ?
Diego libre dans sa tête est une chanson écrite et composée par Michel Berger. Cette chanson est interprétée pour la première fois en 1981 par France Gall, sur son album studio « Tout pour la musique ».
Diego représente les milliers d'opposants politiques qui sont arrêtés, torturés, déportés ou exécutés. Il est cet homme qui croit profondément en la liberté.
Ce titre est un cri dénonçant les dictatures sud-américaines des années 1980, notamment celle du Général Pinochet responsable de la mort ou de la disparition de 2279 personnes au Chili ou la dictature des généraux en Argentine responsable de trente mille morts en sept ans ainsi que de l’emprisonnement de plus de 100 000 personnes.
Cette chanson prend une signification particulière pour France Gall lors de son passage dans l'émission télévisée Champs-Élysées lorsqu'elle l'interprète pour la première fois en présence d'un ancien prisonnier politique, le pianiste argentin Miguel Ángel Estrella.
Paroles de la chanson
Derrière des barreaux
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Introduction
Tout d’abord, nous allons définir ce qu’est la liberté.
Faculté d'agir selon sa volonté en fonction des moyens dont on dispose sans être entravé par le pouvoir d’autrui.
Situation d'une personne qui n'est pas sous la dépendance de quelqu’un (opposé à esclavage, servitude), ou qui n'est pas enfermée (opposé à captivité).
La liberté apparaît dans nos sociétés comme un droit pour lequel on est autorisé à se battre, on peut donc supposer qu’elle se présente comme une chose que l'on peut perdre.
Nous verrons dans une première partie que le fait que l'on puisse perdre sa liberté ne fait aucun doute pour le sens commun. Les prisons et les dictatures, par les contraintes qu'elles imposent, semblent en être la preuve.
Cependant, nous verrons dans un deuxième temps que la liberté ne se réduit pas seulement à une absence de contraintes. Si le geôlier peut m'enfermer, aura-t-il pour autant un pouvoir sur mes pensées ou mes volontés ?
Enfin nous nous chercherons à savoir si la liberté de penser peut se passer de la liberté d’expression.
I - L’homme n’est pas libre
La liberté s'oppose à la notion d'enfermement
Dans cette chanson, Diégo a été emprisonné pour avoir affirmé ses idées : « derrière des barreaux, pour quelques mots qu’il pensait si fort ».
Il vit dans un pays totalitaire où l’homme ne doit plus agir ou penser par lui-même au risque de se voir privé de liberté par la violence : « quel est ce pays, où frappe la nuit, la loi du plus fort ?»
C’est le fait d’avoir joui de sa liberté de parole et de pensée qui a amené cet homme à perdre sa liberté. Il est enfermé « non libre » dans un cachot sombre en opposition à la lumière extérieure « la liberté » qui ne passe qu’à travers ses barreaux et qu’il ne voit qu’à travers une fenêtre. On sent dans les paroles de la chanson une oppression de l'environnement carcéral.
Dehors, il y a :
- Les oiseaux que le prisonnier voit dans la chaleur et la lumière, « s’envoler sans effort ».
- le narrateur, qui "danse sa vie, qui chante et qui rit". Ses mouvements et sa parole ne sont pas bloqués.
Il se sent prisonnier physiquement en se comparant avec ceux qui vivent à l’extérieur.
Pourtant, Berger localise métaphoriquement la liberté de Diégo dans sa tête.
La liberté de Diego n’est pas réelle, elle est localisable dans sa tête seulement d’une manière ironique, ce qui au final vaut contre la liberté effective de Diego.
Diego est en prison, enfermé. Il ne peut faire ou aller à sa guise. Il n’est donc pas libre, mais n’a pas d’autre choix que de se penser libre. Malheureusement le déni de la réalité provoque l’endormissement et la mort de Diégo (« s’endort peut être », « déjà mort peut être » ) .
Selon le courant Lacanien
a)- Diego n’est pas libre
b)- Diego doit faire comme s’il était libre
c)- Diego meurt par « retour du réel ».
Il s’oublie lui-même en oubliant ses possibilités d’être. Diego tombe dans l’Illusion.
La liberté est une illusion
Spinoza lui, prétend que notre libre-arbitre, notre liberté, ne sont qu'une illusion. Il ne nie pas l'expérience du choix mais pense que le choix est déterminé par des causes qu'on ignore et non pas par notre seule volonté. Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent. L'Homme n'est qu'un élément de la nature semblable aux autres, soumis aux mêmes lois. Et Dieu, la totalité de ce qui est. Même en faisant le choix de continuer à penser librement, Diégo n’est pas libre !
