« Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel [de Dieu] une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même [Dieu] il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable. »
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761), 6e partie, Lettre VIII, Flammarion, coll. GF , 1967.
Proposition de traitement par Chiara Operto, Lycée Albert Ier, Monaco, TS4, février 2016
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer » disait Jean-Jacques Rousseau dans La Nouvelle Héloïse, 1761. Le désir est un thème philosophique qui enivre les philosophes de tous les temps, de Platon à Deleuze en passant par Rousseau. Le désir (desiderare en latin), évoque la jouissance, le plaisir de contempler les cieux. On contemple les astres du ciel, on en remarque certains en particulier, et un jour on ne les voit plus, et c’est à ce moment même que l’homme est submergé par une insatisfaction totale, que l’on pourrait caractériser comme une sorte de nostalgie d’un astre absent. Le désir s’évapore peu à peu, et le sentiment de manque nous emprisonne.
Le désir présente-t-il alors une puissance négative pour l’homme qui serait le manque ? Ou émane-t-il tout simplement d’une jouissance extrême ? Une citation de Pascal extraite des Pensées, illustre la thèse de Rousseau qui dévoile la puissance du désir à nous rendre heureux : « La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas et, quand nous arriverions à ces plaisirs nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état. »
Nous ne sommes donc heureux que lorsqu’on désire, dirait Pascal ou encore Rousseau, et c’est au moment où il atteint son but, qu’il n’est plus entièrement satisfait. Ce qui le fait jouir, c’est la satisfaction que le désir procure, ce dernier apporte à l’homme une exaltation puissante que l’on peut nommer pulsion, en latin pulsio qui caractérise l’action de pousser, qui ferait tendre l’organisme vers un but et exigeant satisfaction. Pourrions-nous considérer alors que le désir est une puissance, une force pour l’homme ?
On retrouve cette idée chez Spinoza qui caractérise le désir comme une puissance, un élément constitutif de l’homme qui le rendrait conscient de soi. Or, nous avons vu que les désirs sont des pulsions qui surviennent dans l’inconscient. Le désir est-il donc une voie de l’imagination qui nous rend libre et heureux ? Dans l’analyse de Rousseau, l’intensification du désir émane de l’imagination et donc de la représentation fictive, voire quasi parfaite de l’objet idéal. L’homme est-il donc condamné a être déçu puisqu’il n’aura jamais la satisfaction de ce qu’il s’imaginait ? Ou le désir nous permet-il d’être heureux ?
Le désir selon Rousseau permet de dépasser nos espérances, nos attentes et donc nous maintient en vie, nous permettant de croire et de lutter sans arrêt à l’obtention de ce que l’on n’aura jamais. Pour répondre à ces nombreux questionnements, Rousseau dans une première partie met en avant le pouvoir du désir qui est assouvi par l’imagination. Dans un second temps, il explique le lien entre le désir et le bonheur. Enfin il achève son texte par la réponse imminente à sa citation de départ : sans désir, la vie n’a plus réellement de sens.
D’après Freud, « L’interprétation des rêves est la voie royale de la connaissance de l’inconscient. » ( Introduction à la psychanalyse, 1917). Cette citation illustre que le rêve est l’expression déguisée d’un désir censuré. On en déduit que le désir est un excitateur de rêve, qui émane donc de l’imagination. Cette imagination permet de garder en haleine l’être humain et donc de le rendre heureux - comme l’affirme Rousseau dans son oeuvre : « Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède » l 2-3. La perte de son imagination l’emmènerait donc à ne plus rien posséder. Cependant, un rêve peut parfois caractériser l’impossible, une transformation de la réalité en mirages : ne peut-on donc désirer que l’impossible ? Et si nous en venions à désirer l’impossible, alors serions-nous insatisfaits de ne jamais en atteindre le but ?
D’après Rousseau, toute chose désirée représente une puissance jouissive qui rend l’homme heureux. Dans cet extrait, Rousseau affirme « on jouit moins de ce qu'on obtient que ce qu'on espère. « l 3 à 5. En effet, cette jouissance qui émane du désir accompagne la satisfaction du désir, or cette puissance jouissive ne cesse que lorsque le désir se transforme en réalité. Lorsque le désir se concrétise en réalité, et on vient ensuite à chercher au-delà et jouir encore successivement pour atteindre un autre désir. Pourrions-nous donc dire que moins l’on a, plus on désire ? Probablement, selon Rousseau, on jouit de ce qu’on n’a pas , donc moins l’on possède, plus on désirerait donc plus on jouirait. Prenons l’exemple de la gourmandise: l’on est assis à une table devant une feuille en train de rédiger un commentaire à côté de notre camarade de classe. On rêve d’une gaufre bien chaude en l’imaginant devant soi. On s’imagine en train de la déguster. On est donc envahi d’une jouissance qui nous garde en haleine et nous détermine. On est donc heureux de s’imaginer cette gaufre succulente que nous n’avons pas encore comme affirmerait donc Rousseau, « l’ on est heureux qu’avant d’être heureux. » l 6-7.
On peut donc dire que nous sommes heureux avant même d’obtenir l’objet désiré. Le désir présente donc pour nous une limite puisque nous n’atteignons pas immédiatement ce dont on rêve, et cette limite excite l’homme et le rend heureux. Cette forte intensité est procurée par l’imagination : « une force consolante qui rapproche de lui ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination. » l 8-9. Cette force donne naissance au désir, donne à l’homme une puissance de soi qui fait que le désir lui est essentiel. On retrouve cette idée dans Spinoza (Ethique III), où il affirme que « le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle ». D’après Spinoza, l’homme est un être de désir. Il le caractérise comme une certaine puissance de l’homme, le désir apparaît comme l’essentiel de l’Homme. Mais alors, si l’homme est un être de désir, serait-il donc condamné à être toujours heureux si l’on reprend la thèse de Rousseau?
Nous avons donc vu qu’un homme jouit plus de ce qu’il espère. En effet, d’après le texte, « l’homme avide et borné fait pour tout vouloir mais peu obtenir » l 7-8, ce qui montrerait une certaine contradiction dans ce qu’est le désir. Puisque le désir est représenté comme un manque, quelque chose dont on ressentirait le besoin pour notre propre existence individuelle. Or d’après Rousseau, l’homme fait tout pour rester dans cet artifice d’imagination puisque cela l’excite de ne pas avoir ce qu’il veut finalement. Ce qu’explique Rousseau est que l’homme croit voir son désir se rapprocher, la terre et le ciel se rapprocher de son désir et qui donc excite son imagination. Imaginer serait-il donc croire se rapprocher de son désir ?
Prenons l’exemple de Don Juan dans Molière, ce qu’il le garde dans cette puissance jouissive, c’est le fait de voir lui résister une femme qu’il aimerait conquérir. Il est donc atteint d’une excitation puissante qui fait que son imagination se stimule en imaginant ce qui se serait passé s’il avait conquis cette femme. Cette force qui l’aliène disparaît lorsqu’il atteint l’objet de son désir. C’est à ce moment là que Don Juan cesse de ressentir ce sentiment de force et se contente de ce qu’il a. Or, se contenter de ce que l’on a n’est plus forcément jouir de plaisir puisque ce que l’homme recherche, c’est ce qu’il n’a pas. On peut donc dire que l’on est heureux lorsqu’on désire. L’homme serait-il donc condamné à désirer pour être heureux ? Serait-il donc nécessaire de ne jamais obtenir ce que l’on veut pour en jouir et pourrait-il en émaner un sentiment de bonheur ? Le désir et le bonheur sont-ils finalement si proches ?
La thèse de Rousseau présente donc une certaine limite puisque dans ce cas là nous nous retrouvons dans un cercle vicieux irrévocable. Rousseau affirme que cette magie, cet enivrement, cette jouissance ne disparaît que lorsque l’on arrête de désirer. Il nomme cela le « prestige » l 12, le prestige de jouir, de désirer, de croire que l’on est près de l’objet, de s'imaginer l'objet utopique. Ce prestige s’écroule à partir du moment où l'homme cesse de désirer : « Mais ce prestige disparaît devant l'objet même » l 12.