II - La liberté semble inaliénable
L’homme qui choisit son destin est libre
Sartre, prolongeant la théorie des stoïciens, il affirme que l'homme est parfaitement libre, car il n'existe ni de Dieu, ni d'inconscient, ni aucune excuse de la sorte qui nous permettrait de nous défausser de notre liberté et de notre responsabilité fondamentales. L’homme devient enfin maître de sa vie et il se définit lui-même par ses actes. Libre à lui de changer sa vie, sa condition, tant qu’il en assume les conséquences.
L’homme devient libre lorsqu’il substitue une attitude active à une situation subie, lorsqu’il prend parti à l’égard des évènements de son temps. La liberté se prouverait donc en se réalisant : lorsque l’homme réalise son destin en œuvrant au lieu de le subir.
Diégo est enfermé derrière les barreaux d'une prison pour avoir osé partager ou clamer ses opinions, « pour quelques mots qu’il pensait si fort ». . Ce combat, même pacifique (quelques mots), qu’il a mené pour lui, pour autrui et pour l'humanité, a pour but de protéger notre si précieuse liberté. C’est grâce à tous ces « Diégo » que le narrateur est libre « et moi qui danse ma vie, qui chante et qui ris ». Il lui en est reconnaissant « je pense à lui » Il a une sorte de fascination, d'admiration pour ces hommes qui ont su résister à un embrigadement idéologique afin de faire progresser les libertés de tous.
La liberté : une idée produite par la raison mais à laquelle aucun objet n’existe dans l’expérience. La liberté : elle est pratique, elle est une action dans le monde. Elle ne peut pas être prouvée, elle ne peut être qu’éprouvée.
Sartre affirme :" l’homme est condamné à être libre «. C'est pourquoi être libre peut parfois être un véritable fardeau puisque cela place l'homme face à ses responsabilités, on ne peut lui ôter sa liberté. La liberté n’est au fond pas dans ce que l’on fait, mais dans la manière dont on le fait. La liberté est une attitude, celle de l’homme qui se reconnaît dans sa vie.
Elle implique les notions de responsabilité morale pour que la vie en collectivité soit possible. Avec la pensée de Sartre et l’existentialisme, on retire l’idée de Dieu pour définir l’homme. Dès lors, « l'existence précède l'essence.» : l’homme n’est pas originellement déterminé, il n’y a pas de fatalité. Il existe et exister signifie qu’il est le propre créateur de son existence : l’homme est et devient ce qu’il fait de lui, c’est-à-dire qu’il devient les actes qu’il a accomplis et qu’il a choisis librement puisqu’il n’est déterminé par aucune nature. Etre libre c’est être absolument responsable de ce que l’on est de ce que l’on fait. La nature humaine n'existe pas car l'homme n'est rien d'autre que la somme de ses actes. L’homme n’est pas ce qu’il est mais ce qu’il fait.
Diégo a clamé ses idées, s’est opposé au régime. Il en assume les conséquences. Il semble calme et résigné tout en continuant à garder ses convictions. « Diégo, libre dans sa tête »
Sa liberté, ce poids terrible, le rend digne d’être homme. Cette condamnation à la liberté est le sens de l’existentialisme.
Diégo est donc libre, absolument libre, car libre de se créer lui-même.
La liberté est inhérente à la nature humaine
Pour un philosophe comme Rousseau perdre sa liberté volontairement ou pas est impossible.
En effet , dans son œuvre le Contrat social , il commence en déclarant que " l'homme est né libre et partout il est dans les fers ". Dans la mesure où la liberté apparaît comme faisant partie intégrante de l’homme, on voit mal comment on pourrait en être dépossédé. Toutefois, quelqu'un qui est en prison perd sa liberté. Tout se passe comme si, même lorsque nous ne pouvons pas ou plus en jouir, la liberté continue à nous définir. En fait, Rousseau distingue entre l’être biologique de l’homme et son être « moral » ou spirituel. La liberté est une réalité morale inséparable du fait d’être homme, elle appartient à l’essence de l’homme, elle fait partie intégrante de la nature humaine. D'après lui, on voit mal comment on pourrait ôter à l'homme sa liberté car renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa qualité d’homme. Seule la mort ou l'aliénation permettent à l'homme d'échapper à sa liberté.
A la fin de la chanson, le doute plane. Malgré sa lutte pour rester libre, Diégo est-il encore vivant ? « déjà mort peut-être » Ses bourreaux l’ont-ils tué pour lui ôter définitivement toute liberté ?
L’homme qui pense est libre
La volonté d'un individu ne dépendrait que de lui. Peut-on affirmer qu’un prisonnier est un homme dépourvu de toute liberté ? Il conserve pourtant la liberté de penser ce qu'il veut car la pensée dépend de l'individu, alors que tout le reste dépend du cours du monde.
L’homme est libre par définition. De nos jours, tout individu naît libre et est censé le rester tout au long de sa vie. Comme l'animal l'homme dispose de la liberté individuelle c'est à dire la possibilité d'aller et venir à sa guise .Mais ce qui le place au-dessus des lois de la nature, c'est qu'il possède en plus de l’animal, un pouvoir intérieur, une capacité de jugement et de choix donc de détermination. Alors peut-on lui ôter sa liberté à partir du moment où il possède son libre-arbitre ?
Qu'est-ce donc que la liberté intérieure ?
C'est d'abord la liberté de penser. Je suis parfaitement libre, remarquait Descartes, d'adhérer ou non à une idée. Personne ne peut me forcer à croire ou non une chose, et d'ailleurs personne ne peut même savoir ce que je pense. On peut donc me forcer à agir (par exemple à adopter les signes extérieurs d'une religion qui n'est pas la mienne, ou à abjurer publiquement mon dieu), mais non à penser telle ou telle chose.
La liberté de penser est donc une liberté évidente et indubitable, qui s'éprouve directement.
Se sentir libre dans sa tête, c’est se sentir libre d’être soi, vivre en harmonie avec nos valeurs, avec qui nous sommes vraiment.
La liberté extérieure, le fait de ne pas être contraint à se soumettre à la volonté d’un autre, dépend de ce point de vue d’une liberté intérieure, la capacité que j’ai de penser et d’imaginer, à l’intérieur de moi. Or la liberté de penser est pratiquement infinie : je peux penser ce que je veux, ou du moins je fais l’expérience que je peux changer les choses dans ma tête ou les imaginer autrement. Et cette capacité peut justement être considérée comme l’origine ou le fondement de la liberté extérieure. C’est parce que l’homme pense, qu’il est libre, et qu’il peut aussi être indépendant des autres hommes et même des choses. Le fait de pouvoir se donner consciemment la mort n’est-elle pas une preuve de notre liberté pour ainsi dire radicale ?
On peut ainsi imaginer que Diégo n’a pas été tué par ses bourreaux mais qu’il a fait lui-même le choix de se suicider. « s’endort peut-être », « déjà mort peut-être ». Rester libre dans la mort pour fuir cet enferment.
La liberté de penser ne peut se passer de la liberté d'expression
Epictète écrit dans son Manuel : « de toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ».
Selon Epictète, ancien esclave malmené par son maître, la liberté est celle de la pensée. Et face à elle le tyran est sans pouvoir. Mais la liberté métaphysique peut-elle se passer de toute expression ou s’atrophie-t-elle si elle ne peut se dire ? Une liberté peut-elle persister si elle reste dans le silence ?
La liberté intérieure dépendrait-elle donc en grande partie de la liberté extérieure ?
En particulier, la liberté de penser dépend directement de la liberté d'expression. Contrairement aux apparences on ne pense jamais seul. C'est dans le dialogue aux autres que l'on pense. Je penserai donc bien mieux dans un pays où règne la liberté d'expression, et où je peux discuter avec autrui, lire des journaux et des livres, etc., que si je vis en ermite replié sur moi-même ou dans une dictature sans véritable liberté d'expression.
Le narrateur « qui danse sa vie, qui chante et qui rit » vit dans un pays libre. Il se fait donc le porte-parole de Diégo. C’est grâce à son aide, que Diégo peut s’exprimer et que son combat peut être raconté dans le monde entier. Lorsqu’il dit « je pense à lui », c’est sa façon à lui d’essayer de lui tendre la main. Nous qui faisons comme si nous étions touchés par les crimes contre l'humanité que commettent ces dictatures mais qui gardons trop souvent la tête baissée et la bouche fermée. On devrait penser à Diego plus souvent et non pas uniquement quand c'est au journal du matin mais même les soirs où nous savons que le conflit existe toujours et qu'une voix en plus du côté de ce qui est juste, de ce qui est vrai, ne peut être que profitable à leur cause et par extension à la liberté dans le monde et à notre liberté.
conclusion
Chaque homme peut faire l’expérience, du moins intérieure, d’une liberté de penser et d’agir, indépendamment de toute contrainte extérieure. Cette conviction intérieure est donc profondément ancrée en chacun de nous.
Diégo assume pleinement ses choix, même la mort ne semble pas l’abattre. Ses bourreaux n’ont pas réussi à l’endoctriner, à le museler. Par son courage et son humanité il parvient malgré l’enferment à délivrer un message, son message, à faire entendre sa voix et ses idées. Il sera donc mort en homme libre.
A travers cette chanson, on peut se demander si le prix de cette liberté qui nous ait si chère ne doit pas se payer par la souffrance ?
- Chez Dostoïevski : « Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. » (Les Frères Karamazov, V, V : « Le Grand Inquisiteur »)
- Chez Albert Camus : « J’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître, quel qu’il soit, pour remplacer la loi du ciel. » (La Chute)
Et enfin chez Hegel, avec qui nous pouvons conclure : « Il est plus facile d’être esclave que maître. »
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