En effet, dans le processus de l’imagination, l'homme se crée un objet irréaliste, et l'on considère que cet objet est beau parce-que nous le désirons. Rousseau l’affirme en disant que lorsque le processus de l'imagination cesse, l'objet n'est plus beau : « rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur » l 13. Nous retrouvons cette thèse dans l’Ethique III de Spinoza : « Est-ce bon de désirer ? : ce n'est pas parce-que nous jugeons qu’une chose est bonne que nous la désirions mais c'est parce-que nous la désirons que nous la jugeons bonne ». Une chose est donc bonne car nous la désirons. Mais pouvons-nous dire qu'elle est bonne avant même de l'avoir possédée, goûtée ? Il faut d'abord qu'elle nous plaise or il faut la posséder. On peut donc considérer que la chose est bonne quand on la désire mais on ne peut affirmer que cette chose est bonne avant de l'avoir possédée. C'est ce qu'exprime Rousseau : « lorsque l’on atteint la possession de l’objet désiré, toute imagination disparaît, les mirages se transforment en illusion qui encouragent à la déception, l’insatisfaction de l'objet possédé". Or, on peut dire que cet objet imaginé ne sera jamais aussi sublime que celui possédé. On peut donc croire que le désir nous mène à une désillusion qui nous rend insatisfaits et qui nous mènerait à ne plus désirer ce que l'on possède comme l’affirmerait l’analyse spinoziste.
Comme Rousseau, on peut jouir de ce que l'on aura, c'est un plaisir accompagné de la satisfaction. Or, la satisfaction de l’objet obtenu est d’une durée limitée, c’est un instant bref, contrairement au désir qui est une course infinie vers une chose d'incroyablement sublime . On retrouve aussi ce lien entre le bonheur et le désir d’après Rousseau, l’imagination qui est la source du désir emprisonne l’homme dans un monde utopique. Lorsque ce désir est atteint, l’Homme redevient conscient de lui-même, revient à la réalité ce qui accable d’insatisfaction. Le désir est-il donc réellement une source de bonheur ? Faudrait-il donc toujours imaginer pour être satisfait ? Voudrait-il mieux quitter le monde réel et se projeter uniquement dans un monde utopique ?
Cette dimension utopique est illustrée par la périphrase employée par Rousseau : « l’Etre existant par lui-même » l 17. Elle désigne Dieu qui est une entité utopique, impossible à atteindre. Par exemple, imaginons, et disons bien imaginons que mon commentaire soit d'une valeur inestimable. On se retrouve donc dans une dimension utopique, je suis heureuse puisque je crois avoir une excellente note. Or, lorsque le désir de recevoir les copies adviendra, c'est-à-dire que la réalité tombera, je serai probablement déçue et je cesserai d'être heureuse. Je suis donc heureuse de croire que mon commentaire est excellent. Mais c'est au moment où je serai en possession de ma copie, objet désiré, que je serai insatisfaite. Toute chose désirée, est imaginaire, irréelle, utopique, elle n'existe pas, et c’est donc ce qu'il y a de plus beau. Comme dirait Rousseau: « Il n'y a rien de beau de ce qui n'est pas » l 18.
Bien que ce que l’on désire soit beau, alors n’apprendrions-nous pas jamais à aimer ce que l’on a ? Telle est la difficulté et la condamnation du désir qui affirme la limite qu’il présente. Nous sommes donc obligés d’imaginer pour être heureux et donner un sens à notre vie ? Le désir n’est-il pas alors une souffrance qui nous malmène ? Comme Schopenhauer le contredirait, « entre souffrance et ennui, le désir nous malmène ». Selon lui, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, il est impossible d’être réellement heureux si l’on désire puisque l’existence de nos désirs et en l’occurrence de nos projets ne s’avèrera pas et nous serions condamnés à revenir au point de départ. Une fois le désir satisfait vient l’ennui. L’ennui émane de la souffrance. On peut donc ainsi revenir à Rousseau : « le désir nous rend heureux », mais c’est après le désir que vient l’ennui.
En effet, dans le texte de La Nouvelle Héloïse, l’effet que le désir soit utopique et nous rende heureux est illustré par la phrase suivante : « Si cet effet n’a pas toujours lieu sur des objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes » l 19 à 20. Pour être heureux, faut-il donc toujours désirer ? Après que le désir soit achevé, il faut absolument prendre la peine de restaurer le désir, ce que l’on pourrait caractériser de réjouissance. On revit une seconde fois, on se réjouit et puisque cette réjouissance suit la jouissance qui est la satisfaction d’un désir qui mènerait à l’ennui, la réjouissance est donc une force qui permet de relancer la vie, l’existence individuelle de l’homme. Cela nous amène donc à dire que vivre sans désirs serait une vie ennuyeuse, morte puisque ni la jouissance ni la réjouissance ne seraient présentes au sein de l’existence de l’homme.
Or la réjouissance haletante n’est un sentiment de bonheur que lorsqu’il est lent, qu'il prend le temps d’être atteint, on ne désire rien si rien ne nous oblige à désirer. Le désir ne s’obtient pas qu’en imaginant et croire que l’on obtiendra l’objet ; le désir est un effort, une puissance d’agir que ferait l’homme. On retrouve donc dans la thèse de Rousseau l’analyse spinoziste du conatus. D’après l’analyse spinoziste, le désir est une puissance d’agir, un effort que l’homme procure pour désirer. Le désir est t-il donc une lourde épreuve comblée d‘efforts qui, suite à ceux-là, nous mènerait à agir et qui nous procurerait du plaisir ? Comme dit Rousseau « vivre sans peine n’est pas un état d’homme » l 21.
Pour atteindre ses désirs, il faut s’efforcer à la réflexion, se respecter soi-même, être conscient de ses actes et donc avoir une conception de ce qu’il faut faire. La peine quant à elle est caractérisée par la poursuite du désir qui pourrait finalement conduire à une peine, mais telle est la leçon du désir et donc de la vie. Le désir fait partie de la vie, qui rend celle-ci heureuse et comblée d’obstacles. Il faut donc s’efforcer, lutter, agir, et c’est à ce moment là, lorsque l’on atteint le désir que l’on peut ressentir du plaisir.
On peut ainsi parler de la dualité du désir puisque pour atteindre la satisfaction du désir lui-même nous devons nous efforcer et être envahis d’une puissance d’agir, comme dirait Rousseau : se donner de la « peine » l 21 pour ensuite réussir à désirer et pénétrer dans le monde utopique et qui donc rendrait l’homme heureux. Pour désirer, il faut donc avoir un état d’âme, avoir conscience de soi, et vivre dans l’effort permanent, en l’occurrence donner un sens à sa vie. Si tout cela n’advient pas alors « vivre ainsi c’est être mort » l 22. Nul homme tout autre que Dieu qui aurait tout n’aurait pas d’âme, ni de conscience de soi, ni même cette puissance d’agir puisque il possèderait tout et donc ne désirerait plus : « il serait privé de tout plaisir de désirer » l 23. Et ce manque de désirer serait une condamnation à la souffrance selon Rousseau, puisque rien n’est plus insupportable que « la privation du désir » l 24.
En conclusion, l’extrait de Rousseau montre l’importance du désir dans la vie de chaque individu, chaque existence individuelle possède ses propres désirs qui permettent de faire de l’homme quelqu’un d’unique. Chacun a une puissance qui est la source du désir même. Un homme empreint d’imagination donne naissance aux désirs, or cette imagination pour atteindre le désir doit parvenir d’un effort, il faut agir et c’est cette puissance à agir qui nous permettra de désirer et donc d’être heureux. Sans désir, la vie ne prend pas de sens, elle débute dans l’ennui et s’achève par l’ennui. Notre vie est-elle donc destinée a être comblée de désirs pour que l’on puisse dire que notre vie est heureuse ?
Commenter cet article